Trois sociologues analysent la structure sociale européenne, tirant les conséquences de l’intégration économique et politique en germe sur le continent. Une approche qui ouvre de nouveaux horizons pour l’étude des inégalités.
Trois sociologues analysent la structure sociale européenne, tirant les conséquences de l’intégration économique et politique en germe sur le continent. Une approche qui ouvre de nouveaux horizons pour l’étude des inégalités.
Alors que plusieurs auteurs ont pu déplorer que la sociologie française tende à délaisser l’approche en termes de classes sociales [1], celle-ci semble récemment connaître un regain d’intérêt à une nouvelle échelle, celle de l’Union européenne. Le livre de C. Hugrée, É. Penissat et A. Spire, Les classes sociales en Europe, paraît ainsi en même temps qu’un numéro spécial de la revue Actes de la recherche en sciences sociales [2] consacré à la question de l’existence de classes sociales européennes, auquel les auteurs ont aussi participé.
Même si son ton militant tranche avec les publications officielles, on peut considérer que l’ouvrage s’inscrit dans la lignée de travaux développés laborieusement depuis près de 2 décennies au sein des instituts de statistique européens dans le but d’élaborer une nomenclature européenne des groupes socioéconomiques. Il mobilise en effet la récente classification ESeG (voir encadré), fruit de ce processus, qui regroupe les individus selon la position qu’ils occupent dans la division sociale du travail. Associé à la disponibilité accrue de données issues de grandes enquêtes statistiques harmonisées, ce progrès dans la description des sociétés européennes ouvre un nouvel horizon pour l’analyse des inégalités sociales.
Alors que les publications actuelles de la statistique européenne tendent à individualiser ou à nationaliser les inégalités, en mesurant séparément les taux de chômage, de pauvreté ou encore les écarts de revenus pour chaque pays, les auteurs entendent montrer que les inégalités défavorisent systématiquement les mêmes groupes sociaux et ne se résument pas leur dimension économique. Elles relèvent de rapports de domination entre classes qui traversent l’ensemble de l’échelle sociale et dépassent les nations, contrairement à ce que suggèrerait une lecture réductrice consistant à opposer les pays entre eux (benchmarking) ou, à l’intérieur de chaque pays, outsiders et insiders, peuple et élite.
Pour les auteurs, le développement d’institutions politiques et d’un capitalisme à l’échelle européenne exige de plus en plus de penser les rapports de classe au delà du cadre national dans lequel ils se sont historiquement construits. Peut-on considérer l’Union européenne comme un ensemble partiellement unifié, ayant ses classes populaires, ses classes moyennes et ses classes supérieures ? Ou l’appartenance à une classe sociale donnée prend-elle un sens fondamentalement différent d’un pays à l’autre ? L’ouvrage adopte successivement ces deux lectures, sans véritablement trancher ce point crucial.
Un premier chapitre décrit la composition par classe sociale des différents pays européens suivant un découpage schématique en classes populaires, moyennes et supérieures. Trois chapitres sont ensuite consacrés à décrire chacun l’une de ces classes, en cherchant à mettre en avant les points communs aux membres de chaque groupe dans l’ensemble des pays européens. Adoptant la perspective inverse, le dernier chapitre croise ces 3 classes avec l’appartenance nationale afin de mettre évidence l’hétérogénéité des classes d’un pays à l’autre et proposer des regroupements de classes occupant des positions équivalentes dans des sous-ensembles de pays.
S’il est question de classes sociales, c’est principalement dans leur versant objectif (classes en soi), la question de la conscience de classe et des mobilisations collectives n’étant abordée que de manière secondaire. L’objet du livre est bien de dresser un panorama des inégalités entre groupes socioéconomiques en termes de conditions de travail, de revenus, d’éducation, de pratiques culturelles ou encore de mobilité internationale. Il constitue de ce point de vue une ressource de grande valeur pour les nombreuses statistiques qu’il fournit. L’abondance de travaux cités sur des domaines très divers et les illustrations concrètes des phénomènes évoqués en font aussi une référence utile pour tous ceux qui s’intéressent aux questions de classes sociales et d’inégalités en Europe.
Suite à un rapport publié en 1999, plusieurs projets ont été menés sous l’égide de l’institut statistique européen Eurostat avec le concours de chercheurs et d’instituts statistiques nationaux pour mettre au point une nomenclature socioéconomique au niveau européen, similaire aux catégories socioprofessionnelles (PCS) françaises. Après d’importants débats et une première proposition controversée (dénommée ESeC), la classification ESeG (European Socio-economic Groups) [3] développée entre 2011 et 2014 par une équipe internationale menée par l’Insee a finalement été adoptée par Eurostat pour la publication de statistiques officielles déclinées par groupes sociaux.
Dans sa version la plus agrégée, la classification ESeG distingue 7 groupes d’actifs : cadres dirigeants ; professions intellectuelles et scientifiques ; professions intermédiaires salariées ; petits entrepreneurs (non salariés) ; employés qualifiés ; ouvriers qualifiés salariés ; professions salariées peu qualifiées. Une version plus détaillée distingue 30 catégories.
L’ouvrage repose essentiellement sur le traitement statistique de grande ampleur de 4 grandes enquêtes conduites dans l’ensemble des pays de l’Union européenne, et portant selon les cas sur les années 2006 à 2015. Malgré des limites significatives [4], ces données permettent d’aborder de nombreuses dimensions de la vie sociale à travers des définitions harmonisées au niveau européen.
Pour analyser ces données, les auteurs ont regroupé 30 groupes professionnels en 3 grands ensembles : classes populaires, moyennes et supérieures. Ce regroupement, destiné à faciliter la présentation des résultats, se fonde sur l’étude d’une série d’indicateurs, parmi lesquels le revenu du ménage, le niveau d’études, la position d’encadrement, le statut d’emploi (public, privé ou indépendant), le temps et les conditions de travail. Les sous-groupes sont ensuite plus finement décrits à l’intérieur de chacune des classes.
Ce cadre d’analyse permet aux auteurs d’identifier 2 principaux ensembles de pays. Les classes populaires sont surreprésentées dans l’Europe périphérique du Sud et de l’Est, du fait en particulier d’une plus grande importance des secteurs industriel et agricole à l’Est, et du secteur tertiaire traditionnel et peu qualifié au Sud. À l’inverse, les pays du Nord et de l’Ouest de l’Europe se caractérisent par le poids des classes moyennes et supérieures.
Les auteurs répondent négativement à la question de la convergence ou de la « moyennisation » des sociétés européennes vers une structure commune. En effet, l’harmonisation des droits sociaux se fait toujours attendre en Europe, et la nouvelle division du travail de production fait des pays du Sud et de l’Est du continent « l’atelier, le potager et le grenier » (p. 32) du Nord et de l’Ouest. On regrettera cependant qu’aucune statistique sur les évolutions temporelles des structures sociales en Europe ne soit mentionnée à l’appui de cette affirmation. Plus généralement, l’ouvrage présente à de nombreuses reprises l’aggravation des inégalités sur le continent comme une évidence, l’attribuant notamment aux politiques menées par l’Union européenne, sans avoir véritablement les moyens d’étayer cette affirmation, puisque les données utilisées portent exclusivement sur les années récentes. Or, comme un passage du livre le reconnaît (p. 35), les tendances à l’œuvre sont bien plus complexes, les inégalités de classe ayant plutôt diminué dans les années 1990 avant de repartir à la hausse du fait de la dépression économique à partir de 2008 [5].
L’ouvrage dresse ensuite le portrait des 3 grandes classes sociales.
Les classes populaires représentent 43 % des actifs européens. Elles se définissent par leur position dominée, qui les rend vulnérables à la mise en concurrence entre pays engendrée par la mondialisation des échanges et par les migrations intra-européennes (travail détaché notamment). Au Sud et à l’Est, elles sont composées en grande partie de petits indépendants (notamment d’agriculteurs) dont la situation est beaucoup plus précaire que celle de leurs homologues de l’Ouest, qui sont plus souvent à la tête d’entreprises de plusieurs salariés. Les membres des classes populaires sont partout plus affectés par le chômage et la précarité que les autres classes, avec un taux de chômage allant jusqu’à 14 % pour les travailleurs peu qualifiés, contre 5 % pour les classes moyennes et 3 % pour les classes supérieures. Leurs conditions de travail sont plus dures, leurs revenus plus faibles, leur équipement automobile et informatique moindre, leur accès aux soins de santé moins bon, leurs départs en vacances plus problématiques : la moitié des membres des classes populaires déclarent ne pas pouvoir partir une semaine par an. Enfin, dans un contexte de recul des mobilisations collectives et d’intensification du travail, les membres des classes populaires se déclarent moins souvent syndiqués (9 %) que ceux des classes supérieures (15 %).
Les classes moyennes sont les moins homogènes des trois. Les auteurs soulignent qu’elles sont avant tout une construction politique floue et à géométrie variable, qu’ils caractérisent pour leur part par leur rôle d’« interface » (p. 89) entre classes populaires et supérieures. Elles se distinguent clairement des premières par leurs pratiques culturelles, mais moins par leur équipement en biens de consommation, et de manière limitée par la possession d’un logement (72 % des membres des classes moyennes sont propriétaires, contre 66 % pour les classes populaires).
Les classes supérieures sont, pour les auteurs, le groupe le plus cohérent d’un pays à l’autre, du fait notamment de leur plus grande internationalisation, qui se traduit par un fort soutien à l’Union européenne. Pourtant, l’ouvrage montre bien l’hétérogénéité interne de ce groupe, aussi bien entre les pays européens qu’au sein de chacun d’eux. Flagrante si l’on compare les revenus et le patrimoine, elle se manifeste aussi dans le niveau de diplôme ou les pratiques culturelles. L’attention portée à ce groupe, qui représente un peu moins de 20 % des actifs en Europe, plutôt qu’aux 1 % percevant les plus hauts revenus, se justifie néanmoins par le fait que
l’ordre social se maintient et se reproduit en grande partie grâce à des classes supérieures organisées en cercles concentriques. (p. 122)
L’approche la plus riche et la plus novatrice du livre, présentée dans le dernier chapitre, vise à « dépasser l’alternative réductrice entre lecture nationale et approche continentale pour montrer comment les rapports entre les classes se recomposent en permanence par le biais des contacts, des échanges et des rapports de force économiques et culturels qui se nouent entre Européens » (p. 158). L’analyse tire pleinement profit de la disponibilité de données harmonisées, qui permettent de considérer alternativement les individus comme inscrits dans une structure sociale nationale et dans un espace européen plus large. Il s’agit ainsi d’évaluer dans quelle mesure les classes identifiées à partir de la profession occupée par les individus forment des groupes équivalents d’un pays à l’autre. Cette combinaison d’une entrée par classes et d’une entrée par pays a trop rarement été adoptée par les études sociologiques, qui opposent le plus souvent les classes à l’intérieur d’un espace national, et comparent l’intensité et la structure des inégalités entre pays considérés comme des unités séparées. Au contraire, l’approche retenue ici prend au sérieux l’hypothèse d’une interdépendance croissance des sociétés européennes liée au développement d’un embryon de structure politique supranationale.
L’analyse se fonde sur une classification de groupes définis par le croisement d’un pays et d’une classe sociale, soit 26 pays × 3 classes = 78 groupes. Elle fait ressortir 6 classes sociales transnationales, allant des classes supérieures du Nord et de l’Ouest, en haut de la hiérarchie, aux classes populaires de l’Est et des pays les moins développés du Sud, en bas. Les classes populaires de l’Est apparaissent comme « les soutiers de l’Europe » (p. 160). Ainsi, en Bulgarie et en Hongrie, entre 30 et 40 % des membres des classes populaires rurales déclarent ne pas pouvoir se permettre un repas de viande ou poisson tous les deux jours, situation presque inexistante au Nord et à l’Ouest. Entre ces 2 extrêmes, l’intérêt de cette approche est de faire ressortir de forts décalages au sein d’une même classe sociale selon l’appartenance nationale, ainsi que des inversions de positions lorsque les comparaisons entre classes sont croisées avec le pays : ainsi, le salaire médian des classes supérieures hongroises est nettement inférieur à celui des classes populaires scandinaves. Il y a donc peu de choses en commun entre les classes populaires des différents pays, si ce n’est une position dominée au sein de leurs espaces nationaux respectifs, ce qui rend difficile l’émergence d’un mouvement social européen.
Ces positions objectives ont de plus en plus fréquemment l’occasion de se concrétiser par des contacts directs entre individus issus de pays différents, par le biais de migrations de travail, d’études (programme Erasmus) ou de tourisme. Ces échanges entraînent une mise en concurrence des travailleurs des différents pays pour les classes populaires, et renforcent le statut de « dominants dominés » (p. 179) des classes supérieures de l’Est, dont les membres se voient dirigés par des cadres venus de l’Ouest au sein des multinationales.
Les apports de l’approche transnationale adoptée dans ce dernier chapitre nous font paradoxalement regretter que cette lecture croisant classe et nation n’ait pas été mobilisée dès les premiers chapitres, de manière à décrire des groupes présentant une véritable homogénéité dans des sous-ensembles de pays, plutôt que de définir des classes à l’échelle du continent tout entier et de souligner au cas par cas leur hétérogénéité interne. On peut aussi s’interroger sur l’opportunité de dédier chaque chapitre à une classe, plutôt que de les organiser suivant les dimensions des inégalités. Cette approche aurait permis de dégager de manière plus systématique les oppositions entre classes structurant les nombreux résultats et références fournis. Ces remarques soulignent à nos yeux l’intérêt de poursuivre la voie ouverte par Les classes sociales en Europe, et de construire un cadre théorique qui permette de rendre compte des rapports de classe sur le continent.
par , le 22 janvier 2018
– Numéro spécial « Des classes sociales européennes ? », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 219, 2017.
– Monique Meron, Michel Amar et al., « ESeG (European Socioeconomic Groups), nomenclature socioéconomique européenne », Document de travail, F1604, Paris, Insee, 2016.
– Dossier « Ce que la socio-économie fait aux classes sociales », qui aborde notamment la question des nomenclatures européennes, Revue française de Socio-Économie, n° 10, 2012.
– David Rose, Eric Harrison, Social Class in Europe, Londres,New York, Routledge, 2009.
Milan Bouchet-Valat, « Classes européennes », La Vie des idées , 22 janvier 2018. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Classes-europeennes
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[1] Voir par exemple la série d’articles parus dans la Revue française de Socioéconomie, n° 10, 2012.
[2] Actes de la recherche en sciences sociales, « Des classes sociales européennes ? », n° 219, 2017.
[3] Monique Meron, Michel Amar et al., « ESeG (European Socioeconomic Groups), nomenclature socioéconomique européenne », Document de travail, F1604, Paris, Insee, 2016.
[4] Ces limites tiennent notamment au caractère fruste des variables, et surtout à l’impossibilité d’assigner une classe sociale aux inactifs et aux chômeurs du fait de l’absence d’informations concernant leur dernière profession. Les situations de pauvreté liées à l’inactivité et au travail informel échappent donc malheureusement à l’analyse.
[5] Voir par exemple l’article de F. Lebaron et P. Blavier dans le numéro des Actes de la recherche en sciences sociales déjà cité.