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Recension International Histoire

Colonialisme et propagation de la foi

À propos de : D. Borne & B. Falaize (dir.), Religions et colonisation, Les Éditions de l’Atelier.


par Pierre Guidi , le 12 juillet 2010


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Le colonialisme est-il missionnaire par essence ? Vingt-cinq historiens enquêtent sur le rôle des religions dans les processus de colonisation entre le XVIe et le XXe siècle. En couvrant une chronologie et une géographie très étendues, cet ouvrage collectif rompt avec les approches simplificatrices.

Recensé : Borne Dominique, Falaize Benoit (dir.), Religions et colonisation. Afrique, Asie, Océanie, Amériques. XVIeXXe siècle, Paris, Les Éditions de l’Atelier, IESR, INRP, 2009, 328 p.

Religions et colonisation est un ouvrage de synthèse historique sur la place et le rôle des religions dans le processus colonial, dans lequel vingt-cinq chercheur(e)s rendent compte des avancées importantes accomplies en ce domaine ces quatre dernières décennies. L’objectif étant de lier la recherche à la pratique de l’enseignement, l’effort de synthèse se double ici d’une réflexion sur la place occupée par ce thème dans les programmes scolaires français et sur la manière dont il est abordé. Comme les titre et sous-titre l’indiquent, les auteurs se situent dans une perspective large. Des premiers empires (XVIeXVIIIe) à l’impérialisme (XIXeXXe), jusqu’aux décolonisations, l’ensemble des territoires passés sous domination européenne est pris en compte. Comme le laisse deviner le terme « religions » au pluriel, le répertoire considéré s’étend des religions des puissances coloniales – catholicisme et protestantisme –, à celles des sociétés colonisées – islam, bouddhisme, religions locales africaines, amérindiennes etc. Par ailleurs, à la vision traditionnelle univoque qui situe presque exclusivement le rôle de la religion au sein de l’élan colonisateur dans une perspective européenne, les auteurs ont privilégié la multiplicité des approches, afin de rendre compte de la complexité des rapports entre religions et colonisation. À travers vingt-deux articles qui favorisent tantôt un angle large ou comparatif, tantôt l’étude au plus près de cas particuliers, le lecteur est agréablement invité à des changements d’échelles et se voit plongé tant au sein de l’histoire de l’Europe coloniale que de celle des sociétés colonisées.

Les rapports ambigus des missions et de l’État colonial

Si elles semblent à première vue constituer les deux volets d’une même domination, il convient de distinguer missions et colonisation, et ne pas présumer une imbrication parfaite entre l’Église, les ordres missionnaires et le pouvoir politique. Si l’État colonial peut apparaître comme le protecteur naturel de la mission, plusieurs contributions démontrent au contraire qu’en situation coloniale, des convergences et divergences d’intérêts diverses selon les temps et les lieux ont donné naissance à des relations complexes, faites de collaborations, d’accommodements et de conflits. L’ambigüité de ces rapports traverse toute la longue période coloniale.

Une chronologie d’ensemble peut toutefois être dégagée. Lors de l’expansion conquérante des monarchies ibériques en Amérique à l’époque moderne, les deux mouvements de colonisation et de mission sont allés de pair et ont été inséparables. L’institution religieuse et le pouvoir étaient alors intimement liés, la religion a servi de « cadre conceptuel » et l’Église a participé activement à la domination coloniale (Charlotte de Castelnau-L’estoile). En 1622, l’Église a cependant décidé d’affirmer son indépendance vis-à-vis des pouvoirs politiques en créant la Propaganda Fide, ministère chargé de promouvoir les missions. Cela étant, tout au long de l’histoire coloniale, ce n’est pas la règle mais les réalités du terrain et le pragmatisme qui ont déterminés les relations entre les pouvoirs spirituels et politiques.

À partir du XIXe siècle, dans un contexte de compétition entre les puissances impérialistes, les missionnaires, qui avaient souvent précédé la colonisation, sont devenus des relais potentiels de l’influence nationale (Claude Prudhomme). Voilà pourquoi la laïcité n’a pas été « un article d’exportation de la république coloniale », qui a au contraire bien souvent soutenu les missions (Patrick Cabanel). Le pouvoir politique a cherché à placer ces dernières dans une position subordonnée et à les instrumentaliser, avec plus ou moins de réussite. Tantôt la compétition entre les puissances impérialistes a pu se refléter dans les rivalités entre les missions, notamment catholiques et protestantes ; tantôt l’Église mettait en garde les missionnaires de ne pas ouvrir la voie à la domination politique de leur pays, tandis que sur le terrain, des religieux s’opposaient à la subordination et à l’assimilation de la mission aux autorités coloniales. Après une période de collaboration relativement étroite de la moitié du XIXe siècle à 1914, l’entre-deux-guerres a vu une déconnexion progressive et après la seconde guerre mondiale, les Églises ont accompagné les luttes de libération et les indépendances, aux colonies comme dans les métropoles. Ainsi, des intellectuels catholiques français se sont engagés pour la décolonisation à partir de la guerre d’Indochine en s’opposant à la guerre menée par leur gouvernement (Sabine Rousseau).

Le protestantisme occupe quant à lui une place particulière, dans le sens où il s’est répandu à la faveur de l’avancée européenne mais de manière plus décentralisée, sans le soutien des États mais avec les philanthropes, les explorateurs, les négociants. À la différence du catholicisme, il était sans projet colonial et animé d’une vision universaliste (Jean-François Zorn) [1].

Typologie occidentale des religions et attitudes missionnaires

Mais en dépit de ces relations ambigües, le fait religieux est demeuré un moteur idéologique absolument essentiel. Depuis l’Occident, le regard porté sur les peuples colonisés était déterminé par leurs croyances. La hiérarchie des races était en effet corrélée à une hiérarchie des religions : le christianisme en haut de l’échelle était la religion des peuples civilisés, venaient ensuite, dans l’ordre, les religions orientales (bouddhisme, religion annamite, confucianisme, hindouisme), puis l’islam et son « faux prophète » ; enfin, tout en bas, les religions « fétichistes ». Telle était la taxinomie des religions diffusée par les programmes scolaires de la Troisième République entre 1881 et 1914 (Benoit Falaize). En conséquence, le sens commun européen percevait l’avancée du christianisme comme une avancée de la civilisation. Pourtant, sur le terrain, le pragmatisme a dominé, pouvoir colonial et missions ont eu des attitudes diverses vis-à-vis des religions locales, qui ont pu être niées, combattues, tolérées ou encadrées selon les cas.

Il est possible de dégager plusieurs figures de missionnaires. Certains ont participé à la domination coloniale et dès l’époque moderne au système esclavagiste, comme en Amérique et dans les « vieilles colonies » françaises. D’autres, tels Las Casas ou le pasteur Maurice Leenardt, étaient partie prenante du système colonial mais se considéraient comme un rempart naturel contre ses abus. C’est pourquoi selon l’auteur, ils justifiaient paradoxalement la mise en sujétion des indigènes tout en se faisant leurs défenseurs. Le père Honoré Laval, était quant à lui un adversaire acharné de la colonisation (Claire Laux).

Les religions des colonisés : rejets, appropriations et nationalismes

En ce qui concerne l’attitude des colonisés qui ont été l’objet de tentatives de christianisation, chronologie et géographie dévoilent des situations diverses. Ils ont pu être hostiles aux missionnaires, voir en eux une ressource face aux colons civils, entretenir des relations faites de compromis ou vivre franchement en bonne entente. Si les modes de réception du christianisme sont allés du rejet à l’acceptation, l’approche anthropologique qui s’intéresse aux processus d’acculturation permet de dévoiler que le phénomène le plus répandu a été celui de l’appropriation. Les colonisés n’ont jamais été, comme il a été trop souvent pensé, des victimes apathiques. Le christianisme n’a pas été inculqué par des passeurs actifs à des receveurs passifs. En fonction de leur propre terreau religieux et culturel, les colonisés ont assimilé, réinterprété, transformé la religion transmise, sous forme de dérivations créatives. En outre, l’institution religieuse est entrée dans les stratégies de mobilité sociale des dominés. Dans les sociétés coloniales racialement discriminantes, adopter la religion chrétienne rapprochait du « blanc ». Entrer dans le clergé permettait de s’élever socialement, bien que la frontière coloniale ait fonctionné à plein au sein du clergé, les postes d’autorité étant fermés aux indigènes. En abordant la mission sous l’angle du genre, Rebecca Rogers dévoile le rôle important joué par les femmes missionnaires, trop souvent occulté, et montre qu’il y a encore beaucoup à apprendre sur les femmes colonisées et la religion.

Pour finir, plusieurs contributions mettent en exergue le rôle des religions dans la formation des nationalismes, leur fonction de ressource mobilisable pour les résistances et les luttes de libération. Claire Thran Thi Liên souligne comment, en Indochine, le bouddhisme a participé à la formation du discours nationaliste khmer. Gilbert Meynier démontre comment l’islam a été un élément central de la constitution du nationalisme algérien et comment, sous le pouvoir du FLN, il est devenu un des constituants définissant la nation. Ironiquement enfin, la religion des colonisateurs, réinterprétée, a parfois été retournée contre eux, comme par exemple au Brésil dès la fin du XVIe siècle avec la révolte de la « santidade de Jaguaripe » (Charlotte de Castelnau-L’estoile).

Questions pédagogiques

La question de l’enseignement des religions et de la colonisation fait l’objet de deux articles. L’un historique, par Benoît Falaize, sur l’école de la Troisième République entre 1881 et 1914 ; l’autre, de Françoise Lantheaume, sur les programmes et les manuels scolaires aujourd’hui. Par ailleurs, à la fin de chaque partie, Benoit Falaize et Anne Rebeyrol proposent des bilans sur les « aspects pédagogiques » impliqués par les articles. Plusieurs traits peuvent être dégagés. Au regard du rôle fondamental joué par les religions dans le processus colonial, la place qui leur est consacrée dans les programmes scolaires est relativement faible. Ensuite, lorsque la question est traitée, elle l’est trop rapidement et les avancées de la recherche tardent à se traduire dans les manuels. La religion musulmane fait toujours l’objet de représentations péjoratives et stéréotypées (Françoise Lantheaume) : l’image extrêmement négative forgée par les manuels scolaires de la Troisième République n’a pas été totalement extirpée un siècle plus tard. L’islam est souvent présenté aujourd’hui comme « un islam "contre", qui constitue un bloc de civilisation négative contrastant avec l’Inde ou la Chine » (Françoise Lantheaume / Daniel Rivet). D’autre part, le christianisme est parfois considéré comme une source de « modernité », face à des religions autochtones rejetées dans le « traditionnel », opposition binaire qui reproduit la hiérarchisation des croyances. En dépit de distanciations critiques fréquentes et bienvenues, la perspective est encore trop généralement occidentale et la religion considérée seulement comme le « bras idéologique » de l’expansion européenne. La critique de l’imposition du christianisme et de la « mission civilisatrice » souffre aussi d’un manque de contextualisation. Il ne faut pas en effet perdre de vue que « le racisme de fait de l’Église était partagé par l’immense majorité de la société et... par l’anthropologie. Sa condamnation implicite occulte ce fait » (Françoise Lantheaume).

En dépit de progrès évidents que les auteurs ne négligent pas, certaines des représentations héritées de la colonisation sont tenaces. Religions et colonisation offre des pistes pour nous diriger plus franchement vers l’enseignement d’une histoire qui prenne en charge la complexité et la richesse des dynamiques religieuses sous la colonisation. Lorsqu’il s’agit d’histoire coloniale, les enjeux politiques et sociétaux sont importants. À cet égard, cet ouvrage est un outil précieux, d’abord à l’usage des enseignants, ce qui est sa destination affichée, mais aussi de tous les non-spécialistes, historiens ou non. En proposant des entrées multiples, il permet à la fois de décentrer le regard et de couper court aux généralisations hâtives, sources de visions tronquées des phénomènes étudiés et de reproduction des stéréotypes qui entachent la vision de l’autre. En restituant la place et le rôle de tous les acteurs de la colonisation, colonisateurs et colonisés, hommes et femmes, il oppose à une vision univoque et déformante l’extrême diversité des situations.

par Pierre Guidi, le 12 juillet 2010

Pour citer cet article :

Pierre Guidi, « Colonialisme et propagation de la foi », La Vie des idées , 12 juillet 2010. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Colonialisme-et-propagation-de-la

Nota bene :

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Notes

[1Note de la rédaction : à l’encontre de cette opposition radicale entre les attitudes catholiques et protestantes face au colonialisme, cf. Cañizares-Esguerra, Jorge, Puritan Conquistadors, Iberianizing the Atlantic, 1550-1700, Stanford, Stanford University Press, 2006.

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