Le MIR, parti de gauche extraparlementaire qui fut actif avant la dictature de Pinochet, a construit sa voie dans un marxisme ouvert. Eugénia Palieraki le replace dans l’histoire des gauches latino-américaines et au-delà.
Le MIR, parti de gauche extraparlementaire qui fut actif avant la dictature de Pinochet, a construit sa voie dans un marxisme ouvert. Eugénia Palieraki le replace dans l’histoire des gauches latino-américaines et au-delà.
Le MIR, parti de gauche extraparlementaire actif dans les années 1960-1970, a marqué l’histoire du Chili. Sa capacité à séduire largement, en dépit d’un nombre relativement restreint d’adhérents, s’explique par la manière dont il a construit sa voie révolutionnaire dans un marxisme ouvert. Un équilibre subtil qui n’a pas empêché le recours à la lutte armée, ce qui a contribué à la mythification de ces années d’avant la dictature de Pinochet. L’historienne Eugénia Palieraki replace ce parti, très ancré localement, dans une histoire relationnelle des gauches latino-américaines, et au-delà. Naissance d’une révolution. Histoire critique du MIR chilien (2023) est le premier ouvrage publié par la nouvelle maison d’éditions terres de Feu.
Eugénia Palieraki, maîtresse de conférences à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, est spécialiste de l’histoire politique latino-américaine durant la Guerre froide. Elle a notamment co-écrit avec Clément Thibaud L’Amérique latine embrasée. Deux siècles de révolution et de contre-révolution (Armand Colin, 2023), et a co-dirigé avec Ludivine Bantigny, Quentin Deluermoz, Boris Gobille et Laurent Jeanpierre Une histoire globale des révolutions (La Découverte, 2023). Naissance d’une révolution. Histoire critique du MIR chilien est la version française, très remaniée, de la monographie La revolución ya viene ! El MIR chileno en los años 1960 (Santiago du Chili, LOM, 2014).
La Vie des idées : Il y a tout juste 50 ans, en septembre 1973, le gouvernement du socialiste Salvador Allende était renversé par le coup d’État militaire d’Augusto Pinochet. Allende avait auparavant reçu le « soutien critique » du Mouvement de la Gauche Révolutionnaire (MIR), parti de gauche révolutionnaire dont vous retracez la naissance dans ce livre. Comment expliquer qu’un parti prônant la lutte armée plutôt que le vote ait soutenu un régime « bourgeois » ?
Eugénia Palieraki : Les décisions que le MIR prend en 1970 - d’abord d’arrêter les actions armées, puis d’accorder son « soutien critique » à un candidat socialiste issu des urnes et non pas d’une révolution - peuvent sembler paradoxales pour une organisation qui prône la lutte armée et qui refuse de participer au gouvernement de l’Unité populaire (UP) dirigé par Allende. Pour comprendre la position du MIR, il convient d’évoquer ses premières années de vie. Elles expliquent le rapport complexe que le Mouvement entretient avec les élections et la lutte armée. Ensuite, il faut rappeler en quoi l’UP d’Allende n’est pas un régime « bourgeois ».
Le MIR est fondé en 1965. Un an plus tôt, Allende se porte pour la troisième fois candidat à l’élection présidentielle. Il est soutenu, comme six ans plus tard, par une coalition de gauche dirigée par deux grands partis qui se réclament du marxisme, le Parti Communiste (PC) et le Parti Socialiste (PS). En 1964, la coalition s’appelle Front d’Action Populaire (FRAP). Bien qu’Allende obtienne le score le plus élevé que la gauche chilienne ait jamais eu au premier tour d’une élection présidentielle (près de 39%), il perd face au candidat démocrate-chrétien (DC) Eduardo Frei. Frei l’emporte grâce au soutien des électeurs de droite, qui préfèrent cautionner l’ambitieux programme réformiste de la DC – sa « Révolution en Liberté » – à l’arrivée au pouvoir de la gauche marxiste.
Mais avant ce dénouement décevant pour les Chiliennes et Chiliens de gauche, la campagne électorale de 1964 suscite une mobilisation populaire inédite, en même temps que l’espoir de voir les socialistes et les communistes arriver au pouvoir par voie démocratique. Cet espoir est porté y compris par des militants de gauche radicale qui, malgré leurs fréquentes critiques des élections, soutiennent avec ferveur le candidat Allende. Le MIR est fondé un an plus tard par ces mêmes secteurs, déçus du verdict final des urnes. La défaite d’Allende en 1964 les amène à penser que l’arrivée de la gauche au pouvoir par les élections serait impossible. Cette conviction persiste jusqu’en septembre 1970, quand Allende et l’Unité Populaire (UP) – nom de la coalition communiste, socialiste et chrétienne de gauche avec qui il gouverne entre 1970 et 1973 – emportent l’élection grâce à une majorité relative (36,3%).
En 1965 donc, convaincus que la voie électorale est une impasse, cent à deux cents militants fondent le MIR. Il y a des trotskistes, des dissidents socialistes et communistes, des chrétiens de gauche et ils prônent la lutte armée. La Révolution cubaine est passée par là : arrivés au pouvoir après avoir mené une lutte de guérilla rurale et urbaine contre la dictature de Fulgencio Batista, les révolutionnaires cubains inspirent la gauche latino-américaine des années 1960. Cependant, la plupart des fondateurs du MIR ne rêvent pas de guérilla. Ce sont majoritairement des militants de longue date engagés dans l’action syndicale ou politique à partir des années 1930 ou 1940. Selon eux, la voie armée au Chili prendrait la forme d’une insurrection urbaine, d’une prise d’armes par les masses populaires ayant le MIR pour avant-garde. La conception de la lutte armée du MIR au moment de sa fondation est donc léniniste plutôt que guévariste et inspirée de Cuba.
Cette définition se modifie à partir de 1967, quand la « jeune génération » arrive à la direction du parti. Sa figure de proue est Miguel Enríquez ; il devient secrétaire général du MIR en 1967 et le reste jusqu’en 1974, date de son assassinat par l’appareil répressif de la dictature instaurée un an plus tôt. Les jeunes réunis autour de Miguel Enríquez sont bien plus attirés par la guérilla rurale et urbaine que leurs aînés, ainsi que par l’idée guévariste qu’un petit foyer de révolutionnaires décidés et armés est l’étincelle qui suffit à embraser la prairie. Mais leur seule tentative pour créer un foyer de guérilla rurale échoue au bout de quelques jours. La jeune direction du MIR réoriente alors sa politique armée. Entre 1968 et 1970, tandis que ses organisations-sœurs du Cône Sud – les Tuparamaros uruguayens, le PRT-ERP argentin – agissent dans des contextes de plus en plus autoritaires et s’enlisent dans la militarisation, le MIR se limite à quelques braquages de banque, dont le butin est souvent maigre, et veille à ne surtout pas faire de victimes. Son objectif est d’obtenir des fonds pour construire un appareil clandestin dans le but de résister à un éventuel coup d’État.
Ainsi, peu avant le 4 septembre 1970, date de l’élection présidentielle, quand la direction miriste annonce qu’elle va suspendre ses actions armées pour ne pas mettre en péril la candidature d’Allende, dans les faits, la lutte armée à laquelle elle renonce est à peine mise en œuvre. Qui plus est, en échange de ce renoncement, le MIR est invité à participer à la formation de la garde présidentielle d’Allende, plus connue comme « GAP ». Celle-ci est composée non pas de policiers, dont la gauche se méfie, mais de militants socialistes et de quelques dizaines de miristes. Les miristes du GAP reçoivent une formation militaire de haut niveau dispensée par les troupes spéciales cubaines. C’est la première fois que le MIR a accès à une formation armée digne de ce nom.
Toutefois, l’intégration du MIR dans le GAP n’est pas l’unique raison, et probablement pas la raison principale, qui incite la direction du MIR à accorder son « soutien critique » à Allende avant l’élection du mois de septembre. En 1970, pendant qu’Enríquez dit à la revue emblématique de la « nouvelle gauche » Punto Final que la droite et l’impérialisme ne laisseront jamais Allende arriver au pouvoir de façon pacifique, il voit ses cadres et ses bases militantes s’engager avec passion dans la campagne d’Allende. En août de la même année, sous la pression des dirigeants intermédiaires, le Comité Central du MIR – instance collective de prise de décisions, dont disposent tous les partis qui se définissent comme marxistes-léninistes – adopte une résolution qui appelle à voter pour Allende. La victoire d’Allende en septembre et sa validation par le Congrès fin octobre 1970 rend la crise interne encore plus aiguë. La jeune direction soutient depuis 1967 que la gauche n’arrivera jamais au pouvoir par les urnes. Là voici démentie et sa clairvoyance est remise en cause. Le « soutien critique » que les instances de direction du MIR accordent à Allende au lendemain de sa victoire est une réponse à la crise interne enclenchée le 4 septembre 1970 : le MIR reconnaît que le gouvernement de gauche mérite d’être soutenu, mais il ne renonce pas à sa méfiance vis-à-vis des élections. L’argument s’ajuste à la nouvelle conjoncture : ce n’est plus la victoire par les urnes qui sera empêchée par la droite et l’impérialisme, c’est la permanence d’Allende au pouvoir. Les militaires lui donneront malheureusement raison le 11 septembre 1973. Allende a conquis le gouvernement, dit le MIR, pas le pouvoir. Pour conquérir ce dernier, il faudra une « vraie » révolution socialiste, c’est-à-dire la rupture avec la légalité « bourgeoise ».
Au-delà de l’astuce argumentative qui permet au MIR de soutenir Allende sans renoncer à ses propres positions, le « soutien critique » du MIR à l’Unité Populaire s’explique aussi et surtout par le fait que la « voie chilienne vers le socialisme » mise en œuvre par Allende est une voie non pas « bourgeoise », mais bel et bien révolutionnaire. Dès son élection, Allende nationalise de vastes secteurs de l’économie. La nationalisation des mines de cuivre devient la mesure phare du gouvernement, mais sont aussi nationalisées de nombreuses industries et la banque, en même temps qu’une réforme agraire très ambitieuse est promue par le gouvernement. Ces changements macro-économiques accompagnent la mobilisation constante des secteurs sociaux qui soutiennent l’UP, notamment des organisations des travailleurs, des étudiants, des lycéens, des associations des quartiers populaires. La « voie chilienne vers le socialisme » se pense et se pratique comme une révolution à part entière qui, depuis le gouvernement et les organisations sociales, doit articuler la transition vers le socialisme avec le respect de la démocratie et du pluralisme. Critique du respect d’Allende à l’égard des institutions « bourgeoises », le MIR reconnaît toutefois le potentiel révolutionnaire des profonds changements que vit le Chili et cherche à radicaliser le processus. À partir de 1972 et de la grève massive des petits et grands entrepreneurs, des professions libérales, des industriels, des camionneurs, qui suscite comme réponse l’auto-organisation dans les quartiers et les industries, le MIR collabore avec l’aile gauche de l’UP appelant à suivre une voie vers le socialisme sans libéralisme.
La Vie des idées : Votre approche a la particularité de replacer l’histoire du premier MIR dans un moment (le « moment 68 ») en croisant les échelles (locale ; dans la zone du Cône sud ; continentale ; mondiale). Qu’apporte cette méthode à la connaissance d’un parti dont on avait jusqu’alors souligné la singularité ?
Eugénia Palieraki : Avec Naissance d’une révolution je voulais, entre autres, m’écarter des deux approches prédominantes lorsqu’il s’agit de penser pour l’histoire des gauches le rapport entre les échelles nationale et extranationale. La première est l’approche diffusionniste, qui pense l’histoire des gauches révolutionnaires en termes de contagion ou d’imitation de révolutions réussies qui ont eu lieu ailleurs. La deuxième est l’approche « internaliste » qui enferme l’histoire des gauches soit dans un récit national, soit dans un récit d’autocélébration qui met en scène le supposé exceptionnalisme du parti étudié, en même temps qu’elle s’abstient de contextualiser son histoire.
L’approche diffusionniste a été celle de politistes et d’historiens de droite ou libéraux, qui ont analysé la circulation d’idées ou de pratiques entre les gauches de différents pays comme une circulation unidirectionnelle depuis le supposé centre révolutionnaire vers les périphéries. Les partis de pays périphériques seraient donc soit des imitateurs acritiques, soit des pantins subordonnés aux puissances étrangères (l’URSS, la Chine, Cuba, entre autres) et télécommandés par elles. Le MIR a par exemple souvent été présenté comme une organisation créée par La Havane et mise aux ordres des Cubains.
Quant à la lecture internaliste et nationale, elle trouve plusieurs explications. La première est historiographique. Le MIR ne fait pas figure d’exception. Jusqu’aux années 2000, l’histoire des gauches a surtout été élaborée dans un cadre national malgré leur internationalisme revendiqué et leurs connexions transnationales. En cela, elle suivait la tendance générale : jusqu’aux années 1980, l’histoire politique contemporaine a peu traversé les frontières de l’État-nation. Aussi le développement récent des approches globales et transnationales a permis de repenser l’histoire des gauches. Ma démarche s’en inspire.
La deuxième explication du regard national porté sur l’histoire des gauches est politique ; ce regard est une réponse à l’approche diffusionniste évoquée plus haut. En affirmant le caractère national de l’histoire des partis communistes, socialistes ou guévaristes, les historiens sympathisants de ces partis cherchent à récuser les visions réductrices, voire complotistes susmentionnées.
Si elle trouve des explications, l’approche nationale n’est, toutefois, pas satisfaisante d’un point de vue historiographique, car elle évacue les polémiques et confine le regard plus qu’elle n’apporte de réponses. L’un des paris de Naissance d’une révolution est d’essayer de montrer qu’il est plus efficace d’affronter les questions qui fâchent et pour ce faire, la perspective transnationale s’y prête tout particulièrement. L’approche transnationale m’a, par exemple, permis de montrer qu’à l’opposé des représentations habituelles, le MIR n’a ni été créé par La Havane ni cherché à imiter sa geste révolutionnaire. Les relations entre Cuba et le MIR sont inexistantes au moment de la fondation de ce dernier. Elles se développent à la fin des années 1960, mais restent tendues pendant toute l’Unité Populaire. Étonnamment, le principal interlocuteur et partenaire privilégié de la Révolution cubaine au Chili est un parti dont l’histoire remonte aux années 1930 : le Parti socialiste.
Mais, l’approche « internaliste » à l’histoire des gauches ne les confine pas seulement dans un cadre national. Souvent, le récit se focalise exclusivement sur l’organisation étudiée et il est construit à partir de citations de ses documents (internes et publics), qui ne sont pas soumis à un examen critique ni à la confrontation à des sources non produites par l’organisation examinée. Cette histoire officielle voit le parti étudié comme exceptionnel – de par sa clairvoyance, son analyse fine de la conjoncture, ses décisions et actions toujours jugées comme justes –. Le supposé exceptionnalisme va de pair avec la conviction que l’organisation est pure, dans le sens où elle n’entrerait en interaction avec les autres acteurs politiques et leurs idéologies. Dans le cas du MIR, on a souvent affirmé que cet exceptionnalisme se voyait dans sa radicale et exceptionnelle opposition aux élections, en même temps que dans le fait qu’il serait le seul parti chilien de l’époque à avoir vraiment adhéré à la lutte armée et à avoir prévu le coup d’État.
Dans Naissance d’une révolution, j’ai essayé de démontrer que la recherche d’exceptionnalisme a un double effet négatif. D’une part, elle amène à des affirmations fausses. Le MIR n’est pas la seule organisation à avoir perçu l’imminence d’un coup d’État en 1973. Il n’est pas non plus le seul parti à avoir entrepris efficacement une préparation armée. Un courant interne du PS l’Armée de Libération Nationale, ELN selon l’acronyme chilien –, dirigé par Beatriz, la fille de Salvador Allende, est mieux préparé et bien plus efficace en matière de lutte armée. Plus grave encore, l’exceptionnalisme supposé du MIR dans le récit historiographique, finit par le présenter comme une organisation totalement détachée du contexte politique, idéologique et social dans lequel il a agi. Son histoire devient incompréhensible car elle est hors-sol, faite de documents officiels qui apparaissent comme l’expression d’une clairvoyance unique qui s’explique par le génie politique des dirigeants aux destins tragiques, mais dépourvus de toute capacité d’incidence sur l’histoire de leur pays, exception faite de leur ascendant sur les militants du MIR.
C’est avec ce double cloisonnement que j’ai essayé de rompre dans Naissance d’une révolution. J’ai, d’abord, cherché à sortir le MIR du cadre strictement national pour m’intéresser à la circulation des pratiques, d’idées et d’acteurs entre la « nouvelle gauche » chilienne et d’autres « nouvelles gauches » qui lui sont contemporaines. Mais si le guévarisme est effectivement une source d’inspiration pour le MIR, ce dernier le soumet à un processus d’interprétation et de critique, pas d’imitation. La Révolution cubaine n’est d’ailleurs pas une source d’inspiration unique pour le MIR. Elle fait partie d’un large éventail d’expériences révolutionnaires mobilisées. En effet, les dirigeants, cadres moyens et militants du MIR lisent Mao et le « Che », mais aussi Frantz Fanon. Ils s’intéressent à la théorie de la lutte armée urbaine des Tupamaros uruguayens ou du brésilien Carlos Marighella, s’informent sur la guerre du Vietnam et sur la résistance du FLN algérien à la répression exercée par la France. Ils rencontrent des intellectuels et des étudiants exilés de Bolivie, d’Argentine, d’Uruguay, du Brésil, lesquels arrivent massivement au Chili à partir des années 1960, attirés par la stabilité démocratique du pays.
Ensuite, j’ai cherché à rompre avec le cloisonnement partisan du récit historien sur le MIR, très largement prédominant dans l’historiographie sur ce mouvement révolutionnaire. Sans nier ses spécificités idéologiques ou organisationnelles, je montre les très nombreuses passerelles idéologiques et humaines qui relient le MIR au PS et au PC, mais aussi – étonnamment – à la Démocratie chrétienne et à des organisations sociales et politiques de gauche chrétienne – qui font d’ailleurs partie des principaux alliés du MIR durant l’Unité Populaire.
La Vie des idées : Le MIR fédère différentes forces de gauche, plusieurs générations, des intellectuels et des travailleurs manuels, des chrétiens et des non-croyants... Il est à la fois bien ancré dans les villes, dans les campagnes, et ce qu’on appellerait aujourd’hui le « péri-urbain ». Avec quelle efficacité le MIR a-t-il politisé ces deux derniers espaces ?
Eugénia Palieraki : Le MIR doit aux trotskistes et aux syndicalistes révolutionnaires qui participent à sa fondation sa présence initiale dans les zones rurales et péri-urbaines. Dès les années 1950, en parallèle avec les partis communiste et socialiste, les trotskistes et les syndicalistes révolutionnaires investissent les quartiers périphériques des grandes villes chiliennes. Des secteurs sociaux nouveaux résident dans ces quartiers, qui sont souvent employés dans la petite industrie, où le taux de syndicalisation est beaucoup plus faible que dans les mines ou les grandes industries, là où le PC et le PS prennent presque toute la place. Les petites industries sont un terrain particulièrement fertile pour les petits partis de gauche extra-parlementaire et le resteront durant l’Unité Populaire. C’est là que le MIR parviendra à créer des bases militantes ouvrières.
Au début des années 1960, les militants trotskistes et syndicalistes de gauche radicale sont présents dans les zones péri-urbaines non seulement pour recruter de nouveaux membres, mais aussi et surtout pour politiser ce nouveau secteur social qu’ils considèrent plus enclin à la révolution, en ce qu’il est moins perméable à la vision légaliste du PC et du PS. Il en va de même des régions rurales, mais les contacts et recrutements y sont très peu nombreux jusqu’à la fin des années 1960.
Ce qui change vers 1967-1968 est l’adhésion nombreuse au MIR de militants venant de la DC ou d’organisations sociales chrétiennes. En fait, c’est par les réseaux démocrates-chrétiens et sociaux-chrétiens que le MIR parvient à obtenir une présence très nombreuse parmi les « pauvres de la ville », et a fortiori parmi « les pauvres de la campagne ». Le passage de militants de la DC vers le MIR peut sembler étonnant, mais il est fréquent à la fin des années 1960. Au début des années 1960, la DC et les organisations sociales liées à l’Église catholique notamment la Jeunesse étudiante chrétienne (JEC) et surtout la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) – politiquement proches de la DC, attirent un grand nombre de jeunes Chiliens et Chiliennes de toutes les origines sociales. Venus de familles catholiques et sans politisation préalable, ces jeunes sont attirés par la DC, la JEC ou la JOC non seulement pour des raisons confessionnelles, mais aussi parce que, depuis le Concile Vatican II, elles sont porteuses de projets de réforme sociale et d’action auprès des plus démunis. Dans les universités, où la Jeunesse de la DC (JCD) est présente, des travaux d’été sont organisés dans les zones péri-urbaines ou rurales pour alphabétiser, aider à construire des logements, cultiver des terres.
Mais le réformisme démocrate-chrétien s’étiole à partir de 1968. La DC alors au gouvernement réprime même très violemment des mobilisations sociales ou des occupations de terrains dans les périphéries urbaines ou les campagnes, répression qui fait des morts parmi les habitants de ces zones. Le virage conservateur démocrate-chrétien débouche sur une crise du parti, qu’un secteur de gauche quitte pour former une nouvelle organisation, le Mouvement d’Action Populaire Unitaire (MAPU) qui, sous l’UP, devient l’un des interlocuteurs du MIR au sein du gouvernement. Un autre courant de la DC fait de même en 1971 et forme le parti de la Gauche Chrétienne qui rejoint l’UP et devient un allié privilégié du MIR.
Outre la division de la DC qui débouche sur la formation de deux partis de gauche chrétienne, de nombreux militants ou membres de la JEC et de la JOC quittent leurs organisations d’origine pour rejoindre le MIR. Ils lui apportent leurs contacts et amitiés dans les zones péri-urbaines et rurales – des réseaux nombreux et solides, familiaux ou construits par le biais des associations catholiques ou des travaux d’été –. Le virage à droite de la DC les déçoit et ils ne voient plus dans ce parti un promoteur de justice sociale. Le MIR devient alors un choix privilégié. Malgré son identité marxiste, le MIR, contrairement au PC, n’est pas perçu comme une organisation athée. Son exaltation de Che Guevara, figure sacrificielle, voire christique, y est peut-être pour quelque chose. Le sont tout autant d’autres figures emblématiques de la gauche chrétienne et révolutionnaire qui ont choisi des organisations guévaristes prônant la lutte de guérilla, comme le colombien Camilo Torres. Les chrétiens de gauche ne choisissent pas non plus le PS, considéré comme trop proche du statu quo.
Les intellectuels – souvent des universitaires – aident aussi le MIR à étendre sa présence dans ces secteurs sociaux nouveaux. Ceux-ci sont souvent des chercheurs en sociologie ou en anthropologie, disciplines qui se développent au Chili à partir des années 1950-1960. Les sociologues à l’engagement politique révolutionnaire s’intéressent tout particulièrement aux habitants du péri-urbain, qu’ils considèrent comme plus enclins à la révolution que les ouvriers syndiqués ou les classes moyennes. Les anthropologues ont une présence importante dans les zones mapuche que le MIR va aussi très fortement investir à partir de 1968-1969. Leurs études sur les modalités de politisation et sur les revendications des paysans, des habitants des périphéries urbaines ou des Mapuche permettent à la direction du MIR d’adapter son répertoire d’action et son programme à leurs attentes. D’un autre côté, le répertoire radical du MIR, sa méfiance vis-à-vis des élections et des institutions, résonnent avec l’expérience des marginalisés urbains et ruraux, ces secteurs laissés pour compte jusqu’à la fin des années 1960.
Tous ces éléments expliquent la capacité unique du MIR, si on le compare aux autres organisations de gauche extra-parlementaire de l’époque, notamment les maoïstes, de construire des bases militantes ou sympathisantes nombreuses dans plusieurs régions du Chili parmi des secteurs à la politisation récente. Il convient, toutefois, de signaler que la période est marquée par une forte politisation de l’ensemble de la population et par l’augmentation sensible du nombre de militants au sein de tous les partis de gauche, qui profite plus au PC et au PS qu’au MIR.
La Vie des idées : La « culture miriste » est-elle uniquement le résultat de mythifications ou de considérations rétrospectives (liées par exemple au rôle de certains militants du parti dans la résistance à la dictature de Pinochet) ?
Eugénia Palieraki : Il y a eu, en effet, beaucoup de mythifications concernant les supposées capacités exceptionnelles du MIR à opposer une résistance armée à la dictature, qui sont reproduites même dans des publications récentes, malgré les années passées et malgré les travaux nombreux qui ont montré le contraire.
Ces mythes ont la peau dure pour plusieurs raisons. Je ne n’en mentionne ici que deux. D’une part, le MIR lui-même a construit depuis la fin des années 1960 son propre mythe d’invincibilité et de puissance armée. Comme le montre Naissance d’une révolution, ce mythe est né en 1969-1970. À cette époque, la direction nationale du MIR décide de passer à la clandestinité – ce n’est pas la DC qui le proscrit – et réalise un certain nombre de braquages de banques. Certains de ses dirigeants impliqués, mais aussi des sympathisants qui ont donné refuge à des miristes, sont arrêtés. Mais d’autres dirigeants parviennent à échapper à l’arrestation. Les braquages de banques – très inhabituels au Chili, un pays où la violence d’État se faisait sentir, mais où la violence de la population civile a toujours été de basse intensité – contribuent à alimenter le mythe d’un MIR armé et puissant. Quant à la capacité des dirigeants miristes à éviter les arrestations – due surtout à la protection que leur offrent leurs amis ou ex-camarades socialistes –, elle alimente le mythe d’une organisation capable d’agir dans la plus parfaite clandestinité et d’échapper à l’appareil de répression.
Le mythe se renforce après le coup d’État du 11 septembre 1973, malgré l’étendue de la répression qui s’abat sur le MIR et qui finit par anéantir une bonne partie de l’organisation. Après le coup d’État, le MIR est le seul parti à exiger de ses militants qu’ils ne prennent pas le chemin de l’exil. Il faut rester au Chili et opposer une résistance armée à la dictature. La direction miriste elle-même, à quelques rares exceptions près, applique la consigne et l’assume jusqu’à ses ultimes conséquences, c’est-à-dire la mort violente ou la disparition. Cette décision ancre dans les mémoires la représentation d’un MIR héroïque, seul à opter pour la lutte armée contre la dictature, même s’il y avait des secteurs clandestins des autres partis de gauche qui faisaient de même.
Mais au-delà des mythes, en partie fondés sur des faits, le MIR est une organisation politique qui a durablement marqué l’histoire récente du Chili et ce, malgré le nombre relativement limité de militants qu’il avait en 1973 – entre 5 et 10 000, contre plus de 100 000 pour le PC et autant pour le PS –, comme le rappellent dans leurs postfaces à mon livre Carmen Castillo et Luis Thielemann. Un véritable exploit dans un pays qui a une longue et riche tradition de gauche ! Comme le rappelle L. Thielemann, c’est la culture miriste qui est transmise à des organisations comme SurDa qui politisent les zones péri-urbaines à partir de la fin des années 1980 et, plus tard, le mouvement étudiant des années 2000 et 2010. C’est justement de ce mouvement étudiant qu’est issu l’actuel président du Chili, Gabriel Boric, qui a aussi baigné dans la culture miriste.
La Vie des idées : Quelles leçons l’historienne du « temps présent » tire-t-elle de l’expérience miriste ?
Eugénia Palieraki : Les différences entre les années 1960 chiliennes et les années 2020 françaises sont très nombreuses. Mais cela n’empêche pas que certains aspects-clés de l’histoire du MIR – et plus généralement des gauches des années 1960 – viennent alimenter la réflexion sur le temps présent et ses propres défis politiques et mouvements contestataires.
Nous avons déjà évoqué un premier aspect de l’histoire du MIR qui me semble particulièrement pertinent pour penser le problème de la politisation des secteurs populaires restés à la marge de la vie politique nationale : la capacité du MIR à s’assurer une présence auprès de ces secteurs populaires-là et à les mobiliser. Cette aptitude ne vient pas de l’application d’une ligne par le haut, mais elle passe d’abord par des contacts personnels, puis par la capacité du MIR à traduire son programme et son projet politiques dans des termes qui sont à la fois compréhensibles et attirants pour les secteurs sociaux auxquels il s’adresse.
Un autre axe de réflexion pertinent pour le temps présent est le rapport qu’entretient la gauche extraparlementaire avec la gauche insérée dans les institutions – sujet exploré dans le livre à travers le cas du MIR et de ses relations avec l’UP. Le MIR a été capable de conserver une position critique vis-à-vis de l’UP, tout en étant conscient de la dimension révolutionnaire du gouvernement d’Allende et le soutenant. Ainsi, il n’est pas resté à la marge de l’histoire chilienne des années 1970-1973. Au contraire, il en fut un acteur central. Sur une scène politique largement occupée par deux grands partis de gauche populaires et puissants, le MIR a su tirer son épingle du jeu en trouvant un équilibre – toujours fragile et constamment renégocié – entre nouveauté et inscription dans la culture de gauche préexistante.
L’histoire du MIR pose, enfin, la question du rapport entre violence et politique. La violence politique n’est pas simplement une épreuve de force physique. En politique, la mise en récit de la violence est cruciale. Jusqu’en 1973 et au coup d’État, les miristes ont réussi à contrôler le récit. Revendiquant ouvertement la lutte armée, ils se sont distingués des autres partis, ce qui leur a permis d’occuper une place centrale sur la scène politique nationale. Cela aurait été impossible sans une lutte armée limitée et sans victimes. Le secrétaire général du MIR, Miguel Enríquez reconnaissait publiquement qu’en cas de morts lors d’une action armée du MIR, son capital de sympathie s’effondrerait. Au cours des années 1970-1973, les actions armées du MIR ont d’ailleurs entièrement cessé. Cela n’a pas empêché qu’après le coup d’État le MIR devient l’une des principales cibles de la répression.
par , le 27 octobre 2023
Sarah Al-Matary, « Chili, la révolution par ou sans les armes ?. Entretien avec Eugénia Palieraki », La Vie des idées , 27 octobre 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Chili-la-revolution-par-ou-sans-les-armes
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