Avec 1, 2 million d’enseignants et 12, 6 millions d’enseignés, la question budgétaire est au cœur des problèmes de l’Éducation nationale, dont les exigences ne résistent guère face à d’autres politiques publiques.
Avec 1, 2 million d’enseignants et 12, 6 millions d’enseignés, la question budgétaire est au cœur des problèmes de l’Éducation nationale, dont les exigences ne résistent guère face à d’autres politiques publiques.
Le livre de Clémence Cardon-Quint ne s’inscrit pas dans les termes habituels et souvent simplistes du débat sur les moyens de l’Éducation nationale : l’incapacité de l’institution à atteindre les objectifs qui lui sont donnés remet-elle en cause la légitimité des ressources qui lui sont consacrées ou bien, au contraire, cette incapacité ne serait-elle pas la conséquence de l’insuffisance des crédits alloués au regard du périmètre à couvrir, en pleine expansion depuis 1945 ?
Un des intérêts de l’ouvrage de Clémence Cardon-Quint est qu’il s’abstient d’apporter une réponse simpliste à une question complexe et qu’il déjoue le piège tendu par certains sujets devenus marronniers : combien de suppressions ou de créations d’emplois ont-elles été inscrites au budget ? Autant de symboles qui, pris isolément, ne suffisent pas à rendre compte des défis éducatifs. Au contraire, avec une grande clarté, l’autrice resitue la question budgétaire au cœur de l’écheveau d’enjeux interdépendants dont la compréhension d’abord, la maîtrise ensuite, est nécessaire pour assurer la continuité d’un service public aussi considérable par le nombre des agents mobilisés (1,2 million) que par celui des élèves accueillis (12,6 millions) ; et cette tâche n’a rien de simple.
Ce travail s’ancre dans une histoire de l’État éducateur attentive aux acteurs – toujours présentés et incarnés – et aux bricolages. Il est fondé sur un solide dépouillement d’archives budgétaires conduit pour reconstituer des séries de données, comprendre le travail administratif et reconstituer les prises de décisions. Le dépouillement reflète bien la prise en compte de la multiplicité des acteurs qui jouent un rôle dans la fabrique budgétaire ; présidence de la République (conseil restreint, dossiers de conseillers), Premier ministre, secrétariat général du Gouvernement, Commissariat général au Plan, Éducation nationale (cabinet du ministre, secrétariat général, services financiers), Finances (cabinet du ministre, direction du Budget), mais aussi archives de syndicats (Fédération de l’Éducation nationale, Syndicat national des enseignements du second degré, Syndicat national des instituteurs et professeurs d’enseignement général de collège) et de partis politiques (Parti socialiste). Aussi voit-on en action les Finances et l’Éducation nationale, mais aussi Matignon et l’Élysée ; les rapports de force internes aux syndicats enseignants se surimposent aux rapports de force internes à l’appareil d’État, à l’occasion des négociations ou des mouvements sociaux.
L’approche chronologique permet une lecture longitudinale des grandes réformes qui ont rythmé le système éducatif depuis l’après-guerre jusqu’à 1986, prolongée par un épilogue stimulant qui prolonge la réflexion jusqu’à nos jours ; elle débute par l’expansion économique de la Reconstruction et des Trente Glorieuses et se poursuit jusqu’aux périodes moins fastes, après le choc pétrolier de 1973, où la réduction du déficit et de la dette de l’État exerce une pression croissante sur les politiques publiques. On suit les heurs et malheurs budgétaires des plans d’équipement scolaires, des recrutements d’enseignants, des revalorisations (ou non) de leur traitement, des lois Debré et Guermeur, donc du financement public de l’enseignement privé, de la loi Haby sur le collège unique, du plan « Informatique pour tous », entre autres.
Le budget de l’Éducation nationale est en effet déterminé par deux servitudes dont aucun acteur ne peut faire abstraction : la démographie et la croissance économique. La première détermine le nombre des élèves à scolariser, et la seconde comporte ou non les marges de manœuvre susceptibles d’abonder les moyens ou, au contraire, de rendre des compressions nécessaires.
Vient ensuite la procédure budgétaire qui, loin d’être une banale opération technique, cristallise de nombreux enjeux. L’administration doit quantifier l’existant, évaluer les besoins, formuler des demandes et poser des limites, négocier et trouver un accord, le cas échéant en recourant à l’arbitrage politique. Un accord auquel seraient parvenues la rue de Grenelle et la rue de Rivoli peut être balayé par une intervention de Matignon ou de l’Élysée.
Cette procédure est un ensemble de rituels participant à une dramaturgie budgétaire faite d’affrontements politico-techniques où s’exprime la divergence entre les Finances et l’Éducation nationale, sans que soit affectée, par ailleurs, la continuité du dialogue entre les deux administrations, constituées de fonctionnaires partageant la même culture professionnelle. Il est intéressant de constater que la professionnalisation et la structuration du processus budgétaire grâce à la stabilisation des savoirs et au perfectionnement des outils, notamment informatiques et de calcul, auquel il est à juste titre prêté attention tout au long de l’étude, si elle optimise la gestion, ne suffit pas à produire des choix budgétaires absolument rationnels.
Dans ce processus, l’autrice constate le faible poids des questions pédagogiques et remarque, au contraire, celui, exorbitant, des perspectives macro-économiques et de l’emploi, de certains marqueurs politiques utiles dans la compétition électorale, dont la temporalité comme le contenu ne sont pas toujours, loin s’en faut, en phase avec les besoins de l’enseignement. En dépit de sa lourdeur, la fabrication du budget de l’enseignement scolaire est donc brusquée par de nombreux et puissants facteurs exogènes qui génèrent une multitude de bricolages, compromettant parfois la lisibilité du budget pour les non-initiés, voire pour le Parlement lui-même.
Clémence Cardon-Quint montre que l’inscription de la dépense d’éducation parmi les priorités nationales est l’objet d’un relatif consensus politique. Toutefois, cette dépense est en quelque sorte victime d’un paradoxe : si l’on peut mesurer ce que l’enseignement scolaire coûte (les traitements, etc.), il semble impossible de mesurer ce qu’il rapporte, d’autant plus que les réformes font rarement l’objet d’une évaluation. Pour la période la plus récente, le chiffrage des coûts lui-même est interrogé dans une récente note de l’Institut des politiques publiques, qui conclut que l’État, contraint de financer le système de retraite des fonctionnaires, se voit déséquilibré par la proportion défavorable entre les actifs et les retraités, et impute les moyens qu’il utilise ainsi aux dépenses de personnel ; il en résulte que des moyens affectés à la mission enseignement scolaire sont en partie affectés au service des pensions. Par suite les moyens effectivement dévolus à cette mission sont inférieurs de 10 Mds € au chiffre habituellement retenu et la dépense intérieure d’éducation par élève se trouve surévaluée de 10 % environ.
Or, l’autrice le rappelle à juste titre, le système éducatif ne parvient pas à réduire la traduction scolaire des inégalités sociales, les amplifie même. En parallèle, le niveau des élèves n’est pas satisfaisant, comme l’indiquent les enquêtes internationales, et l’attractivité de l’enseignement recule. Pour remédier à cette situation, le rythme des réformes s’accélère, souvent à moyens constants : d’après l’OCDE, l’enseignement scolaire français en a connu 56 entre 2010 et 2020. Il faut sans doute y voir autant d’ajustements au « compteur de vitesse » qu’est le budget du ministère, selon l’expression utilisée par le secrétaire général Pierre Laurent pour parler de l’allocation ou du retrait des moyens par lesquels la réalisation d’une mesure est accélérée ou, au contraire, retardée ou abandonnée.
Cet ouvrage contribue donc à la lisibilité de l’action publique, en permettant aux lecteurs et aux lectrices au-delà du champ académique de décoder un processus complexe qu’on ne connaît souvent qu’à travers des épisodes isolés, médiatisés en raison de l’enjeu particulier qu’ils cristallisent. On ne peut s’empêcher de penser que la suppression des heures supplémentaires dans le second degré (Le Monde, 1er mai 2024), annoncée début 2024 puis retirée, est à comprendre au regard d’un épisode, invisible pour le public, de la dramaturgie budgétaire annuelle qu’un jour, peut-être, les archives éclaireront. De la même manière, la suspension des crédits de la part collective du Pass Culture affectée aux collèges et aux lycées (France Info, 19 mai 2025), début 2025, illustre la pression sur la maîtrise de la dépense publique : l’engagement des deux tiers des crédits affectés à ce dispositif au milieu de l’année scolaire 2024-2025 laissait en effet penser qu’ils auraient été épuisés avant la fin de l’année civile 2025, correspondant à la première partie de l’année scolaire 2025-2026.
Plus généralement, les épisodes évoqués ci-dessus témoignent de la désynchronisation des temporalités de la procédure budgétaire, de la vie politique et des échéances électorales qui la rythment. On pourrait au contraire imaginer que l’espace d’une cohorte ou d’une génération d’élèves soit vraisemblablement le mieux adapté pour concevoir et évaluer une politique éducative véritable, « à l’abri des petites fièvres de la mode [1] ». Par ailleurs, en montrant la puissance et les limites d’une prise de décision au niveau de l’État et en contestant l’idée que la solution résiderait dans l’autonomie des établissements, cet ouvrage invite à engager une réflexion – et des recherches – sur le rôle des administrations déconcentrées dans le pilotage de l’Éducation nationale, les académies et les directions départementales des services de l’Éducation nationale (DSDEN). Il y a là une piste pour sortir du piège produit par la représentation selon laquelle le politique et l’État central devraient tout, comme s’ils le pouvaient.
Outre son apport historiographique, cette étude invite ses lecteurs à embrasser les situations dans la globalité des acteurs investis dans les processus de décisions en termes de politiques publiques. Reste à savoir s’il est possible de modéliser en totalité les implications politiques, économiques, sociales et culturelles des décisions prises dans le domaine de l’éducation. La prise de décision impréparée ou mal calibrée peut n’avoir aucun effet, cela n’a d’ailleurs rien de nouveau : comme le déplorait un inspecteur de l’académie de Paris en 1909, « nous semblons attribuer aux règlements une sorte de force immanente et souveraine sur laquelle on peut se reposer. Le défaut des Français, a-t-on dit, est de croire que quand les choses sont dites, elles sont faites [2] ». En outre, la conduite d’une réforme suppose une réflexion préalable quant à la cohérence de la politique publique qu’elle modifie et dans lequel elle s’insère : « il est à désirer que l’administration supérieure se mette d’accord avec elle-même et nous ne nous adresse pas des prescriptions contraires à la règle qu’elle a elle-même donnée [3] » remarquait, placide, l’éminent proviseur du lycée Condorcet en 1885. La mise en œuvre des politiques éducatives dans les académies et les établissements soulevait des questions dont l’actualité est frappante, sans parler de l’autonomie des établissements, tentée après la grande réforme du lycée de 1902. L’expérience des praticiens de tous ordres, conjuguée avec les savoirs produits par la recherche, ont leur place dans cette entreprise susceptible de renforcer le sens et la rationalité des choix budgétaires et des politiques publiques dont ils sont le moyen.
Dans l’épilogue de son ouvrage, Clémence Cardon-Quint écrit qu’« en regardant le chemin parcouru, l’empilement des attentes et la faible progression des moyens, on s’étonne plutôt que le décrochage [du niveau des élèves] n’ait pas été plus marqué. On le doit sans doute au bien-fondé de certains choix budgétaires, autrement dit, à la disparition de dépenses dont l’efficacité n’était pas certaine. On le doit surtout au travail fourni par les enseignants dans des conditions parfois difficiles et malgré une rémunération de moins en moins attractive » (p. 439). Comme en témoignent les usages politiques de l’imaginaire « règle d’or de Jules Ferry », qui consisterait à ce que l’éducation bénéficie de 1/6 e du budget de l’État, la priorité morale accordée en principe à cette dépense ne résiste pas face à d’autres politiques publiques, liées à l’emploi et au développement industriel, ou encore aux décisions prises en vue d’influer sur le rapport de force électoral. Du décalage entre les attentes que l’Éducation nationale cristallise et les moyens qui lui sont consentis, résulte une disproportion que l’on doit remarquer, sans toutefois s’en étonner au regard de son caractère désormais habituel.
Cet ouvrage apporte une solide matière à réfléchir aux conséquences des poids respectifs, dans le gouvernement de l’Éducation nationale, des questions budgétaires d’une part, déterminées par des ressources contraintes par le déficit et la dette, et, d’autre part, de la réflexion de fond visant à définir les fins à poursuivre dans le cadre d’un périmètre clair pour assurer à la jeunesse, l’éducation de qualité à laquelle elle a droit. De ce point de vue, il serait sans doute utile de réfléchir à la tension, irrésolue à ce jour, entre formation des élites et démocratisation de la culture.
par , le 10 novembre
Pour aller plus loin
Études historiques
Jean-Charles Asselain, Le budget de l’Éducation nationale (1952-1967), Paris, PUF, 1969, 279 p.
Clémence Cardon-Quint et Johannes Westberg (dir.), « Les réformes du financement de l’éducation France/Suède », n° 157, Histoire de l’éducation, 2022.
Clémence Cardon-Quint, « Perspectives budgétaires ou comment saisir l’encastrement de l’économie, de la politique et des politiques publiques. Étude de cas sur le budget de l’Éducation nationale (1975-1985) », n° 48, Histoire@Politique, 2022.
Jean-François Condette (dir.), Le coût des études. Modalités, acteurs et implications sociales (XVIe-XXe siècle), Rennes, PUR, 2012, 416 p.
Roger-François Gauthier et André D. Robert, L’école et l’argent. Quels financements pour quelles finalités ?, Paris, Retz, 2005, 175 p.
Études statistiques
Repères et références statistiques 2024. Enseignements, formation, recherche, Paris, DEPP/SIES, 2024.
France, portrait social (dépenses d’éducation), INSEE, 21 novembre 2024.
Loris Bagot, Claire Dutey, Charles de Fornel, Valérie Liogier, Sylvie Rousseau, Le financement de l’éducation en 2023. Compte de l’éducation 2023 provisoire et 2022 définitif. Éléments de comparaison internationale pour 2021, Paris, DEPP, 2024.
Kévin Hédé, « 10 points sur les salaires enseignants », Le Grand Continent, 14 juin 2022.
Autour du livre
« Budget de l’éducation : un moment historique ? », Être et savoir (Louise Tourret), France Culture, 19 mai 2025.
Pierre Caspard, « Clémence Cardon-Quint, L’argent de l’école. Histoire du budget de l’Éducation nationale depuis 1945, Paris, Presses de Sciences Po, « Académique », 2025, 486 p. », Le Mouvement Social, 9 juillet 2025.
François Jarraud, « L’argent de l’école », Mediapart, 28 avril 2025.
« Budget : « L’académie serait un échelon beaucoup plus pertinent pour apprécier le bon emploi des moyens ». Entretien avec Clémence Cardon-Quint », Café pédagogique, 1er juillet 2025.
« Les dépenses d’éducation sont traitées comme des dépenses de consommation. Entretien avec Clémence Cardon-Quint », Café pédagogique, 30 juin 2025.
« Planifier, réformer, et bricoler, histoire du budget de l’école », Le Cours de l’histoire (Xavier Mauduit), France Culture, 11 septembre 2025.
Éléa Pommier, « L’argent de l’école. Plongée dans la fabrique du budget de l’Éducation nationale », Le Monde, 10 juillet 2025.
Marion Rousset, « Améliorer notre système scolaire sans forcément dépenser plus, c’est possible ? », Télérama, 15 mai 2025.
Pierre Porcher-Ancelle, « Enseigner aux quatre veines », La Vie des idées , 10 novembre 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Cardon-Quint-L-argent-de-l-ecole
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[1] Instruction de Napoléon 1er à M. de Fontanes, grand-maître de l’Université impériale, 1808. Ambroise Rendu, Code universitaire, 1835, p. 3.
[2] AN, AJ16 2692. Rapport sur l’enseignement secondaire des jeunes filles dans l’académie de Paris. Jules Combarieu à M. le vice-recteur de l’académie de Paris. Paris, le 20 juillet 1909.
[3] AN, AJ16 8448. Comité des proviseurs de Paris, Vanves et Versailles, séance du 12 mai 1885.