Recensé : Nadège Vezinat, Les métamorphoses de la Poste. Professionnalisation des conseillers financiers (1953-2010), coll. Le lien social, Paris, PUF, 2012. 422 p., 29 €.
Comment un métier de commercial a-t-il pu être mis en place dans une administration publique ? L’ouvrage de Nadège Vezinat s’efforce de résoudre cette énigme. Dans ce cadre, il s’intéresse au cas de la Poste, et rassemble un impressionnant matériau produit par un large choix de ce que la gamme des méthodes d’enquête sociologique peut offrir (questionnaire, entretiens, observations, archives) tout en s’inscrivant dans une triple lignée de travaux déjà existants : celle des travaux « socio-historiques » d’une part, invitant à emprunter le détour de l’histoire pour éclairer des questions contemporaines relative à l’administration ; celles de recherches ethnographiques sur les bureaucraties et leur rapport aux usagers d’autre part, soucieuses entre autres choses d’éclairer les conditions ordinaires de ce qu’il est désormais convenu d’appeler la « modernisation » de l’État ; et celle des travaux sociologiques sur les professions, l’ouvrage étant entièrement consacré à l’invention d’un métier inédit à la Poste : celui de conseiller financier. Par le choix de son objet et l’originalité de sa perspective, l’auteure vient compléter judicieusement les publications déjà existantes sur l’institution [1]. Mais, au delà de sa connaissance détaillée qui intéressera tout particulièrement les spécialistes, le sujet vaut par l’ampleur des métamorphoses du service public concerné qui, en une cinquantaine d’années, est passé du statut d’administration d’État à celui de société anonyme. Parmi la masse d’informations apportée par les sept chapitres de l’ouvrage, répartis selon les échelles d’analyse que l’auteur emprunte tour à tour (le macro, le méso et le micro) et qui en structurent les différentes parties, on retiendra trois résultats importants.
Entre service public et marché, le conseil financier à la Poste
Un premier argument consiste à renverser une idée généralement admise : les activités financières de la Poste ne constituent pas une nouveauté liée au tournant libéral des vingt dernières années. L’ouvrage insiste, au contraire, sur leur ancienneté : le réseau postal s’impose, dès le XIXe siècle, comme un acteur central de la collecte de fonds pour l’État, et apparaît comme un levier régulateur du secteur bancaire dans son ensemble par le biais de produits financiers dont la Poste conservera longtemps le monopole (livret A, réseau des caisses d’épargne placé sous son autorité). En fait, les évolutions des services financiers de la Poste s’avèrent indissociables d’une histoire où interviennent une multitude d’acteurs : le Trésor, le ministère des PTT, les banques, mais aussi les différents gouvernements, les élus locaux, les syndicats, etc. Dans la première partie de son ouvrage, Nadège Vezinat raconte donc cette histoire complexe. Une lecture rapide consisterait à penser que cette rétrospective relative à l’ancienneté trop souvent négligée du rôle des Postes en matière financière, dresse en arrière-plan une sorte de toile de fond pour comprendre la place et le rôle plus récents des conseillers financiers. On aurait tort. Car l’argument est inverse : les ambiguïtés de leur mission, qui dessinent ce que l’auteure appelle une « double prescription » (le service public et l’intérêt général d’un côté, la banque et l’intérêt de l’entreprise de l’autre), plongent ses racines dans l’histoire des activités financières de la Poste dont une caractéristique tient précisément à l’impossibilité à pouvoir les qualifier, relevant à la fois de mission de service public et du marché, et où se mêlent pédagogie bancaire, collecte de fonds et gestion des populations délaissées par le réseau bancaire traditionnel.
La profession au service de l’entreprise ?
Un deuxième argument concerne la manière dont la Poste poursuit sa stratégie d’insertion sur les marchés et sa privatisation, dans un contexte de libéralisation des postes européennes. En l’occurrence, elle repose sur la mise en place d’un métier inédit de commercial. Dans la deuxième partie de l’ouvrage qui lui est principalement consacrée, Nadège Vézinat en caractérise les principales étapes historiques, depuis l’intégration de ces activités financières à la fonction de receveur dès les années cinquante à la création officielle des conseillers financiers en 1991. Elle en restitue les enjeux (développer de nouvelles compétences, homogénéiser les pratiques, moraliser l’activité, etc.) et les modalités (formation, rémunération etc.) qui conduisent notamment au recrutement massif de contractuels et dont l’effectif a été multiplié par 10 en une décennie, dépassant les 10000 agents à la fin des années 2000. L’objet central du questionnement de l’auteure s’avère toutefois plus précis : dans quelle mesure l’activité de ces conseillers financiers s’est-elle formée dans les termes d’un « métier », décrivant une authentique professionnalisation ? La réponse est pour le moins mitigée, et c’est là tout l’intérêt du propos. Certes, d’un côté des savoirs inédits ont pu être produits en matière de connaissance des clientèles ou de maîtrise des placements, une déontologie a pu s’imposer notamment dans un contexte d’affaires judiciaires relatives à la fraude, une légitimité à intervenir en matière de conseil financiers a pu s’imposer, des personnels ont pu acquérir un travail qualifié et même un statut de cadre qui leur assure une indéniable reconnaissance. Mais, en même temps, l’activité de ces mêmes conseillers financiers s’avère l’objet d’une surveillance étroite assurée par la technologie informatique et des méthodes de management, de sorte que derrière ce qui s’affiche comme un « métier », on trouve surtout l’organisation.
L’interprétation convaincante que suggère Nadège Vézinat du taux élevé de turn over de ces conseillers financiers apparaît de ce point de vue révélatrice. Paradoxal à première vue, puisqu’il va à l’encontre des intérêts de l’employeur qui investit dans la formation de ses agents, ce turn over apparaît pour l’auteure comme trop massif, trop récurrent pour être véritablement honnête : l’évasion d’une partie de la population de l’organisation serait subtilement entretenu, la nécessité d’en renouveler constamment l’effectif préservant l’employeur d’un risque de contre-pouvoir qu’un groupe plus stable de conseillers financiers ne manquerait pas de faire valoir. Pour l’auteure, le processus de création et d’exercice du groupe des conseillers financiers relève, à ce titre, d’une professionnalisation « par le haut », cas où un travail — le conseil financier — devient le monopole d’exercice d’un groupe inédit de spécialistes mais dont la création et la reconnaissance sont du fait de l’employeur, au prix d’un contrôle serré. Avouons-le : il s’agit d’un cas limite, et le lecteur pourra ne pas suivre l’auteure dans toutes ses conclusions, bien qu’elle se pose explicitement ces mêmes questions : peut-on vraiment parler dans ces conditions d’un authentique processus de professionnalisation, d’autant que la notion fait elle-même l’objet de controverses au sein de la sociologie ? Pourquoi ne pas considérer qu’on a davantage affaire ici à une rationalisation, dont les outils de gestion — plus évoqués dans l’ouvrage que véritablement décrits — laissent penser qu’elle prend parfois une forme plus industrielle que véritablement professionnelle, quand bien même une rhétorique sur le métier de conseiller habille cette évolution ?
Ce qui fait un groupe professionnel
Un troisième argument, enfin, concerne la manière dont les intéressés eux-mêmes vivent et conçoivent leur propre emploi. Le fait est que ces conseillers financiers ont des trajectoires hétérogènes (jeunes diplômés, anciens salariés du privé, postiers), des statuts divers (contractuels, fonctionnaires), des âges et des générations différentes, de sorte que la question de savoir ce qui fait qu’il s’agit bien néanmoins d’un groupe, partageant une même culture professionnelle et d’authentiques valeurs de métier, ne va pas de soi. Dans une dernière partie, l’ouvrage s’efforce de répondre à cette question en se demandant si ces conseillers s’affirment d’abord comme postiers ou comme conseillers, s’interrogeant sur la part de la prescription qui l’emporte, compte tenu de la « double prescription » (publique/privée) à laquelle ils sont exposés. Mais l’intérêt de l’enquête réalisée est ici de parvenir à dégager une diversité d’identités professionnelles (les vendeurs, les conseillers, les cultivateurs, le retrait) dont la nature va finalement plus loin que cette dualité, selon que les compromis trouvés — qui vont de l’articulation assumée à la séparation plus radicale de ces prescrits — sont stables ou pas. On comprend bien, dans ces conditions, l’impérieuse question que soulève l’auteur : qu’est-ce qui fait la cohésion de ce groupe professionnel, si leurs identités sont multiples, traversées qui plus est par de multiples divisions internes comme les conditions d’emploi, les statuts ou les générations ? La réponse est mitigée, de sorte que si l’on a bien affaire à une professionnalisation « par le haut », celle-ci demeure en vérité fragile, incertaine, réversible et, en tout état de cause, inaboutie. Là encore, le lecteur pourra ne pas complètement suivre l’auteur dans ses doutes. Car si l’ouvrage conclut sur le caractère inachevé de cette professionnalisation, on pourrait s’amuser à inverser le raisonnement en se demandant si, au contraire, il ne s’agit pas là avant tout d’une rationalisation qui, en dépit d’indéniables tensions, a bel et bien abouti, étant parvenu à produire du conseil financier... sans conseillers financiers véritables dépositaires d’une culture professionnelle partagée sur les manières de bien faire et d’agir.
Le fait est, qu’en vérité, il demeure difficile de répondre fermement. Non qu’il n’y ait nécessairement de réponse en soi, mais le matériau donné à voir dans le livre ne permet guère de conclure. Il s’avère notamment peu disert à propos de tout ce qui concerne les techniques du conseil financier (les procédures, les instruments, les modes d’organisation, les dossiers, etc.), alors même que tout prête à penser — et les trop peu nombreuses, mais passionnantes observations de situations de travail restituées dans l’ouvrage, le montrent bien — que c’est là une activité très équipée. Or, si l’on comprend parfaitement que la clé du problème — qu’est-ce qui fait le groupe des conseillers financiers ? — puisse être recherchée du côté des solidarités sociales, puisant implicitement dans une conception durkheimienne bien établie du travail comme lien, on comprend moins que cette même clé n’ait pas été recherchée avec autant d’attention du côté des solidarités techniques ou organisationnelles, considérant que le travail est aussi une activité matérielle, dimension que l’ouvrage laisse finalement davantage apercevoir qu’il ne l’explore vraiment. Et ce d’autant que ce qui fait la complexité — mais sans doute aussi les habilités — du travail des conseillers financiers demeure l’objet de descriptions éparses, et semble dépendre centralement de l’organisation des multiples bureaux de poste.
Il n’en reste pas moins que cet ouvrage, par son ampleur et sa rigueur, réussit parfaitement le tour de force qu’il s’est fixé : restituer les métamorphoses de la Poste, en évitant les analyses simplistes au bénéfice d’un suivi minutieux de la genèse et des expériences des conseillers financiers, groupe professionnel fragile, mais emblématique, de ces transformations.