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Critique littéraire : un métier à risque ?

À propos de : Corinne Grenouillet (dir.), L’Instant critique du contemporain, Presses universitaires de Strasbourg, 2024, 240 p., 25 €


par Zoé Perrier , le 11 juin


Peut-on critiquer la littérature contemporaine, qui est un genre en permanente mutation ? Le critique, qu’il soit écrivain, universitaire ou journaliste, se commet à ses risques et périls.

Dans l’ouvrage collectif L’Instant critique du contemporain, Corinne Grenouillet propose d’analyser la façon dont la critique littéraire s’empare de la littérature contemporaine. Elle envisage la littérature contemporaine comme une « prise de risque » (p. 5) pour le critique, puisqu’il s’attaque à un domaine encore en production, et donc susceptible d’évoluer rapidement. Dans leurs contributions, les auteurs de l’ouvrage dirigé par Corinne Grenouillet cherchent à déterminer la nature de cette prise de risque et ses effets. C’est la grande qualité de cet ouvrage : il propose de faire un bilan des études sur la littérature contemporaine, dans un geste réflexif visant à évaluer non le corpus en lui-même, mais le rôle de la critique dans sa constitution. En ce sens, il relève des études de réception. La plupart des articles tendent vers un même constat : la littérature contemporaine transforme profondément la nature de la relation critique [1], puisque ses deux pôles (le critique littéraire et le texte critiqué) sont justement contemporains.

Il faudrait cependant plutôt parler « des » critiques, puisque la critique littéraire n’est pas envisagée comme un corps unifié. Au contraire, l’ouvrage laisse la place au débat, voire à la dissension entre les différents points de vue sur la littérature contemporaine et le rôle de la critique. Sa structure même épouse le caractère hétérogène de la critique littéraire, puisque le livre est composé de trois parties, suivant la tripartition critique théorisée par Albert Thibaudet [2] : la première partie est consacrée à la critique universitaire (ou « critique des professeurs ») ; la deuxième s’intéresse à ce que Corinne Grenouillet appelle la « contre-critique » (elle correspond à une actualisation de la critique spontanée de Thibaudet, et englobe critique de presse et critique sur les réseaux) ; la dernière partie, enfin, étudie les relations critiques tissées par des auteurs contemporains avec d’autres écrivains.

L’ouvrage propose donc de faire travailler la notion de littérature contemporaine par la critique. Il reconnaît le rôle actif de la critique littéraire dans la constitution du corpus contemporain ; mais, en creux, les articles montrent également la façon dont la littérature contemporaine a transformé les différentes façons de faire de la critique. L’instant critique du contemporain est donc aussi l’instant contemporain de la critique, et c’est l’association de ces deux perspectives qui donne toute sa richesse à ce livre. Face à l’idée reçue d’une crise de la critique, Corinne Grenouillet parvient à montrer les configurations que la littérature contemporaine a ouvertes à la critique littéraire, et la façon dont elles sont investies en retour par les critiques.

Bilan d’étape de la critique universitaire

La partie consacrée à la critique universitaire est l’occasion d’un bilan, mais également d’une relance des interrogations qui animent les études du contemporain à l’université. Les contributions de Guillaume Bridet, Dominique Viart et Pascal Mougin convergent vers la nécessité d’un geste réflexif des chercheurs. Ce retour sur les pratiques universitaires ne va pas sans débat. D’un côté, Dominique Viart défend sa conception de la critique littéraire, fondée sur la recherche d’une « spécificité esthétique » (p. 61) de la littérature contemporaine. Presque trente ans de recherche dans ce domaine lui permettent de produire un « bilan d’étape ». Après avoir explicité l’ensemble des confusions auxquelles s’expose le terme « contemporain », le chercheur émérite rappelle les catégories qu’il a proposées pour mieux comprendre la production littéraire contemporaine. Il distingue ainsi la « production littéraire » au sens large de la littérature, fondée sur le désir de « faire œuvre » (p. 61). Affinant cette distinction, Dominique Viart revient également sur les trois régimes de littérature qu’il avait définis dans La Littérature française au présent : il distingue les littératures « consentante », « concertante » et « déconcertante » selon les enjeux qu’elles soulèvent, leur rapport au réel et leurs modalités d’écriture. Quoique les trois régimes puissent être étudiés, c’est bien à la littérature « déconcertante », caractérisée par son souci de l’écriture, que les études littéraires sont destinées selon lui.

C’est précisément sur cette restriction que revient Pascal Mougin dans « La littérature en production à l’université : en finir avec les classiques de demain ? ». Pour le chercheur, le concept de littérature déconcertante est tributaire d’une conception essentialisée de la littérature, que la critique de littérature contemporaine pourrait au contraire dépasser. Face à la vocation canonisante de la critique universitaire, Pascal Mougin propose au contraire de Viart d’élargir les corpus. Selon lui, la critique littéraire devrait renoncer aux définitions a priori et à leurs effets normatifs, pour adopter des pratiques davantage empiriques : « on s’avise alors qu’il importe moins de savoir si telles propositions hors gabarit relèvent bien de la littérature (…) que de comprendre le profit épistémologique qu’on retire en les considérant comme littéraire. » (p. 94)

Les définitions de la mission critique et du domaine contemporain ont donc bien des implications idéologiques et des conséquences concrètes sur la constitution d’un canon universitaire. Mais l’ouvrage va plus loin : dans « La mise en récit de la littérature contemporaine : poétique et idéologie (Villemain, Lanson et Truffau, Viart) », Guillaume Bridet replace le débat dans une profondeur historique salutaire. En étudiant successivement trois moments de la critique du contemporain, il dégage trois « poétiques de l’histoire [3] » distinctes. Si Villemain, puis Lanson et Truffau étudient la littérature contemporaine du xixe siècle en fonction de ses rapports avec la littérature classique et avec le domaine politique, Dominique Viart renverse ce paradigme au début des années 2000 en proposant d’étudier la littérature contemporaine dans sa spécificité. Le paradigme du style remplace alors celui de la rhétorique, et transforme profondément le système de valeurs employé pour comprendre la littérature contemporaine. Questionner les valeurs dans le temps long, comme le fait l’auteur, permet de mieux comprendre leur contexte de formation, mais aussi d’appréhender avec plus de justesse la rupture épistémologique esquissée par Dominique Viart, sans nier la nécessité pour certains chercheurs de le dépasser, pour proposer de nouvelles configurations aux études littéraires du contemporain.

Contre-critiques médiatiques

La deuxième partie de l’ouvrage est consacrée aux « contre-critiques ». Ces critiques auraient pour caractéristique de s’ériger « contre la critique dominante » (p. 15) dans des espaces marginaux et délégitimés : c’est la critique des journalistes et des réseaux sociaux. Le choix du terme de contre-critique peut surprendre : en effet, la critique spontanée est chez Thibaudet la forme de critique la plus importante (numériquement). Il est donc intéressant de noter que les auteurs de l’ouvrage s’intéressent moins à la critique de presse la plus légitime (par ailleurs en perte de vitesse, dépendante du champ économique) qu’à ses marges.

Sylvie Ducas étudie ainsi l’essor du « Booktube ». Elle montre que cette critique des réseaux sociaux, qui revendique une prescription horizontale, fait pression sur la critique de presse, qui ne peut plus assumer sa fonction de distinction sans avoir à se justifier. Pour la chercheuse, la critique numérique transforme la relation critique au contemporain en faisant émerger une nouvelle valeur, paradigmatique des réseaux sociaux : la valeur du partage. Le bon livre est celui qui peut être aisément partagé à une communauté. Selon Sylvie Ducas, cette « médiamorphose » (p. 125) transforme la critique institutionnelle, notamment les prix littéraires et la critique de presse.

Pourtant, il ne faudrait pas idéaliser à outrance la critique de presse écrite. À cet égard, la contribution d’Erwan Caulet, consacrée à la critique littéraire dans Les Lettres françaises, propose à la fois une étude de cas et une perspective historique sur la critique journalistique. Il montre que la critique publiée dans Les Lettres françaises suit une double vocation de recension de l’activité littéraire contemporaine et d’activisme communiste. La revue publie entre 1953 et 1972 des recensions éditorialisées, dans lesquelles la critique littéraire est moins un but qu’un moyen pour le discours politique. Cette question de l’engagement de la critique est rarement posée, et mérite qu’on s’y intéresse dans la mesure où, comme le souligne l’auteur, les critiques littéraires « font leur temps, dans les deux sens du terme. Elles en accusent les traits (…) autant qu’elles le fabriquent ou plus exactement cherchent sinon contribuent à le fabriquer. » (p. 122)

Critique relationnelle des écrivains

Les écrivains contemporains sont donc bien tributaires de la critique littéraire, mais ils en sont également eux-mêmes producteurs. Dans les contributions de l’ouvrage, la relation critique des écrivains entre eux semble s’infléchir vers un modèle horizontal de réseau.

C’est notamment ce qui est proposé dans la contribution de Ninon Chavoz, « La nuit des morts-vivants. Dix propositions au sujet des fictions mortes-vivantes contemporaines. » Elle s’intéresse aux textes fictionnels qui mettent en scène des écrivains décédés et partiellement revenus à la vie. Ce type de fiction est interprété par la chercheuse comme une modalité spécifique de la relation critique : il s’agit de mettre en scène un héritage, tout en s’en distanciant par la résurrection ironique.

Chez Sony Labou Tansi, écrivain contemporain congolais, la relation critique s’expose de façon plus classique, mais présente des inflexions intéressantes. Céline Gahungu, dans le chapitre « Hugo, Rimbaud, Artaud. L’autre « phratrie » de Sony Labou Tansi » explore la notion de « phratrie », proposée par l’écrivain pour désigner sa famille littéraire. Or cette phratrie comprend à la fois des écrivains contemporains congolais et des écrivains canoniques de la littérature française. Cette proposition d’une phratrie égalisant deux héritages va dans le sens de l’ouverture des corpus défendue par Pascal Mougin.

C’est également une relation critique comme parenté qui est analysée par Adrien Cavallaro dans le chapitre « Lautréamont, Rimbaud et nous : usages d’une légende surréaliste ». Il y étudie la façon dont le duo poétique est promu par le groupe surréaliste au rang de contemporains, à la fois par la publication différée de leurs œuvres et par la fictionnalisation des auteurs. Ici, la relation critique fonde une contemporanéisation des précurseurs grâce au paradigme de la légende. Dans ces trois exemples de critique par des écrivains, le modèle qui se dégage est bien celui d’une « histoire littéraire intégrée [4] », où les hiérarchies et les frontières sont déconstruites pour mieux proposer un modèle en réseau, où les relations d’influence critique sont réciproques par-delà l’écart temporel.

L’ensemble des contributions à L’Instant critique du contemporain permet de déployer un large panorama des modes d’expression de la relation critique à la littérature contemporaine. Si la critique des écrivains tend vers un modèle relationnel et démocratique, la critique médiatique se révèle au contraire un espace fortement clivé, en cours de reconfiguration. Enfin, la critique universitaire semble arrivée à un moment réflexif qui pourrait mener à un changement de paradigme des études littéraires, sous la poussée des études du contemporain.

L’ouvrage est très riche grâce à la prise en compte des différentes critiques et de leurs différents pôles, ainsi que l’étude du contemporain dans sa profondeur historique. Il est cependant intéressant de noter que les contributions sont toutes issues d’universitaires. Il aurait peut-être été intéressant de poursuivre le dialogue des différentes critiques en invitant des critiques de presse ou des écrivains à donner leur point de vue.

Par ailleurs, la reprise de la tripartition d’Albert Thibaudet pour structurer l’ouvrage pose question. En effet, cela risque de sanctuariser des catégories qui sont en réalité poreuses, et qui ont fortement évolué depuis 1930. La partie centrale, consacrée aux contre-critiques, montre d’ailleurs un certain malaise à traiter ensemble des critiques produites dans des espaces très différents (la presse écrite ou les réseaux sociaux). Cet effort de problématisation pourrait peut-être, à terme, permettre de mieux comprendre l’espace de la critique contemporaine en lui-même, autant que celui de la littérature contemporaine, déjà bien balisé.

Corinne Grenouillet (dir.), L’Instant critique du contemporain, Presses universitaires de Strasbourg, 2024, 240 p., 25 €

par Zoé Perrier, le 11 juin

Pour citer cet article :

Zoé Perrier, « Critique littéraire : un métier à risque ? », La Vie des idées , 11 juin 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Critique-litteraire-un-metier-a-risque

Nota bene :

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Notes

[1Jean Starobinski, La Relation critique, Paris, Gallimard, 1970.

[2Albert Thibaudet, Physiologie de la critique, Paris, Éditions de la nouvelle revue critique, 1930.

[3Hayden White, «  Poétiques de l’histoire  », Labyrinthe, n°33, Paris, Hermann, 2009, p. 21-65.

[4Anthony Mangeon, «  Pour une histoire littéraire intégrée (des centres aux marges, du national au transnational : littératures françaises, littératures francophones, littératures féminines  », in Abdoulaye Imorou (dir.), La littérature africaine francophone, mesures d’une présence au monde, Dijon, Éditions universitaires de Dijon, 2014, p. 87-104.

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