De la « rigueur » de Mitterrand au « mandat » de Hollande, Bruno Amable retrace la transformation du capitalisme français et démonte la fabrique d’une crise politique.
De la « rigueur » de Mitterrand au « mandat » de Hollande, Bruno Amable retrace la transformation du capitalisme français et démonte la fabrique d’une crise politique.
Le mécontentement social est sensible en France. La réforme des retraites proposée par le gouvernement Macron en 2019 a attiré des centaines de milliers de personnes dans les rues et a déclenché la plus longue grève des transports depuis 1968. Cela fait suite à une année de manifestations des gilets jaunes et, avant cela, du mouvement Nuit debout, style Occupy Wall Street, contre les réformes du marché du travail.
L’ouvrage de Bruno Amable, Structural Crisis and Institutional Change in Modern Capitalism, propose une analyse historique détaillée du modèle économique français des cinquante dernières années, qui peut nous aider à comprendre la conjoncture actuelle.
Alors que la France n’a jamais embrassé les réformes éhontées du marché libre du thatchérisme et a même « une certaine tradition de contestation du néolibéralisme et du capitalisme en général » (p. 7), Amable montre que la classe politique française est depuis longtemps engagée dans des réformes « du côté de l’offre ». C’est-à-dire qu’elle tente d’accroître la rentabilité des employeurs dans l’espoir qu’ils investissent, embauchent et, au bout du compte, stimulent la croissance. Ces réformes ont engendré des clivages sociaux et des réalignements politiques. Dans les années 2010, Amable soutient que la France est entrée dans une crise systémique dans laquelle la classe politique n’a aucune stratégie viable pour résoudre les problèmes sociaux et économiques existants.
Selon Amable, le capitalisme français contemporain a connu deux tournants décisifs, tous deux le fait de gouvernements du parti socialiste. Le premier est le programme d’austérité (plan de rigueur) du président Mitterrand à partir de 1983. Le second est le nouveau « mandat » politique du président Hollande, qui a débuté en 2012. C’est sous Hollande que les gestes pro-business du mandat de Mitterrand ont été pleinement réalisés. C’est la fin des compromis avec la gauche. Le PS consolidera plutôt sa base autour des professionnels urbains hautement qualifiés et des classes supérieures, ou ce qu’Amable appelle le « bloc bourgeois ».
L’ouvrage s’articule autour de la compréhension de ces deux événements clés. Le chapitre 2 offre une perspective à plus long terme des idées économiques en France. Dans le chapitre 3, Amable détaille les réformes de Mitterrand et les conséquences politiques qui en découlent. Le dernier chapitre, avant la conclusion, poursuit cette histoire mais se concentre fortement sur la période précédant la présidence de François Hollande.
Pour préparer le terrain aux thèmes du livre, le chapitre 1 donne un aperçu des performances économiques françaises. Amable note que depuis les années 2010, le débat économique s’oriente autour de la perception de la mauvaise performance de la France. Assurément, telle est la réputation du pays. Des publications libérales comme The Economist décrivent l’économie française comme « sclérosée, inflexible, boursouflée », tout en accusant les politiciens de se dérober aux coupes budgétaires et aux accords de privatisation nécessaires – ce qu’Amable appelle la « thèse de la lâcheté politique » (p. 41).
Quelle est la réalité ? Amable montre que la croissance économique a été plutôt médiocre. Cependant, la croissance en France, comme dans toutes les économies avancées, a été plus faible depuis les années 1980 par rapport aux décennies précédentes. Par d’autres mesures standard, la France semble assez compétitive. La productivité du travail suit l’Allemagne, la dette publique est maîtrisée et même les coûts de la main-d’œuvre en France sont comparativement faibles. Étonnamment, ils sont même inférieurs à ceux du Royaume-Uni.
Même avec le taux de chômage – la mesure standard pour démontrer la rigidité de la France – l’histoire est plus complexe. Il est vrai que le taux est élevé, autour de 10 %, mais Amable souligne deux points. Premièrement, il y a un fort effet d’âge. Le taux d’emploi des travailleurs dans la force de l’âge (25-54 ans) est comparable à celui d’autres pays à revenu élevé. Deuxièmement, la France a un faible taux d’emploi à temps partiel. En d’autres termes, si des pays comme le Royaume-Uni, les Pays-Bas et l’Allemagne ont un faible taux de chômage, c’est parce que de nombreuses personnes travaillent (souvent contre leur gré) à temps partiel.
Pour comprendre ces tendances et l’histoire plus large du capitalisme français, Amable nous oriente vers les institutions. Les institutions « canalisent et régulent » les conflits sociaux. Sa définition s’écarte de nombreux courants de la science politique qui considèrent les institutions comme un moyen de créer des équilibres. Pour Amable, cette définition est trompeuse et anhistorique. Elle suppose plus de compromis politiques qu’il n’y en a et néglige la façon dont le changement institutionnel crée des crises politiques. Au lieu de cela, Amable adapte l’intérêt de la science politique dominante pour les institutions en fixant des thèmes marxistes sur le pouvoir et l’idéologie de classe.
Les institutions sont gouvernées par un « bloc social dominant », dont les intérêts définissent « l’intérêt général » de la société par le biais de groupes politiques dirigés par des experts et par la rhétorique politique. Ce groupe est le « bloc bourgeois », une classe de gestionnaires et de professionnels qualifiés. Cette définition s’écarte de l’accent mis par les marxistes orthodoxes sur la propriété, mais elle a néanmoins un fondement historique et sociologique. Le critique américain Christopher Lasch a noté, dès les années 1970, l’émergence d’une « nouvelle élite managériale » dont l’influence culturelle était suffisamment profonde pour occulter son pouvoir de classe. À la lumière de cette tendance, des sociologues comme Erik Olin Wright ont soutenu que les professionnels et les gestionnaires devraient être considérés comme socialement dominants aux côtés des propriétaires. Le bloc bourgeois d’Amable correspond à ce concept de classe plus large ainsi qu’au concept typiquement français de cadres. De plus, le bloc bourgeois est peut-être le plus saillant sociologiquement, dans la mesure où il s’oppose aux autres intérêts de classe. Il souligne que leur « caractéristique dominante était l’exclusion des classes ouvrières ».
Le leitmotiv de l’ouvrage est qu’après les contraintes politiques et économiques des années 1970 et du début des années 1980, le PS a tenté de restaurer une alliance politique dominante. En consolidant le pouvoir autour du bloc bourgeois dans les années 2010, ils ont cependant perdu une vision politique plus large.
Lorsque François Mitterrand a commencé sa présidence en 1981, il a lancé une série de réformes progressistes comme l’augmentation du salaire minimum, l’augmentation des allocations familiales et de vieillesse, de nouvelles politiques de logement social et l’embauche de 55 000 nouveaux fonctionnaires. Sous la pression fiscale, cependant, il fait marche arrière en 1983. Le gouvernement PS, notamment sous l’influence de Jacques Delors et de Michel Rocard, a cherché à atteindre les objectifs néolibéraux classiques tels que la limitation des déficits et l’augmentation de la compétitivité du marché.
Amable offre une perspective à long terme sur ce changement politique bien connu des années 1980. Le néolibéralisme de Mitterrand n’était pas entièrement nouveau et n’était pas non plus importé de pépinières néolibérales comme l’Autriche, les États-Unis et l’Angleterre. En fait, le terme « néolibéralisme » a été inventé par un industriel français, Louis Marlio, qui faisait partie d’un groupe d’intellectuels dans les années 1930 au sein du colloque Lippman. Avec des philosophes et des économistes comme Raymond Aron, Louis Rougier et Jacques Rueff, le groupe a contribué à définir l’idéologie néolibérale et les idées de membres très influents comme Friedrich Hayek. Il est important de noter que le colloque s’opposait non seulement à la planification socialiste, mais aussi aux politiques de libre marché, car elles conduisaient aux monopoles et au pouvoir ploutocratique. Selon Amable ils cherchaient plutôt une « troisième voie » où des technocrates compétents pourraient ordonner correctement les marchés, protéger les droits de propriété et minimiser l’apport démocratique.
Le modèle français de dirigisme d’après-guerre a été construit sur ces principes. Sur le plan politique, Amable nous dit que la classe politique a maintenu le Parti communiste français (PCF) – un parti qui a obtenu plus de 25 % des voix en 1947 – en dehors des coalitions gouvernementales. En outre, le cadre constitutionnel de la Ve République a stabilisé les partis de droite, tandis que l’opposition de la gauche non communiste aux politiques de nationalisation et le statut d’outsider des travailleurs ont dilué un véritable programme de gauche.
Au moment de l’arrivée au pouvoir de Mitterrand, il y avait donc plus d’espace institutionnel pour expérimenter des politiques néolibérales afin de traiter les problèmes économiques de l’époque. La nouvelle orthodoxie est devenue la défense de la compétitivité par l’augmentation des profits (qui ont augmenté de manière significative de 1981 à 1999), la modération salariale, et même l’acceptation du chômage si nécessaire, afin que les entreprises puissent réinvestir. Sous l’ère Chirac, les programmes de privatisation, la réforme des retraites, l’assouplissement des protections contre les licenciements et la sanction des contrats de travail à court terme ont pris de l’ampleur.
Tout au long de la période 1983-2002, le PS a équilibré son soutien de plus en plus bourgeois avec sa base traditionnelle en adoptant des réformes de la gouvernance des entreprises et la libéralisation financière en échange de certaines protections de l’emploi. Amable note que ce dilemme électoral a conduit à « faire campagne avec un manifeste de gauche », pour ensuite « décevoir la base sociale de gauche en raison des options politiques prises après la victoire électorale ». Lionel Jospin, par exemple, a fait campagne contre les privatisations en 1997, mais le nombre de privatisations et la baisse des effectifs du secteur public de 1997 à 2002 a dépassé ceux des gouvernements de droite précédents.
Le Front national (FN) a récupéré ces électeurs déçus. Après la guerre froide, le FN a troqué son soutien au libéralisme économique (et à l’intégration européenne) contre le protectionnisme, mais a conservé sa rhétorique anti-immigrés. Amable raconte une histoire révélatrice sur la façon dont le centre-gauche a fait face à cette situation. Le groupe de réflexion Terra Nova a publié un rapport en 2011, recommandant au PS d’abandonner sa base ouvrière traditionnelle. Le groupe s’est appuyé sur des idées de la science politique dominante appelées « désalignement », selon lesquelles les électeurs étaient divisés soit par la redistribution économique, soit par des « questions culturelles » (par exemple, les droits des homosexuels, le féminisme). Sur cette base, Terra Nova a calculé que les marchés mondiaux ont rendu la sécurité économique impossible à établir, tandis que la classe ouvrière était trop conservatrice culturellement pour être sauvée.
Le problème de ce compromis entre sécurité économique et libéralisme culturel est qu’il est au mieux très simpliste et au pire infondé. Amable montre, à l’aide des résultats statistiques de l’enquête électorale de 2012, que les préférences des électeurs du FN sont totalement en phase avec les politiques économiques de droite. Ils sont fortement opposés aux nationalisations, moins susceptibles de croire que les gens sont au chômage pour des raisons structurelles, et moins susceptibles de penser que le gouvernement devrait se concentrer sur la réduction des inégalités. En fait, selon ces mesures, la seule chose qui sépare les électeurs du FN de la droite du centre, l’Union pour un mouvement populaire (UMP), est qu’ils sont plus susceptibles de croire qu’il y a trop d’immigrants en France.
Le PS a néanmoins évolué par rapport à sa base traditionnelle, et ses préférences ne sont plus cachées ou subtiles. La loi El Khomri, qui a imposé une flexibilité radicale du marché du travail, en est la preuve. Selon Amable, la loi « allait au-delà de ce que les gouvernements de droite avaient simplement envisagé de faire au cours des quatre dernières décennies », ce qui en faisait « la plus importante attaque contre les protections de l’emploi jamais réalisée » (p. 228). Le projet de loi a été désavoué non seulement par l’opinion publique, mais aussi par les députés du propre parti de F. Hollande, et a donc dû être promulgué par le biais de pouvoirs constitutionnels spéciaux.
À cette époque, cependant, Amable affirme que l’embourgeoisement du PS était terminé. Il cite des chiffres montrant que les « professions intellectuelles et hautement qualifiées » représentent 51% des membres du parti, tandis que les ouvriers ou les employés en représentent 17% – des chiffres en « symétrie inverse presque parfaite de la population active française ». Selon Amable, cette classe sociale a produit un ensemble étroit de préoccupations politiques et de politiques économiques qui ne répondent pas aux attentes de la population. Les bénéfices ont augmenté sous Hollande, mais pas l’investissement ni l’emploi. Cela n’a fait qu’aggraver la fragilité de l’ordre politique.
Le livre d’Amable démystifie avec brio le modèle français et met la situation actuelle en perspective. Malgré sa réputation, la France est depuis longtemps un défenseur de la politique de l’offre. Et si le livre est évidemment centré sur un seul pays, sa thèse selon laquelle les partis de gauche ont joué un rôle essentiel dans la promotion du néolibéralisme s’applique au moins aux États-Unis, au Royaume-Uni, à l’Allemagne et à la Suède. La France peut donc avoir quelque chose à nous dire sur des tendances historiques plus larges. En ce sens, si la France est un modèle de néolibéralisme et, plus tard, de crise politique, la question est maintenant de savoir si la dernière vague de protestation deviendra un modèle pour s’y opposer.
par , le 28 octobre 2021
Matthew Soener, « Néolibéralisme à la française », La Vie des idées , 28 octobre 2021. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Bruno-Amable-resistible-ascension-neoliberalisme
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