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Dossier / Pierre Bourdieu et la culture

Classes et culture
Entretien avec Philippe Coulangeon


par Nicolas Duvoux & Igor Martinache , le 21 mars 2014
avec le soutien de Institut français (vidéo)



Il y a trente ans, La Distinction de Pierre Bourdieu a posé les bases d’une réintégration des éléments culturels dans la réflexion sur le capital. Cette thèse reste-t-elle valide aujourd’hui ? Philippe Coulangeon évoque les métamorphoses de la distinction dans un monde marqué par les inégalités de patrimoine et les mutations de la légitimité culturelle.

Philippe Coulangeon est l’auteur des Métamorphoses de la distinction, Grasset 2011 ; il a dirigé avec Julien Duval Trente ans après La Distinction de Pierre Bourdieu, La Découverte, 2013.

Prise de vue et montage : A. Suhamy


Transcription de l’entretien

La vie des idées : La Distinction est-elle toujours valide aujourd’hui ?

Philippe Coulangeon : Trente ans après, cet ouvrage reste assez fondamental pour décrire, comprendre et analyser les formes de la stratification sociale et des inégalités, dans la société française au minimum. Je dis « au minimum » car l’un des aspects intéressants de la postérité de La Distinction, c’est le degré avec lequel un certain nombre de concepts et de méthodes qui y sont développés peuvent s’appliquer dans d’autres contextes historiques et nationaux. Bourdieu propose une grille de lecture beaucoup plus souple que ce qu’on en dit parfois.

Ce qui est très important dans cet ouvrage — et qui n’a pas toujours été bien compris, me semble-t-il —, c’est qu’il propose une « analyse relationnelle » du social, pour reprendre ses propres termes. De ce point de vue là, une manière de disqualifier ce qui a été écrit en 1979, était de dire « Regardez ! Le type de correspondances que Bourdieu établissait dans les années 1970 (sur des données des années 1960) entre les positions sociales et un certain nombre de caractéristiques (goûts, style de vie, etc.), ne marche plus aujourd’hui ! » Effectivement, si on fait ce genre de lecture substantialiste de correspondance terme à terme, on va constater qu’un certain nombre de correspondances observées en 1979 ne fonctionnent plus de cette manière-là. Elles fonctionnent toujours, mais ne se manifestent plus de la même façon. Pour ma part, je pense que la matrice est tout à fait pertinente pour comprendre un certain nombre de choses bien que les manifestations aient profondément changé, d’où le titre Les Métamorphoses.

La vie des idées : En quoi consiste la théorie de la distinction, et quelles métamorphoses a-t-elle connues ?

Philippe Coulangeon : La Distinction est l’un des ouvrages de sciences sociales en langue française le plus lu, ou du moins le plus cité, dans le monde ; parmi les ouvrages de Bourdieu, c’est certainement le plus cité. Il a cette particularité de ne pas être cité seulement par des auteurs qui se réclament de Bourdieu ou de sa filiation intellectuelle. Il est aussi beaucoup cité comme une forme de référence par rapport à laquelle certains sociologues contemporains essaient de se positionner. De ce point de vue, il est surtout mentionné dans un champ un peu restrictif dans lequel je situe moi-même une grande partie de mes recherches : le champ de la sociologie des goûts et des pratiques culturelles. Je pense que c’est un aspect très restrictif de l’ouvrage et qu’il était évidemment beaucoup plus ambitieux que ça.

Un des ses enseignements principaux, c’est de montrer le « type de correspondances et d’homologies » — pour parler comme Bourdieu — qui peuvent exister entre l’espace des positions sociales et l’espace des styles de vie. D’ailleurs, il est intéressant aujourd’hui de lire La Distinction par rapport à ce que sont les théories dominantes des classes sociales. À l’échelle internationale, la sociologie des classes sociales est totalement dominée par l’affrontement entre les émules de John Goldthorpe, d’un côté, et les néo-marxistes à la Erik Olin Wright, de l’autre — la position de Goldthorpe étant beaucoup plus puissante et mieux assise à l’échelle internationale que celle d’Erik Olin Wright. Bourdieu n’est pas très présent dans ce débat alors même qu’un des intérêts de l’ouvrage, précisément, c’est d’offrir une alternative à cette position binaire « Goldthorpe — Olin Wright » (ou pour aller vite, « Weber — Marx »). C’était clairement une ambition de Bourdieu dans La Distinction, ce que les lecteurs français savent peut-être moins que les lecteurs anglais parce que ça figure de manière très explicite dans la préface à l’édition anglaise. Il s’y exprime clairement sur son ambition de dépasser l’opposition que Weber faisait entre la classe et le statut — les éléments symboliques de la matérialisation et les éléments matériels. Je crois que c’est là un apport majeur de La Distinction : essayer de montrer le lien qui peut exister entre ce que d’autres approches théoriques de la stratification et des inégalités avaient plutôt séparé.

Il y a cette idée bien connue de double structuration de l’espace social, à la fois par le volume des capitaux (volume des ressources) dont disposent les individus et la composition de ces ressources, notamment avec cette balance (équilibre ou déséquilibre) entre les capitaux économiques et les capitaux culturels. C’est sans doute au niveau de l’articulation de ces deux principes (volume et composition des capitaux) qu’il y a lieu d’observer des changements. Il y a lieu de se poser la question de la transposabilité de ce modèle à la fois dans différents contextes historiques et dans différents contextes nationaux. C’est-à-dire qu’on peut fort bien imaginer, sans invalider la conception de Bourdieu, des situations dans lesquelles la structuration de l’espace social est plus ou moins tirée par les capitaux économiques ou par les capitaux culturels. Concernant de la société française, on a quand même un certain nombre d’éléments convergents liés à tous ces travaux qui montrent l’explosion des inégalités économiques par le haut de la distribution — laissant à penser que les inégalités de richesse et de patrimoine sont probablement plus structurantes aujourd’hui qu’elles ne l’étaient dans les années 1970.

La vie des idées : La culture légitime s’est-elle dévaluée ?

Philippe Coulangeon : Je ne dirais pas forcément ça comme ça. D’une certaine façon, on peut effectivement identifier certaines régions de l’espace social — notamment dans les classes supérieures — où, pour employer le vocabulaire de Bourdieu, « la domination a moins besoin de se légitimer par la culture » qu’il y a vingt ou trente ans. On peut parler de dévaluation de la culture légitime dans ces termes-là ; mais si cela signifie que les hiérarchies culturelles se sont complètement effritées, alors j’en suis beaucoup moins convaincu.

Il est toujours compliqué d’observer des évolutions d’indicateurs comme ceux de la lecture. C’est un problème général à tous les usages d’indicateurs statistiques en sciences sociales, qui semble particulièrement prononcé dans le cas des indicateurs statistiques relatifs à la culture. C’est-à-dire qu’on ne sait jamais exactement ce qu’on mesure. Quand on a des indicateurs de pratiques (comme les indicateurs de pratiques de lectures), mesure-t-on les pratiques des individus ou leur degré d’incorporation de la norme de légitimité culturelle ? C’est une discussion qu’on a eue récemment avec Olivier Donnat — qui s’occupe des enquêtes sur la pratique culturelle au ministère de la culture depuis des années. Il a publié un certain nombre de choses récemment sur l’évolution de la lecture ; montrant que la lecture recule partout — y compris dans les catégories qui sont les plus traditionnellement les plus lectrices. Ce qu’on constate notamment, de manière très évidente, c’est un recul de la lecture dans les catégories les plus diplômées. Une hypothèse que fait Olivier Donnat, et que je trouve assez séduisante, c’est que dans ce recul observé, il y en aurait sans doute une part — difficile à quantifier — qui tient plutôt de ce que j’appelais « le recul de l’incorporation de la norme de légitimité ». C’est-à-dire qu’en situation d’enquête, un étudiant a peut-être moins de difficultés à reconnaître qu’il ne lit pas en 2014 qu’en 1960, où ça faisait tellement partie des attributs requis de l’étudiant que c’était plus délicat à admettre. Évidemment, je ne dis pas que l’évolution ne se réduit qu’à ça mais je suis convaincu qu’il y en a une part qui y est liée, même si ça n’épuise pas l’ensemble du phénomène. De fait, il y a une diminution de la lecture particulièrement prononcée dans les populations qui étaient jadis les plus lectrices ; c’est un phénomène qu’on n’observe pas qu’en France. Les travaux de Wendy Griswold, aux États-Unis, montrent exactement le même type d’évolution. Une façon d’expliquer une part de cette baisse de lecture serait de noter que la lecture est désormais concurrencée par d’autres activités.

La vie des idées : Quelles sont les autres manières de penser les inégalités culturelles ?

Philippe Coulangeon : Il y a effectivement le discours des post-modernes qui consiste à dire que nous sommes dans des sociétés totalement fluides où les identités sociales et culturelles sont totalement versatiles et que les individus font leur marché dans un univers de répertoires culturels qui sont tous également accessibles et non hiérarchisés. Ce sont des thèses qui ont eu un certain succès mais qui n’ont à peu près aucune base empirique. Dès qu’on y regarde de près — quelles que soient les méthodes utilisées — on n’observe pas cela. On observe plutôt que les attitudes culturelles (les goûts et les pratiques culturelles) sont extrêmement différenciées selon un certain nombre de critères sociaux notamment en fonction du niveau d’éducation, qui reste le principal prédicteur des niveaux de vie. Cette première critique, on peut donc la laisser de côté...

À partir des années 1990, ce qui a très certainement structuré le débat autour de la postérité des distinctions, c’est l’hypothèse de l’éclectisme qu’on trouve chez différents auteurs. On la trouve chez Olivier Donnat, dont je parlais tout à l’heure, qui en 1994 avait publié un ouvrage proposant une analyse rétrospective de la série des enquêtes sur les pratiques culturelles menées depuis le début des années 1970 et qui s’intitulait précisément « de l’exclusion à l’éclectisme ». On y trouvait l’idée suivante : finalement, ce qui était peut-être structurant aujourd’hui, c’était l’opposition entre ceux qui sont des exclus de la culture et ceux qui ont accès à une grande diversité de répertoires — pas uniquement situés dans le domaine savant. Cette position faisait écho à des thèses très en vogue à l’époque dans la sociologie de manière générale. On retrouve le schéma des inclus et des exclus dans d’autres champs que celui de la culture. Cette thèse de l’éclectisme a surtout été développée aux États-Unis dans le sillage de Paul DiMaggio d’abord, mais surtout de Richard Peterson qui l’a formulée telle quelle à travers la métaphore de l’omnivore et de l’univore. Au fond, la thèse de Richard Peterson, pourrait se résumer ainsi : ce qui distingue les classes sociales n’est pas tant la nature des répertoires culturels fréquentés que l’étendue de la diversité des répertoires fréquentés. Ce qui distingue les classes supérieures des classes moyennes et populaires, c’est que les classes supérieures ont accès à une grande diversité de répertoires qui ne sont pas tous situés dans l’univers de la culture savante. C’est devenu, en l’espace de quelques années, une sorte de pont aux ânes de la sociologie de la culture (auquel j’ai moi-même participé). Il y a eu des tonnes d’articles et d’ouvrages publiés là-dessus. Il y aurait beaucoup à dire sur l’interprétation qui peut être faite de ce phénomène.

La position de Bernard Lahire enfin — qui se situe directement dans le sillage de Bourdieu —, me semble plus intéressante et plus riche. Elle consiste à dire qu’au fond, les mécanismes générateurs des pratiques sont liés à des dispositions incorporées, mais que l’incorporation de ces dispositions ne se fait pas une fois pour toutes. Ces dispositions sont affectées par la diversité des arènes de socialisation entre lesquelles les individus circulent par la mobilité sociale ou matrimoniale. C’est un point intéressant qui n’a peut-être pas été suffisamment étudié d’ailleurs. Il y a certes un phénomène d’homogamie assez forte dans la société française mais pas seulement. Il y a une proposition importante de couples qui ne sont pas homogames et on peut penser que ça a un impact non négligeable sur la nature des goûts, des pratiques, etc. Je dirais qu’il y a essentiellement ces trois grands types de critiques. J’en oublie sans doute...

Concernant Peterson et la métaphore omnivore-univore, il y a énormément de controverses. Il y a deux niveaux de controverses. D’une part, est-ce que c’est vrai ? Constate-t-on effectivement une montée de l’éclectisme des pratiques des catégories socialement et culturellement privilégiées ? Et, si c’est effectivement attesté, comment l’interpréter ? Je pense que, pour partie, le débat sur la réalité de l’éclectisme est déjà un peu tranché. Il me semble qu’il y a tout de même un certain nombre d’indicateurs assez robustes qui montrent que les pratiques et les goûts sont partiellement structurés par un gradient d’éclectisme. On peut noter que c’était déjà un peu évoqué par Bourdieu dans La Distinction — pour lui, la forme la plus subtile de distinction, c’était de faire des emprunts à des répertoires qui ne sont pas situés dans la culture savante —, ce que Grignon et Passeron ont un peu développé ensuite dans Le Savant et le populaire, avec leur image sur le droit de cuissage symbolique. Ce qui permettrait d’asseoir la domination culturelle c’est le privilège qu’on a d’aller emprunter des choses à des répertoires non légitimes, la démarche inverse étant beaucoup moins évidente.

Sur l’interprétation du phénomène, c’est là qu’il y a énormément matière à réfléchir et que je me suis positionné. Dans la littérature sociologique internationale, cette position concernant l’éclectisme et l’omnivore est très massivement interprétée comme un indicateur de démocratisation culturelle. Les clivages seraient devenus un peu évanescents et cela serait la manifestation d’une forme d’égalisation des conditions culturelles. Je ne suis absolument pas convaincu par cette interprétation. Je crois que c’est un contresens énorme sur la signification des évolutions. À l’inverse, je pense que, d’une certaine façon, la distinction par l’éclectisme est quelque chose d’assez redoutable parce que c’est encore plus subtile que la distinction par la fréquentation de la culture consacrée. En effet, la fréquentation de la culture consacrée peut toujours s’acquérir par le biais de l’école. Ce qui est assez redoutable dans les formes contemporaines de la légitimité culturelle, c’est qu’elles passent sans doute moins par l’école. De ce point de vue-là, elles sont sûrement plus difficiles à conquérir pour ceux qui n’en sont pas héritiers. L’hypothèse que j’ai tenté de faire, c’est que l’hypothèse de la mobilité sociale en matière d’attitudes culturelles produisait effectivement de l’éclectisme. Mécaniquement, des individus socialisés dans des univers contrastés vont développer, à l’âge adulte, des attitudes hétérogènes et éclectiques. Quand on observe les choses, ça n’est pas exactement ça. Je m’avance prudemment car, pour l’instant, je n’ai regardé ça que dans le domaine de la musique et c’est un peu particulier les goûts musicaux car c’est particulièrement classant. Ce que j’observe, toutefois, c’est l’inverse ! En fait, les transfuges de classes (comme les appelaient Hoggart ou Bourdieu) dans des enquêtes types « pratiques culturelles des Français », ont plutôt tendance à développer des attitudes de sur-conformité à la norme et on va plutôt rencontrer l’éclectisme chez les héritiers.

La vie des idées : Quel peut être l’objectif d’une politique culturelle ?

Philippe Coulangeon : J’ai fini par me forger la conviction que du point de vue de la politique culturelle telle qu’elle est menée en France, l’obsession de la démocratisation est un piège. Entendons-nous bien, j’adhère à l’objectif de cette entreprise. C’est un objectif hautement souhaitable et hautement louable. Mais, si la légitimité de la politique culturelle — la légitimité de l’intervention de l’État en matière culturelle — n’est légitimée que, ou en tout cas principalement, par cet objectif, et bien je pense que la légitimité de l’intervention de l’État risque d’être très fragilisée. C’est un problème très concret auquel se heurte le ministère de la culture dans les arbitrages budgétaires. Effectivement, si le ministère de la culture doit légitimer la dépense publique au regard d’indicateurs de performances en termes de démocratisation de l’accès, je me fais quelque inquiétude pour la pérennité des crédits de la culture. Pourquoi dis-je ça ? Parce que je crois que cet objectif très louable de démocratisation de la culture est, pour une grande partie, totalement hors de portée du ministère de la culture.

La vie des idées : Pourquoi vous intéressez-vous aujourd’hui à l’écologie ?

Philippe Coulangeon : J’ai commencé à m’intéresser à ces questions d’une manière un peu tordue, quand je me suis un peu intéressé à la genèse de La Distinction chez Bourdieu ainsi qu’à certains ouvrages et certains textes qui le précèdent. En particulier, l’un des ouvrages collectifs auxquels il a participé, et qui m’a intéressé, est Le Partage des bénéfices. Cet ouvrage collectif avait réuni, à la fin des années 1960, à la fois des économistes, des statisticiens et des sociologues. Il s’agissait de proposer une multiplicité de regards sur la manière dont les bénéfices de la croissance des trente glorieuses avaient été partagés entre les divers groupes sociaux. Ce livre est mécaniquement démodé puisque nous sommes dans un contexte qui n’est plus celui du partage des bénéfices, qui n’est plus celui des années de croissance de l’après-guerre. Je me suis dit, à ce moment-là, qu’un certain nombre de questions de répartitions se posait aujourd’hui non seulement en termes de partage du produit mais peut-être aussi en termes de partage du fardeau des externalités (pour parler comme les économistes). Le lien est un peu là. De la même façon que je crois que les rapports de classes ne se joue pas uniquement dans la sphère de la production mais aussi dans la sphère symbolique et culturelle (c’est un des apports majeurs de Bourdieu), il y a sans doute quelque chose qui se joue dans la reconfiguration des rapports de classes autour du fardeau écologique. Très concrètement, comment se différencient socialement les attitudes et les pratiques écologiques ? Il y a un paradoxe sociologiquement intéressant à explorer concernant le bilan carbone des différents groupes sociaux, par exemple : on observe que les catégories sociales les plus ecological friendly (celles qui dans les enquêtes d’opinions font le plus de petits gestes pour la planète) sont aussi les catégories dont l’impact environnemental est le plus lourd.

Ce qui m’intéresse là-dedans, c’est de voir comment les modes de vie évoluent. A-t-on, là aussi des phénomènes d’émulation, d’imitation, de diffusion et de distinction autour de ces questions ?

La vie des idées : Y a-t-il des dimensions négligées par La Distinction ?

Philippe Coulangeon : Il y a sans doute un certain nombre de dimensions, de différenciations, de stratifications sociales des attitudes culturelles qui sont peu ou pas abordées dans La Distinction. Je pense que c’est effectivement l’observation qu’on peut faire sans remettre l’ouvrage en cause de manière radicale. Pour reprendre le triptyque anglo-saxon « race, gendre, class », il est vrai que les dimensions de genre, « d’identité ethno-raciales » et de générations sont très peu présentes dans La Distinction. C’est en partie explicable par des facteurs historiques. Dans les années 1960, les distinctions liées à la présence sur le sol français de populations allochtones n’avaient pas la même signification qu’aujourd’hui. Ce qui est moins explicable, c’est l’absence de la dimension générationnelle car je pense que même dans les années 1960, si on reprenait les données sur lesquelles travaillait Bourdieu, je pense que la structuration générationnelle existait déjà. Ce sujet à été creusé depuis, et mérite encore de l’être. Il y a effectivement une distinction générationnelle des pratiques. On observe une chose dans d’autres contextes : lorsqu’on réplique un certain nombre d’analyses faites dans La Distinction — notamment en mobilisant des analyses de correspondances multiples —, la structuration de l’espace des attitudes est assez différente selon les classes d’âges. À l’intérieur d’un espace général structuré par des principes ressemblant très clairement à ceux identifiés par Bourdieu dans La Distinction, on peut identifier des sous-espaces (notamment liés aux jeunes générations), où les principes de structuration ne sont pas exactement les mêmes. Je pense que l’idée d’un renouvellement générationnel venant perturber les axes de structuration de l’espace, des goûts et des attitudes, est un point aveugle dans l’ouvrage. Ça a pu alimenter l’idée d’une inversion de la domination. Si on pense au livre de Dominique Pasquier sur les Cultures lycéennes, dont le sous-titre était « la tyrannie de la majorité », on retrouve l’idée que chez les adolescents, la domination fonctionnerait en sens inverse. C’est-à-dire qu’il y aurait une forme de tyrannie des normes qui ne sont pas celles de la culture légitime mais celles de la culture de masse.

Je ne suis pas totalement convaincu par ça mais ce qui est spectaculaire et vrai, dans le monde adolescent, c’est effectivement la cohabitation de différents prescripteurs de normes, de différents prescripteurs culturels. C’est sans doute une transformation très liée à la massification de l’enseignement ; à partir du moment où on a des classes d’âges dans lesquelles la majorité des adolescents vont au collège et au lycée, les héritiers ne sont plus démographiquement majoritaires dans le public scolaire. Par conséquent, il peut y avoir des rivalités de normes qui n’existaient pas dans un contexte où la démographie du public scolaire n’était pas la même. Donc, effectivement, le monopole de la violence symbolique légitime (pour paraphraser Bourdieu et Max Weber à la fois) n’est plus détenu de manière aussi évidente par l’institution scolaire qu’il l’était il y a quarante ou cinquante ans. On observe des phénomènes d’inversion — au moins apparente — de la norme. Derrière ça, je pense qu’il y a quelque chose d’important concernant la question de la culture de masse. Cette dernière est, je pense, un peu trop évacuée dans les questions de sociologie de la culture. Je pense quand même que la saturation de l’espace public par la puissance de feu de l’industrie de la culture de masse produit des effets — en tout cas, il n’est pas absurde de le penser. Derrière l’histoire d’omnivores à la Peterson, il y a peut-être simplement quelque chose de cet ordre là. Même le plus snob des snobs peut difficilement échapper à « l’eau du robinet » de la culture de masse, auquel cas le constat de l’éclectisme est quelque chose d’un peu banal peut-être. Oui, les amateurs de Château Margaux boivent aussi de l’eau du robinet !

Propos retranscrits par Silvan Giraud.

par Nicolas Duvoux & Igor Martinache, le 21 mars 2014

Pour citer cet article :

Nicolas Duvoux & Igor Martinache, « Classes et culture. Entretien avec Philippe Coulangeon », La Vie des idées , 21 mars 2014. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Classes-et-culture

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