Recensé : Isabelle Poutrin, Convertir les Musulmans, Espagne, 1491-1609, Paris, PUF, 372 p., 29.50 €.
Les études portant sur les méthodes de l’évangélisation des indiens d’Amérique et sur les débats qu’elles ont suscités au XVIe siècle sont légion. On connaît les enseignements de l’Université de Salamanque, et au premier chef ceux de Francisco de Vitoria, qui ont contribué à l’émergence du droit international public ; le remarquable téléfilm de Jean-Daniel Verhaegue a popularisé voici vingt ans la controverse de Valladolid qui opposa en 1550 l’évêque dominicain du Chiapas, Bartolomé de las Casas à l’humaniste Juan Ginés de Sepulveda, partisan de l’asservissement des Indiens. Dans Convertir les musulmans, Espagne 1491-1609, Isabelle Poutrin rappelle en quelques pages l’engagement des théologiens espagnols du XVIe siècle dans ce domaine fondamental. Ce faisant, elle peut aisément souligner le contraste entre l’intérêt constant porté aux indiens en cette matière et la rareté, pour ne pas dire l’absence, de travaux portant sur les méthodes appliquées parallèlement aux morisques et aux réflexions qu’elles ont provoquées. En ouvrant ce vaste chantier, elle cherche donc à combler une béante lacune.
De fait ce livre possède deux dimensions étroitement imbriquées : il est une contribution majeure à l’histoire des morisques ; il constitue aussi un apport décisif à l’examen des relations entre d’une part Église et/ou État et d’autre part minoritaires dans le cadre de l’Europe chrétienne des Temps Modernes. Le point de départ est extrêmement clair. Il s’agit pour l’auteur de chercher à comprendre les décisions drastiques prises par le ou les Rois Catholiques (Ferdinand d’Aragon et Isabelle de Castille, Charles Quint, Philippe II, Philippe III). Ce faisant Isabelle Poutrin se défie des termes de tolérance et d’intolérance, adopté par nombre d’études depuis une vingtaine d’années au risque de l’anachronisme, dit l’auteur dès son introduction. Cet avertissement mérite d’être souligné quand dans un tout récent livre [1] consacré aux Musulmans en Europe aux XVIe-XVIIIe siècles (où la question morisque tient une place importante), Lucette Valensi n’hésite pas à revendiquer dès la première page le recours à l’anachronisme, ce qui la conduit à faire sienne l’expression d’épuration ethnique pour qualifier l’expulsion des morisques de l’ensemble de l’Espagne, ordonnée en 1609.
Les morisques : de la protection à la conversion
Le livre d’Isabelle Poutrin n’a pas pour objectif de retracer l’histoire des morisques. Il est par exemple à peine fait allusion dans l’ouvrage à l’épisode majeur de la rébellion qui dans la région de Grenade a tenu la dragée haute aux armées royales pendant deux ans (1568-1570). Pour autant l’auteure ne néglige nullement la chronologie en soulignant fortement l’importance de trois dates, 1491, 1525, 1609 qui ont été autant de moments de changement de statut pour les populations minoritaires espagnoles d’origine musulmane. En 1491 a été signé par Ferdinand d’Aragon, Isabelle de Castille et Boabdil, le dernier souverain musulman d’Espagne, le texte des Capitulations de Santa Fe en vertu duquel était programmée la reddition de Grenade aux chrétiens et garantis les droits des vaincus, en particulier celui de la liberté de leur culte. C’était là l’annonce de l’extension du statut de mudéjar, à tous les musulmans d’Espagne. 1525 est au contraire la fin d’un long processus, commencé en 1499 dans les territoires de la Couronne de Castille qui conduit à la disparition de ce statut de mudéjar. En cette année 1525, les musulmans de la Couronne d’Aragon se voient à leur tour imposer le choix entre l’exil ou la conversion. Tous les sujets de Charles Quint sont désormais officiellement chrétiens. Le terme de morisque désigne dès lors les musulmans espagnols convertis au christianisme ou leurs descendants. En 1609 enfin, après de longues consultations, en particulier au sein des Conseils royaux, la décision d’expulser tous les morisques d’Espagne est prise par Philippe III. Il fallut cinq ans et de nombreuses étapes pour la réaliser.
La question centrale au cœur de tous ces événements est bien celle de la conversion sous la contrainte. Elle n’a, de l’entrée des souverains castillan et aragonais à Grenade à l’exil massif et forcé des morisques, cessé de susciter réflexions et débats. Isabelle Poutrin s’est attachée à restituer et analyser ces débats en les replaçant constamment à la fois dans leur contexte et dans le long terme de la pensée chrétienne. Elle a pour ce faire « décortiqué » des textes difficiles écrits par des hommes férus de droit canon et de théologie, rompant de la sorte avec des lectures rapides transposant de surcroît nos catégories à celles du XVIe siècle. Par exemple est proposée une interprétation neuve et convaincante des capitulations de 1491 grâce à la comparaison inédite des propositions de Boabdil, le prince vaincu et des modifications apportées par les souverains chrétiens. « Loin de figer la situation religieuse de la ville conquise, dit Isabelle Poutrin, les capitulations inaugurent au contraire une dynamique de christianisation ». On ne peut donc parler de parole non respectée de la part des vainqueurs.
Au long d’une centaine de pages est minutieusement éclairée la complexe séquence qui de 1521 à 1525 a conduit Charles Quint à exiger des mudéjars du royaume de Valence de choisir entre conversion au christianisme ou exil. Parallèlement à l’exposition des faits opposant alors chrétiens et mudéjars, est examiné le Traité sur la récente conversion du païen, composé en 1525 par Fernando de Loazes, procureur du tribunal de l’inquisition de Valence, où ce juriste s’interroge sur le recours à la force pour obtenir la conversion. L’auteur convoque tous les précédents de l’histoire du christianisme et tous les textes de droit canonique ayant abordé la question de la contrainte. Ce texte dont l’importance est définitivement révélée a permis de poser toutes les questions que la conversion des morisques a provoquées depuis la première vague de baptêmes au tout début du XVIe siècle jusqu’au moment où fut prise la décision de l’expulsion en 1609. Cette période de plus de 80 ans, qu’Isabelle Poutrin qualifie de « temps des doutes », voit s’accumuler commentaires et propositions. Derrière les hésitations des politiques de Charles Quint et celle de Philippe II, derrière le choix difficile entre la répression de l’apostasie par l’Inquisition et la réconciliation par la confession, derrière l’affrontement des hommes de gouvernement, des factions en rivalité pour le pouvoir, des prélats et des grands seigneurs, pointe le malaise qui saisit, au fil des années, un nombre croissant d’acteurs ou de témoins de cette histoire .
Pourquoi expulser ?
Sont envisagés concurremment les besoins d’une conversion qui atteindrait ses buts, l’extermination des minorités et leur expulsion. C’est cette dernière solution qui est finalement retenue parce que l’on considère au début du XVIIe siècle les morisques comme victimes de la contrainte subie lors des baptêmes administrés de 1500 et 1502 et entre 1521 et 1525 et néanmoins aussi comme coupables de leur apostasie. Pour les partisans de l’expulsion dont le nombre n’a cessé de croître au fil des ans et qui finalement l’emportent, celle-ci est une mesure appropriée, un châtiment tempéré car garantissant l’intégrité physique des morisques que le recours à l’inquisition met en péril. L’expulsion est aussi un moyen de mettre un terme au danger potentiel représenté par l’intelligence supposée des morisques avec les puissances méditerranéennes musulmanes, ottomanes ou maghrébines et de souligner les capacités de la puissance de la Monarchie catholique. Près de 300 000 personnes ont été finalement expulsées.
En refermant le livre on a le sentiment d’avoir compris les cheminements ayant conduit de la difficile réalisation de l’unité confessionnelle en Espagne au rejet d’une communauté nombreuse officiellement chrétienne. Et aussi de saisir tout à coup la richesse des débats qui ont eu cours autour de la conversion tout au long du XVIe siècle. Le baptême reçu par les morisques était-il valide ? La conversion a-t-elle été imposée par la force au 1500, en 1502, en 1521 ou en 1525 et si ce fut le cas, dans quelles conditions l’usage de celle-ci était-il justifié ? Ces questions ont hanté les souverains espagnols, leurs conseillers, les hommes d’église qui n’ont cessé de consulter les experts en droit et en théologie. Grosso modo les partisans de la doctrine de saint Thomas d’Aquin hostile aux conversions forcées s’opposaient à ceux de la doctrine du franciscain Jean Duns Scot qui y était favorable, persuadé que le temps ferait son œuvre grâce à une évangélisation appropriée et que les descendants des convertis deviendraient de bons chrétiens. Dès lors il importait pour chaque situation d’évaluer les degrés de contrainte, contrainte absolue et contrainte conditionnelle, entre infidèles qui n’ont jamais été baptisés — par exemple les juifs demeurés dans le judaïsme — et infidèles ayant reçu le baptême et ayant apostasié, catégorie à laquelle appartenaient les morisques. Ces notions, souligne Isabelle Poutrin, constituent un langage dont la maîtrise est indispensable si l’on veut véritablement comprendre les décisions prises en matière de foi par les souverains du Moyen Age ou de la première modernité.
Une expérience exportée ?
L’analyse qui est proposée ici a le mérite tout d’abord de replacer la dimension religieuse au cœur de ce qu’il est convenu d’appeler la question morisque. Elle n’est certes pas la seule et les dimensions politiques et économiques, non ignorées ici mais peut-être un peu vite évoquées, doivent être prises en compte. Il n’en reste pas moins que l’on attendait des remarquables paysans et artisans morisques dont l’habileté professionnelle était reconnue de tous qu’ils deviennent d’abord de bons chrétiens. Certes la crainte de leur trahison a été générale à la fois du XVIe et au début du XVIIe siècle, mais tous les textes y compris les décrets d’expulsion traduisent d’abord la profonde amertume des gouvernements quant à l’échec de la politique de conversion appliquée dans le long terme aux minorités.
À partir de ce livre, de nombreuses pistes s’offrent à la recherche. Il faudrait tout d’abord mieux relier qu’on ne l’a fait dans le cadre morisque, le religieux au politique et ce d’autant plus qu’on prêtait volontiers aux minoritaires des liens avec les ennemis du Roi catholique, avec l’empire ottoman, le royaume marocain et les régences d’Alger et de Tunis bien sûr mais aussi avec les protestants français. Les morisques, à la différence des conversos d’origine juive, représentaient aux yeux de beaucoup une vraie menace pour l’intégrité de la monarchie. Les décrets d’expulsion évoquent la traîtrise envers Dieu et envers le Roi. Par ailleurs Isabelle Poutrin ne manque pas, on l’a vu, d’établir des comparaisons entre les cas de conscience posés par la réalité morisque et ceux posés par la réalité indienne en Amérique. Dans quelle mesure les uns ont-ils pu influer les autres et ce dans les deux sens ? Quelques rares travaux se sont engagés dans cette voie ; mais quels emprunts les juristes et les théologiens intervenant dans l’espace américain ont-ils fait à leurs émules de la péninsule ibérique et réciproquement ? Et au delà de la monarchie hispanique, quel écho, quelle portée ont eu dans une Europe grandement déchirée par les conflits religieux au XVIe siècle les réflexions développées en Espagne ? La tolérance officielle était inacceptable encore au début du XVIIe siècle mais les débats qui s’y sont développés montrent l’ampleur des doutes qui s’insinuent dans les consciences. En cela le livre d’Isabelle Poutrin, riche et clair, mérite la plus grande attention.
Pour citer cet article :
Bernard Vincent, « Convertir ou expulser ?. Les musulmans d’Espagne au XVe siècle »,
La Vie des idées
, 6 mars 2013.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net/Convertir-ou-expulser-2212
Nota bene :
Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.