Comment la démocratie peut-elle résister à la vague populiste qui la menace ? En assumant le fait qu’elle est un régime de la division et de l’incertitude, et en travaillant à maintenir les conditions du pluralisme.
À propos de : Jan-Werner Müller, Liberté, égalité, incertitude. Puissance de la démocratie, Premier Parallèle
Comment la démocratie peut-elle résister à la vague populiste qui la menace ? En assumant le fait qu’elle est un régime de la division et de l’incertitude, et en travaillant à maintenir les conditions du pluralisme.
Dans Retrutopia (2018), son dernier livre, Zygmunt Bauman insistait sur le climat de panique morale, qui caractériserait le tournant du XXIe siècle, c’est-à-dire le moment où nombre d’individus éprouvent un « sentiment flottant d’insécurité », lequel sert de justification à la mise en place de politiques de la peur prétendant répondre à la précarité et à l’incertitude. Jan-Werner Müller, livre après livre, cherche les moyens pour les démocraties d’échapper à ce douloureux destin. Il avait déjà montré, dans La peur ou la liberté. Quelle politique face au populisme ?, en s’appuyant sur la pensée méconnue, en dehors des États-Unis, de Judith Shklar (dont le « libéralisme des opprimés » fait de la protection des victimes le fondement absolu de l’action de l’État), que la solidarité peut se substituer à la peur. Non qu’il faille ignorer cette dernière : elle nous oblige à nous conformer à un ethos commun, autrement dit à définir ensemble les conditions d’une existence indépendante.
Ces conditions ne sauraient être trouvées dans le populisme. On sait que l’auteur le conçoit avant tout comme un anti-pluralisme, c’est-à-dire comme la réduction de la diversité socio-politique au clivage entre un peuple authentique et les autres, composés d’experts et de politiciens étrangers au monde réel menaçant l’exercice d’une souveraineté qui doit s’imposer sans les limites de la représentation et du constitutionnalisme (voir Qu’est-ce que le populisme ? Définir enfin la menace). Le populisme ainsi compris suppose l’homogénéité du peuple et l’infaillibilité supposée de son « instinct », lequel contrasterait avec la corruption des élites (même s’il serait erroné de le réduire à la critique des élites : l’essentiel reste la revendication de représentation exclusive de la « majorité silencieuse »). De ce peuple mythifié, qui préexisterait à la construction des nations, le populisme vante donc, contre la démocratie représentative, les supposées vertus. Le présent ouvrage décrit les façons dont la démocratie peut résister à la vague populiste.
J.-W. Müller place sa réflexion sous les auspices de Claude Lefort : en exergue de la préface, ce dernier rappelle que la nature de la démocratie est d’être « un jeu de possibilités ouvertes, inauguré dans un passé qui nous est encore proche », et, ajoute-t-il, « nous n’avons qu’à peine commencé à l’explorer » (p. 9). Et c’est encore avec Lefort que le livre se conclut dans le rappel d’une définition qui souligne l’ouverture et l’indétermination propres à un régime « fondé sur la légitimité d’un débat sur le légitime et l’illégitime, débat nécessairement sans garant et sans terme » (p. 308).
Le politiste allemand reconnaît qu’il n’existe ni garantie ni finalité prédéterminée du régime démocratique, mais il énonce des limites dont le livre tout entier se veut la démonstration : « L’incertitude – et l’exercice de la liberté en général – doit être contenue au sein de deux frontières dures : les gens n’ont pas le droit d’attenter au statut de leurs concitoyens en tant que membres libres et égaux de la communauté politique ; par ailleurs, chacun a droit à ses opinions, mais chacun n’a pas le droit de faire n’importe quoi » (p. 308). Si l’incertitude n’a pas la même importance que la liberté et l’égalité qui la bordent, elle souligne l’aspect ouvert et indéterminé de la démocratie, dont le bénéfice se mesure à l’aune de la certitude que promeuvent les régimes autocratiques.
Le débat sur le légitime et l’illégitime est crucial. Car à vouloir être les seuls à représenter légitimement le peuple, les populistes invalident les prétentions de tous les autres. Il ne s’agit pas d’un débat sur les politiques à conduire, ni même sur les valeurs : ceux qui ne partagent pas les convictions populistes sur la nature du peuple sont exclus de celui-ci. On voit qui est ainsi désigné, du moins dans le populisme de droite, cible principale des analyses de J.-W. Müller : ceux qui viennent, en même temps qu’ils transforment nos repères familiers, détruire nos « racines culturelles », l’authenticité étant supposée contenue dans les origines (car les populistes trouvent, et non façonnent, la volonté du peuple). Dès lors, là où les populistes parviennent au pouvoir (comme en Hongrie, en Pologne ou aux États-Unis sous la présidence de D. Trump), certains citoyens risquent de se voir privés de la pleine égalité juridique. Ce qui devient déterminant alors est de prouver notre appartenance au « vrai peuple » [1].
Ce processus de mise à l’écart d’une partie de la population bénéficie largement de la collaboration active des élites conservatrices. Est-il la conséquence, comme l’ont défendu certains libéraux, d’un désir collectif d’autoritarisme ? Ce n’est pas l’avis de l’auteur. Selon lui, cela relève de « l’offre politique dans des sociétés de plus en plus fragmentées et polarisées » (p. 56). Or, nous sommes confrontés à ce qui est nommé « double sécession » : celle des très riches, que les leaders populistes de droite désignent comme les « élites libérales cosmopolites », et celle des plus démunis, qui ne participent plus au système politique. Pour l’auteur, les premiers (0,1% de la population) parviennent en effet « à échapper à tout ce qui ressemble de près ou de loin à un contrat social » (p. 64). Ils vivent dans un univers politique à part et sont en mesure de s’offrir les services de ce que Jeffrey Winters, dans Oligarchy (2011), appelle l’« industrie de la défense des revenus » (qui permet à certains milliardaires de payer moins d’impôts que leurs secrétaires !). Mais c’est la sécession des seconds qui préoccupe essentiellement J.-W. Müller, de ceux qui « n’ont qu’un pays nommé privation et désespoir tranquille » (p. 70). Lors de la crise pandémique, alors que les très privilégiés ont pu se retirer dans leur résidence secondaire, les plus défavorisés continuaient de mourir. Cette réalité justifie de qualifier les États-Unis, bien que démocratie (« de nom », précise l’auteur), comme, à bien des égards, une « société de castes racialisées » (p. 72).
Comment cet état de choses pourrait-il changer ? En renforçant l’infrastructure critique de la démocratie. Mais cette tâche exige de connaître ses grands principes.
La démocratie est analysée, dans un souci de fidélité à Lefort, comme le seul régime qui assume la division. Dans cette perspective, J.-W. Müller insiste sur le rôle assigné aux partis. La démocratie n’est-elle pas le système où les partis peuvent perdre les élections (même si la présence des partis n’est pas une preuve décisive de démocratie) ? Il faut également, selon la juste remarque d’Adam Przeworski (Democracy and the Market, 1991), que l’incertitude soit institutionnalisée sans quoi les citoyens n’ont aucune raison de s’engager, ni même de changer d’avis. Il se peut néanmoins que le parti supposé défendre mes intérêts soit toujours perdant. Et c’est sans doute pourquoi s’observe la seconde sécession susmentionnée. Il faudrait donc pour parler de « vraie démocratie » que les intérêts des puissants soient, de temps en temps, contrariés.
Comment permettre que ces conditions soient remplies alors qu’au désintérêt citoyen s’ajoutent le manque de diversité médiatique et la question du financement des partis ? Concernant le premier point, J.-W. Müller examine l’influence d’Internet dont on a pu dire qu’il était le parangon de la démocratie ou, à l’opposé, que « Facebook, c’est le fascisme ». Si aucune technologie ne détermine les conditions de sa mise en œuvre, les effets involontaires d’Internet sont, selon l’auteur, préjudiciables à la démocratie. Pour deux raisons : la forte diminution du pluralisme de la presse (notamment régionale) et la mise en place d’une monétisation des consommateurs par les publicités ciblées, phénomène dont Shoshana Zuboff rend compte sous le concept de « capitalisme de surveillance » [2]. Quant au financement des partis, on observe une inquiétante progression de la privatisation (au Royaume-Uni, les dons privés ont, depuis l’ère Tony Blair, dépassé les cotisations des membres). Bien entendu, ces dons sont d’autant plus importants que l’on occupe une position sociale élevée. Dès lors, ne faudrait-il pas, comme le suggère Julia Cagé (Le prix de la démocratie, 2018), créer un « bon démocratique » permettant à chaque citoyen de financer, à hauteur de 7 euros, le candidat de son choix et, surtout, de plafonner les dons pour éviter leur captation par quelques-uns ?
Mais ces aspects, dont la finalité est de renforcer l’infrastructure critique de la démocratie, doivent être subordonnés aux engagements sur les valeurs.
Dans le souci de déterminer ce qui importe vraiment dans la démocratie, J. W. Müller revient sur l’opposition canonique entre une approche strictement procédurale de la démocratie et une approche substantielle. Une bonne part de l’intérêt de sa conceptualisation tient précisément à la volonté de penser ensemble les procédures et les fins. Et, en définitive, l’auteur surmonte la dichotomie en montrant que la procédure ne peut être totalement distinguée de la substance, tout en étant conscient des risques qu’une conception substantielle puisse être, dans l’hypothèse où les procédures pourraient ne pas être légitimes, non démocratique. Mais ce risque, en définitive, compte assez peu : il est clair que, pour J.-W. Müller, une authentique démocratie doit « engendrer des individus qui correspondent à ses institutions, c’est-à-dire qui obéissent aux lois, voire qui puissent se reconnaître en elles ». Dès lors, « il n’est pas de politique sans anthropologie politique : une démocratie doit former ses citoyens » [3]. La procédure peut donc être considérée comme ce qui permet, dans une optique délibérative, telle que celle développée par Habermas, de parvenir à une décision sur les questions substantielles.
Mais, dans la lignée d’Isaiah Berlin, l’auteur insiste sur la tension entre les deux valeurs fondamentales. Tout en notant, à juste titre, que la liberté, si elle s’accompagne d’une inégalité des ressources, peut renforcer, voire exacerber l’inégalité politique, il place la liberté, dans la filiation rawlsienne, en situation de priorité lexicale car, sans elle, il n’y aurait pas moyen de lutter contre les atteintes à l’égalité, qu’il s’agisse d’égalité des droits ou d’égalité sociale. Cette présentation, classique au sein du libéralisme politique, n’est pas la seule possible.
Si l’on souhaite assumer l’idée que la démocratie est bel et bien le régime de l’égalité politique, les analyses de Dworkin auraient pu être convoquées. Pour ce dernier, la compatibilité des valeurs fondamentales est essentielle. L’idéal de liberté doit être considéré comme interne à celui d’égalité, ce qui signifie que la notion de droit à la liberté est dépourvue de sens. Le droit à l’égalité, comme l’écrit Dworkin, « nous permet de jouir des institutions de la démocratie politique […] et de protéger cependant le droit fondamental des citoyens à une attention égale et à un égal respect en interdisant les décisions qui semblent a priori susceptibles d’avoir été prises en vertu des composantes externes des préférences que la démocratie révèle » [4]. Il n’est donc pas fondé de poser un conflit insurmontable entre les idéaux d’égalité et de liberté.
Il s’agit donc de montrer la compatibilité normative des deux notions ou, plus précisément, de montrer que la définition normative de l’une est requise par la définition normative de l’autre, autrement dit que l’adhésion à l’idéal de l’égalité ne peut être envisagée sans celle, simultanée, à un idéal garantissant les libertés fondamentales. Dans cette perspective, ces dernières ne sont pas subordonnées à l’égalité, elles procèdent de celle-ci. Et si l’égalité politique n’est pas une chimère, c’est parce qu’il convient de l’interpréter, à l’instar de Dworkin, comme « l’égalité dans l’attention que la communauté politique porte aux individus » La démocratie peut ainsi être définie comme « le régime qui considère également les individus » [5].
Dès lors, l’égalité est bien la vertu souveraine et, comprise dans une perspective dworkinienne, elle n’entre pas en conflit avec la liberté. On aurait pu souhaiter que J. W. Müller discute cette approche, mais cet oubli ne remet nullement en cause la qualité d’un ouvrage majeur.
par , le 3 mars 2022
Alain Policar, « Des règles en démocratie », La Vie des idées , 3 mars 2022. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Des-regles-en-democratie
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[1] L’approche du populisme par J. W. Müller est assez proche de celle de Cass Mudde. Les deux auteurs insistent sur trois éléments déterminants : le peuple est nécessairement pur, l’élite corrompue et, dès lors, la souveraineté populaire doit s’exercer sans contre-pouvoirs. En revanche, J. W. Müller insiste plus que C. Mudde, à juste titre selon nous, sur la menace que le populisme fait peser sur la démocratie.
[2] Shoshana Zuboff (2019), L’âge du capitalisme de surveillance, trad.fr., Paris, Zulma, 2020. L’idée centrale de l’ouvrage est la suivante : pour que les profits croissent, il faut limiter l’incertitude. Mais pour ce faire, il ne suffit plus de prévoir : il faut modifier en profondeur les conduites humaines. Cette tentative est donc parfaitement contraire à l’essence de la démocratie.
[3] Florent Guénard, « L’égalité politique et les limites de la démocratie procédurale », Philosophiques, Printemps 2019, p. 32.
[4] Ronald Dworkin (1985), Une question de principe, trad. fr., Paris, Puf, 1995, p. 394.
[5] Florent Guénard, art. cité, p. 41.