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Recension Philosophie Histoire

Des injustices qui ne passent pas

À propos de : Catherine Lu, Justice and Reconciliation in World Politics, Cambridge Studies in International Relations, Cambridge


par Magali Bessone , le 27 septembre 2018


Comment penser nos responsabilités face aux crimes du passé dont les conséquences continuent de peser sur les conditions d’existence des victimes ou de leurs descendants ? Un premier pas, pour la philosophe Catherine Lu, serait d’admettre et de théoriser les racines coloniales de l’ordre mondial.

En 1904, sur l’actuel territoire de la Namibie, les troupes coloniales allemandes, en réponse à un soulèvement de Hereros mené par Samuel Maharero contre les conditions du régime colonial allemand, s’engagent dans un programme d’extermination systématique contre les Hereros et les Namas : ce massacre, reconnu publiquement comme « un crime de guerre et un génocide » par le ministre des Affaires étrangères allemand en 2015, a donné lieu à un important travail d’histoire et de mémoire, mais également de demandes de justice. Ce cas, parmi d’autres liés à l’histoire et aux pratiques des guerres coloniales et du colonialisme notamment, pose des questions compliquées à la philosophie politique et éthique et aux théories des relations internationales qui se préoccupent de proposer des cadres normatifs pour la justice et la réconciliation à l’échelle mondiale. Avec quel cadre normatif penser les crimes du passé ? Comment évaluer et mesurer les responsabilités actuelles ? Comment identifier ces injustices du passé qui pèsent toujours sur la structure et l’organisation de l’ordre mondial et sur les relations interétatiques ou transnationales ? Quels principes de redistribution ou de rectification formuler pour redresser ces injustices ? Dans son livre récent, Catherine Lu offre un cadre théorique et normatif puissant, appuyé sur une analyse historique et historiographique précise, qui lui permet de souligner la dimension structurelle des injustices internationales et de promouvoir, à partir de leur diagnostic, des principes de transformation pour un ordre international juste.

Le cadre théorique : une matrice à quatre termes

Catherine Lu distingue analytiquement deux concepts majeurs des relations internationales, les concepts de justice et de réconciliation, puis analyse chacun d’eux selon deux dimensions différentes, interactionnelle et structurelle.

D’une part, il faut fermement distinguer sur le plan analytique justice et réconciliation ; mais si les deux concepts ne coïncident pas, ils sont en jeu dans des pratiques qui ne sont ni contradictoires ni opposées. Concevoir leur différence théorique permet précisément de saisir comment il est possible de viser un ordre international à la fois juste et réconcilié. Il est question de justice, dit Lu, lorsqu’on se préoccupe de redresser des torts ; il est question de réconciliation lorsque l’enjeu est de mettre fin à différents types « d’aliénation », que ce soit celles qui ont produit les torts et que les torts ont révélées, ou celles que les torts eux-mêmes ont produites. Faire justice et promouvoir la réconciliation à l’issue de conflits ou de crimes de masse sont deux objectifs différents et indispensables de l’ordre international. Identifier les concepts dans leur spécificité permet ainsi d’éviter deux erreurs symétriques : soit, dans une veine idéaliste, estimer que l’une se produira nécessairement lorsque l’autre sera accomplie (rendre justice étant censé entraîner de facto la réconciliation des parties opposées ou réconcilier les anciens ennemis satisfaire en soi les demandes de justice) ; soit, dans une veine réaliste, les considérer comme des objectifs mutuellement contradictoires, comme si le caractère procédural de la justice exigeait la rigidification durable des oppositions entre victimes et criminels ou si la réconciliation ne pouvait reposer que sur l’amnistie, le pardon ou l’oubli.

D’autre part, ces deux concepts doivent être analysés selon deux dimensions différentes : une dimension interactionnelle et une dimension structurelle.

La justice interactionnelle est celle qui règle les comptes entre des agents individuels ou collectifs (victimes et criminels [perpetrators]) à la suite de conduites dommageables ou préjudicielles, soit d’interactions injustes ayant entraîné des torts non mérités. L’objectif est de punir le criminel et de compenser la victime. La caractéristique principale de la justice interactionnelle est d’avoir une fonction de rectification « backward looking », tournée vers le passé : c’est le rôle traditionnel de la justice corrective, en particulier sous sa forme pénale.

La justice structurelle se préoccupe, elle, « des institutions, normes, pratiques et conditions matérielles qui ont joué un rôle causal ou conditionnel dans la production ou la reproduction des positions sociales, des conduites ou de leurs effets condamnables » (p. 19). Elle revêt à la fois une fonction backward looking et une fonction forward looking : rectifier les injustices structurelles consiste à la fois à corriger les torts qu’elles ont engendrés et à éliminer les effets durables que les structures injustes peuvent continuer à produire ou reproduire.

Lu précise ce qu’elle entend par injustices structurelles en différenciant ces dernières des injustices « structurées » qui peuvent être prises en charge par les procédures classiques de la justice interactionnelle. Les injustices structurées sont le fait d’agents individuels en tant que membres d’institutions qui, dans le cadre de systèmes politiques spécifiques, ont été impliquées dans des violences ou crimes de masse. Ce sont, par exemple, les individus à différents niveaux hiérarchiques d’un appareil militaire qui a pris part à une guerre de conquête durant laquelle des crimes de guerre ont été commis. À ce titre, les injustices structurées peuvent être traitées dans le cadre du droit international pénal, dans une perspective interindividuelle ou interétatique. Au contraire, les injustices structurelles n’impliquent pas immédiatement d’agent moral (individuel ou collectif) aisément identifiable et obligent donc à conceptualiser la question de la responsabilité des agents d’une manière qui n’est prise en charge ni par le droit pénal ni par le droit civil internationaux. En particulier, l’approche structurelle permet de répondre aux nombreuses difficultés auxquelles se heurtent la notion de responsabilité collective et celle de responsabilité contemporaine pour des actes du passé. Là où l’analyse interactionnelle achoppe sur l’attribution de responsabilité causale ou sur la nature de la relation entre passé et présent, l’approche structurelle que construit Lu à partir des travaux de Iris Marion Young [1] permet de fournir une réponse :

C’est parce que tous les agents contemporains subissent le poids de [are burdened by] l’injustice historique – sous la forme d’injustice structurelle – qu’ils ont des responsabilités. (p. 148)

Hériter des injustices historiques aujourd’hui, c’est continuer à vivre dans un monde où se reproduisent les schémas structurels de domination, d’exploitation, de marginalisation mis en place dans le passé de manière criminelle. Il relève donc de la responsabilité des agents contemporains (individus, États, structures internationales… à différents niveaux ou échelles de justice) de reconnaître et rectifier les institutions, discours et pratiques qui se sont historiquement développés de manière injuste et qui perdurent.

Analysée sous ce double aspect, la justice dans l’ordre international implique ainsi des devoirs de réparations pour les injustices interactionnelles et des devoirs de correction des injustices structurelles.

La réponse à ces dernières injustices est étroitement associée à la lutte politique pour la réconciliation comme réponse aux différents types d’aliénation sociale et politique qui ont entraîné les catastrophes politiques et crimes de masse ou qui en sont issues. La réconciliation s’analyse elle aussi d’abord en termes interactionnels et structurels : en tant qu’idéal régulateur, elle désigne à la fois la qualité morale des relations interpersonnelles entre agents et l’affirmation ou la reconnaissance mutuelle des agents quant à la pertinence et à la valeur des structures politiques et sociales qui organisent leurs interactions à l’échelle locale, nationale ou internationale (p. 19). Assurer la réconciliation structurelle est ainsi une exigence fondamentale, sur le plan normatif, pour promouvoir la réconciliation interactionnelle : c’est la première qui fournit la grille d’interprétation partagée des formes d’aliénation et permet que s’installe une communication « authentique » (genuine) entre groupes en conflit. Les relations historiques coloniales reconduites aujourd’hui entre États (anciens colonisés et colonisateurs) mais également, à l’intérieur des États dits postcoloniaux, entre certains groupes, produisent notamment une condition « d’indignité structurelle » (p. 184) pour certains des colonisés, empêchant ainsi que les conditions minimales d’un dialogue commun puissent être réalisées. C’est l’accord sur cette structure coloniale reconduite qui pourra permettre la réconciliation. En outre, le schéma d’analyse de la réconciliation est compliqué par l’introduction d’un troisième niveau d’analyse, indispensable pour appréhender l’ensemble de ses enjeux politiques — ce que Lu nomme la réconciliation existentielle, « la désaliénation des agents dont la liberté subjective a été déformée par l’injustice [coloniale] » (p. 20). Cette troisième forme vise tout particulièrement à remédier à l’auto-aliénation des agents qui accompagne les deux formes précédentes et qui est, comme l’a montré Frantz Fanon que cite Lu (par exemple p. 184, 204), l’un des effets les plus destructeurs du colonialisme.

L’ordre international comme ordre colonial

Cette matrice théorique déploie une double force, descriptive et normative : elle est mise au service d’un dévoilement des structures injustes de l’ordre international actuel, comme effet majeur des injustices issues du colonialisme ; et elle est mobilisée pour formuler les insuffisances des théorisations traditionnelles de la justice internationale, qui demeurent interactionnelles, et pour proposer des réorientations normatives et politiques appropriées.

Dans chacun des huit chapitres du livre, le cadre théorique éclaire une étude de cas où l’échec à produire de manière durable un ordre international juste prend un nouveau sens, qu’il s’agisse de traités de paix échouant à garantir un monde pacifié, d’institutions judiciaires dénoncées pour leur partialité, ou de relations de domination internationalement admises et légalement reconnues. La fragilité du traité de Versailles, la guerre entre le Vietnam du Nord et les États-Unis, les limites de la Cour Pénale Internationale, le colonialisme japonais en Corée, le colonialisme allemand en Namibie, les relations entre l’État canadien et les nations indiennes, ne s’interprètent ni comme des anomalies interactionnelles (l’effet ponctuel de la volonté de puissance d’un agent, d’une nation ou d’un État, s’exerçant sur un autre), ni comme le produit des interactions « naturelles » d’agents collectifs coexistant dans un état de nature anarchique et a-normé, auquel le droit international s’efforcerait de fournir des normes de justice et d’égalité transposées de l’ordre national. Lu montre que ces échecs doivent se comprendre comme les conséquences de l’aveuglement aux injustices coloniales qui traversent et organisent structurellement l’ordre international depuis plus de quatre siècles, et ce en dépit du rejet officiel, dans les années 1960, de la structure coloniale des relations internationales.

L’appareil théorique permet en effet de soutenir une thèse historique et substantielle importante, qui se construit au fil de l’analyse de ces cas et de leurs effets : l’ordre international contemporain est un ordre interétatique colonial reposant sur des injustices structurelles qu’on ne s’est jamais efforcé de rectifier, parce qu’on ne s’est même jamais efforcé de les théoriser comme telles.

La démonstration s’ouvre sur l’analyse brillante, menée dans le premier chapitre, des causes de l’échec du Traité de Versailles et de ses effets durables. L’échec spectaculaire de la politique de justice et de réconciliation à l’issue de la Première Guerre mondiale ne saurait simplement s’analyser dans les termes des théoriciens réalistes : selon eux, Versailles a assuré la paix au prix de la réconciliation, mais étant donnée la réalité des rapports de pouvoir interétatiques, ce choix était inévitable. L’échec ne saurait toutefois se comprendre non plus dans les termes des théoriciens libéraux qui y voient les prémisses d’un ordre international fondé sur les droits de l’homme mais entaché par les excès de la « justice des vainqueurs » empêchant l’Allemagne de se reconstruire après la défaite, et dont les défauts, correctement perçus, auraient ensuite été corrigés après la Seconde Guerre mondiale. L’échec majeur du traité de Versailles et de la Ligue des Nations a été en réalité de continuer à valider le colonialisme comme un marqueur fondamental de pouvoir – dont l’Allemagne, par ailleurs, était privée selon les termes imposés par le traité de paix – et de ne pas modifier la structure injuste du système international.

Cet échec a poursuivi et renforcé l’aliénation des groupes et peuples colonisés vis-à-vis de l’ordre interétatique établi et dominé par les pouvoirs occidentaux ; il a provoqué et façonné le cours des luttes politiques anticoloniales et anti-impérialistes qui ont occupé l’essentiel de la politique mondiale au XXe siècle et continuent d’infléchir les conflits politiques mondiaux contemporains au XXIe siècle. (p. 62)

L’aveuglement à ces injustices structurelles continuées a pesé sur les développements ultérieurs du droit international, qui s’est exclusivement préoccupé des injustices interactionnelles (interindividuelles et interétatiques), selon deux principes d’action : identifier les responsables des violations massives des droits de l’homme et réparer les victimes. Or comme le montrent les chapitres suivants, le cadre interactionnel est, quoique nécessaire, insuffisant pour identifier la nature réelle des injustices internationales et transnationales et pour conceptualiser les responsabilités qu’engendrent ces injustices (p. 23), y compris celles de l’ensemble de la communauté internationale. Il demeure incapable d’appréhender les injustices structurelles qui continuent de fournir le cadre normatif des aliénations contemporaines et qui proviennent de l’ordre mondial colonial reçu en héritage.

C’est pourquoi dans les deux derniers chapitres, Lu montre en quoi les politiques de réparations usuellement adoptées en droit international sont insuffisantes et, prolongeant les analyses d’Iris Young sur le type d’engagement qui doit être le nôtre une fois que l’on a admis la nature de notre responsabilité dans la perpétuation des injustices structurelles, propose trois types de stratégies pour réorienter la manière de promouvoir un ordre international juste. Il faut se préoccuper de décoloniser (les structures politiques, sociales et normatives de l’ordre international et transnational), de décentrer (la connaissance, les institutions et les pratiques de gouvernement) et de désaliéner (la capacité d’agir des opprimés). Ces stratégies doivent être menées à tous les niveaux d’institutions formelles et informelles et nous engager individuellement et collectivement. Lorsque nous avons pris la conscience critique de la nature de nos responsabilités, il est de notre devoir de les assumer – ou nous nous rendons coupables aujourd’hui de ne pas modifier les conditions de l’ordre colonial hérité du passé.

À propos de : Catherine Lu, Justice and Reconciliation in World Politics, Cambridge Studies in International Relations, Cambridge, New York, Cambridge University Press, 2017, 309 p.

par Magali Bessone, le 27 septembre 2018

Pour citer cet article :

Magali Bessone, « Des injustices qui ne passent pas », La Vie des idées , 27 septembre 2018. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Des-injustices-qui-ne-passent-pas

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Notes

[1Iris Marion Young, Responsibility for Justice, Oxford, Oxford University Press, 2011.

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