Ce n’est qu’à partir de la seconde moitié du XIXe siècle que les études byzantines acquièrent leur statut scientifique officiel et académique, au terme d’un long parcours ayant fortement sélectionné les documents parvenus jusqu’à nous.
Ce n’est qu’à partir de la seconde moitié du XIXe siècle que les études byzantines acquièrent leur statut scientifique officiel et académique, au terme d’un long parcours ayant fortement sélectionné les documents parvenus jusqu’à nous.
Anne-Marie Cheny nous plonge dans les hasards et les aléas de collectes qui ont permis de prendre conscience de l’importance des études byzantines depuis le XVIe siècle. L’action d’hommes passionnés, mais souvent restés dans l’ombre de l’histoire, est au centre de cet ouvrage qui entend replacer ces érudits dans leurs contextes intellectuels foisonnants. Cette enquête est étayée par une présentation soignée où les documents écrits côtoient judicieusement les planches illustrées – un choix d’édition essentiel pour les lecteurs – mais qui reflète aussi l’importance matérielle que ces documents ont eue pour les collectionneurs.
L’ouvrage court du XVIe au début du XIXe siècle. Il s’ouvre donc à une époque où les manuscrits venus de l’ancien monde byzantin sont récoltés par une Europe occidentale en pleine Renaissance et viennent nourrir les réflexions des humanistes. Ces documents sont majoritairement écrits en grec (parfois en latin) et servent à parfaire la connaissance d’une langue encore mal maîtrisée par l’ensemble des érudits européens. L’autrice se demande comment on passe d’intellectuels exclusivement intéressés par les vestiges du monde romain antique à un champ d’études consacré à un Empire d’Orient dont on ne discerne pas, au début, les spécificités.
Cette histoire est également celle d’une dénomination. Le sous-titre s’interroge sur la manière dont on a « inventé » Byzance - par opposition à l’Empire romain d’Orient, qui perdure pendant près d’un millénaire après la disparition de celui d’Occident au Ve siècle. En effet, les termes d’Empire byzantin ou de byzantin sont des créations de ces érudits appliquées à une société qui ne se voyait pas autrement que romaine. Ces penseurs ont donc progressivement cerné cet objet historiographique comme un élément scientifique distinct du reste de l’histoire romaine, à cheval entre l’héritage antique et les influences chrétiennes médiévales.
Le chemin sinueux accompli est celui d’une discipline qui éclot grâce à l’action d’antiquaires, lesquels permettent aux études byzantines d’acquérir leurs lettres de noblesse avant de susciter un engouement scientifique (songeons à la création de la chaire d’études byzantines de la Sorbonne confiée à Charles Diehl en 1899) et populaire (Sarah Bernhardt triomphant dans la pièce Théodora en 1910). C’est enfin l’histoire du jugement porté sur cet empire difficile à classer.
Le début de l’ouvrage s’intéresse à une figure importante de ces intellectuels, Charles Dupuy, qui constitue le premier jalon des études byzantines au XVIe siècle. Au-delà d’une simple biographie, l’autrice replace l’érudit dans le contexte intellectuel qui l’amène à se passionner pour la collecte des manuscrits byzantins. Elle insiste sur l’entourage familial et amical de Dupuy (comme le soutien du cardinal Ippolito D’Este) qui lui a donné le goût de l’antiquité et le souci de partir à la recherche des documents d’époque romaine. L’accès aux grandes bibliothèques de son temps lui permet d’affiner ses connaissances. Dupuy se comporte comme un véritable antiquaire, un collectionneur des artéfacts anciens, il fait preuve d’une curiosité poussée, en professionnel de l’expertise de ces objets anciens, principalement des documents écrits, rares et originaux.
Dans ce chapitre intervient une remarque qu’Anne-Marie Cheny soumettra régulièrement à l’analyse : les études byzantines naissent d’erreurs d’appréciation de documents jugés romains et antiques alors qu’ils ne le sont pas en réalité. La byzantinologie naît donc aussi de quiproquos et de malentendus. À cause de ces erreurs, certains documents sont conservés avant d’être progressivement relus et mieux compris. Il s’agit des premiers moments de l’apparition du cercle des byzantinistes.
L’ouvrage revient ensuite sur le lien important entre l’enseignement de la langue grecque qui se développe en Europe occidentale au XVe siècle et la recherche des manuscrits. Face aux événements tragiques pour le monde byzantin (perte des derniers territoires grecs en Asie Mineure et en Grèce, siège de Constantinople en 1453), se développe le souci de conserver l’antique culture romaine que Byzance était supposée avoir entretenue pendant de longs siècles. Ainsi, les derniers grands érudits et professeurs grecs du XVe siècle que sont Manuel Chrysoloras (1355-1415), Démétrios Chalcondyle (1423-1511) et Janus Lascaris (1445-1535) agissent comme des transmetteurs de la langue grecque et des passeurs de textes anciens à un public occidental de plus en plus avide de connaissances. Manuel Chrysoloras est un proche de l’empereur byzantin Manuel II Paléologue (1391-1425) qui a agi pour le compte de son souverain comme diplomate et professeur de grec réputé à Florence, Milan et Paris. Démétrios Chalcondyle est lui aussi un professeur de grec très apprécié en Italie où il émigre peu avant la chute de Constantinople. Il est membre d’un important cercle de savants grecs émigrés comme le cardinal Bessarion (1403-1472). Son œuvre est avant tout tournée vers la conservation de la culture grecque byzantine (une grammaire et une édition d’Homère par exemple). Enfin Janus Lascaris, également érudit, est entré au service du roi de France Louis XII et a permis l’établissement des premières bibliothèques contenant des manuscrits originaux grecs comme à Blois.
Très vite succèdent à ces érudits des voyageurs occidentaux comme Ogier Ghislain de Busbecq (1522-1592) qui se mettent en tête d’aller chercher directement les manuscrits en Orient, puisque la filière grecque byzantine s’est tarie à la fin du XVe siècle. Ces voyageurs ont souvent conscience de l’importance de leurs missions : ils rassemblent et envoient en Occident tout ce qu’ils peuvent trouver quitte à se tromper parfois et dénicher des textes qui n’ont rien à voir avec ce que veulent leurs commanditaires. Au cours de ces entreprises de collecte, les sélections sont inévitables. Ainsi ce sont surtout les textes classiques antiques et théologiques qui intéressent les érudits du XVIe siècle. Certains textes (des traités de médecine, des chartes ou encore des registres de comptes) ont pu être jugés intéressants par ces chercheurs et mis de côté. Dans les lettres qu’il échange avec ses patrons, Busbecq pense que la plupart des documents trouvés n’ont rien de rare, mais, par acquit de conscience, ils les envoient à ses commanditaires. Or, parmi tous les manuscrits dénichés, beaucoup n’ont rien d’anecdotique. On trouve par exemple un registre du patriarcat de Constantinople, jugé inestimable aujourd’hui.
Dès cette époque, les humanistes européens prennent possession des savoirs transmis par ces manuscrits, en particulier les imprimeurs qui prennent conscience que ces documents retrouvés sont rares, fragiles et méritent d’être édités afin d’éviter que leur contenu ne se perde. Ces manuscrits représentent également un fonds de commerce vital pour certains imprimeurs spécialisés dans l’édition de textes anciens. L’autrice s’intéresse ainsi à la relation forte, quoique tumultueuse, entre deux figures de la Renaissance européenne, le philologue Hieronimus Wolf (1516-1580) et le banquier Anton Fugger (1493-1560). Wolf est connu pour avoir composé un Corpus Historiae Byzantinae que tous les érudits intéressés par l’histoire byzantine (Dupuy ou plus tard Peiresc) possédaient dans leurs bibliothèques. Ce Corpus rassemble des chroniques datant du IVe au XVe siècle qui sont pour la plupart encore mal connues en Europe. Ce travail, et plus largement l’œuvre philologique de Wolf, a été rendu possible par le soutien financier du banquier Fugger, un appui crucial puisqu’il finança des imprimeurs comme Johannes Herbst ou Henri Estienne qui ont publié les textes classiques (Isocrate, Démosthène, Denys d’Halicarnasse) ou byzantins (Jean Zonaras ou Grégoras) dénichés, critiqués et commentés par Wolf.
Anne-Marie Cheny montre que cette recherche des manuscrits est au centre des réflexions et des échanges intellectuels qui fondent le philhellénisme des intellectuels du XVIe siècle. Tous, Hieronimus Wolf en tête, se forment comme hellénistes en se nourrissant de ces textes et sont sans cesse à la recherche de nouveautés. Ils savent y exercer leur regard critique. De même, ils deviennent des experts dans l’authentification des manuscrits, dans leur critique minutieuse de ce qui fait ou non l’originalité d’un document. Grâce à eux et à leurs mécènes, ils participent à l’œuvre d’édition et de traduction de ces documents rares et fragiles.
Les deux chapitres suivants sont consacrés au personnage central de cet ouvrage : Nicolas-Claude Fabri de Peiresc (1580-1637), qui occupe une place centrale dans l’édification de la byzantinologie comme discipline de plus en plus autonome. L’humaniste provençal a influencé les plus grands érudits qui reprendront son travail d’édition, de traduction et de critique des œuvres littéraires anciennes, découvertes par ses envoyés en Orient. On notera en particulier son patient travail de constitution d’une bibliothèque sans égal. Son réseau de correspondants et de chargés de mission a permis des échanges d’informations et de connaissances sur l’Empire byzantin. Même si on se perd parfois un peu à la lecture de ces pages entre la biographie de Peiresc et l’analyse de son action intellectuelle, il faut retenir qu’à partir de ce moment, les études byzantines deviennent un objet historiographique en soi, qui rend possible les travaux ultérieurs d’un Charles du Fresne du Cange (1610-1688) ou bien d’un Guillaume du Vair (1566-1621). Le premier est un grammairien et philologue au service de Louis XIV qui publia de nombreux ouvrages byzantins (notamment une monumentale Historia Byzantina). Président du parlement d’Aix-en-Provence, ecclésiastique et garde des Sceaux de Louis XIII, il favorisa le travail de Peiresc, l’introduisit dans les milieux parlementaires parisiens et lui facilita, grâce à ces appuis de taille, la collecte des manuscrits grecs médiévaux. Surtout, c’est le système de classement des manuscrits de Peiresc qui s’organise autour de catégories claires et pertinentes (théologie, philologie, histoire) qui, si elles reprennent des méthodes plus anciennes, facilitent le travail d’analyse, de comparaison et de critique des documents.
Enfin, le travail de Peiresc et de ses contemporains permet d’utiliser les découvertes (surtout en matière théologique) pour influencer les controverses de l’époque (rappelons le contexte de crise religieuse que connaît la chrétienté à partir du XVIe siècle). L’œuvre de Peiresc est donc monumentale et l’autrice se charge avec brio de nous le démontrer.
Le pouvoir politique n’est pas non plus étranger à cette quête de manuscrits, bien au contraire. Officiant souvent comme mécènes, les princes entendent se constituer la bibliothèque la plus brillante et la plus prestigieuse. En la matière, l’action du pouvoir royal français au milieu du XVIIe siècle est exemplaire. Sous la férule de philologues comme Henri Valois, la France de Louis XIV investit dans l’acquisition de manuscrits orientaux rares, étant aussi en concurrence avec le monde italien. Ainsi se constitue la Byzantine du Louvre, cette grande collection de documents byzantins réalisée à partir de 1648 qui regroupe les œuvres de personnalités aussi importantes pour l’histoire byzantine que Jean Zonaras ou Nicetas Choniates, des chroniqueurs des XIIe et XIIIe siècles. Cette entreprise permet la naissance des études byzantines en France : c’est alors que l’on passe dans le monde des études scientifiques modernes. Le mérite de l’ouvrage d’Anne-Marie Cheny est de nous fournir les clés de compréhension de ce phénomène historiographique jusque-là trop méconnu.
L’Empire byzantin conserve encore pour le grand public une part d’exotisme et de marginalité. Il est cet État dont les collégiens apprennent l’histoire au détour d’un rapide chapitre comparatif avec l’Empire carolingien. Il est associé à cette expression – « C’est Byzance ! » – qui retient la supposée richesse fabuleuse d’un empire disparu. Il est enfin cet adjectif, byzantin, significatif d’un esprit tortueux et compliqué, enclin aux chicanes intellectuelles. Pourtant, si l’Empire byzantin n’est pas rangé dans la liste des empires méconnus et qu’il occupe dans l’histoire une place certaine, quoiqu’encore difficile à déterminer (Antiquité ? Moyen Âge ? Empire romain ?), c’est grâce à l’action de ces érudits, dont les trajectoires sont brillamment mises en valeur par l’ouvrage d’Anne-Marie Cheny.
par , le 4 juin
Mathieu Couderc, « À l’origine des études byzantines », La Vie des idées , 4 juin 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Cheny-Le-cercle-des-byzantinistes
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