Le mysticisme, une ressource pour la philosophie ? Oui, mais à condition justement de la comprendre en philosophe, comme une expérience qui nous ouvre à la morale et à l’amour universel.
À propos de : Ghislain Waterlot, Mystique et histoire chez Henri Bergson. Une lecture des Deux Sources de la morale et de la religion, Honoré Champion
Le mysticisme, une ressource pour la philosophie ? Oui, mais à condition justement de la comprendre en philosophe, comme une expérience qui nous ouvre à la morale et à l’amour universel.
Dans les Deux sources de la morale et de la religion, son dernier grand ouvrage publié en 1932, Bergson s’intéresse à la mystique, dont il veut introduire les éléments principaux dans la philosophie. Ghislain Waterlot, dans le commentaire fin et nuancé qu’il propose des Deux sources, insiste sur le geste unique, inouï en un sens, de Bergson : ce dernier estime que l’expérience mystique, particulièrement chrétienne, est une ressource que d’une part la philosophie ne pourrait inventer par elle-même, mais qu’elle se doit d’autre part d’intégrer. Il y a un choc de l’expérience mystique ; qui fut celui de Bergson lui-même, au départ indifférent aux questions religieuses, et qui fut saisi par sa propre lecture des mystiques, entreprise à l’instigation de William James et de son propre ancien élève Henri Delacroix. [1] Cette surprise est en un sens comparable à celle de la découverte de la durée, que Bergson décrivit comme un étonnement premier l’amenant à en faire un problème, qu’il s’agit alors de déplier dans toutes ces conséquences.
Là encore il y a un étonnement : il y a aux yeux de Bergson un fait mystique ; une expérience, que lui-même n’a pourtant pas faite, mais qui est irréductible à la seule folie ou à une explication sociologique. Mais là est immédiatement aussi le problème : comment prendre au sérieux l’expérience mystique qui paraît une extase sans preuve, une poésie sans contenu philosophique, voire une pure et simple aberration ? Il faudra pour cela réélaborer toute une compréhension de l’expérience mystique, pour parvenir à identifier ce que Bergson présente comme le vrai mysticisme, contre ses caricatures – par exemple le cas terrible de l’exaltation nazie à la même époque – et contre ses lectures erronées.
C’est tout le mérite de l’ouvrage de G. Waterlot que de mettre en lumière l’importance de cette thématique chez Bergson et par là pour la philosophie –à contre-courant d’une époque, que ce soit celle de Bergson ou la nôtre ! La littérature mystique n’est plus guère prise en compte et discutée aujourd’hui. On lit avec embarras les passages de Bergson la concernant, donnant l’image d’un maître vieillissant et se laissant aller à des élucubrations peu sérieuses. G. Waterlot attire au contraire l’attention sur ces chapitres des Deux sources, ainsi que sur le chapitre final intitulé « Remarques finales. Mécanique et mystique », lui aussi tant décrié comme incursion abusive de Bergson dans le champ de la philosophie de l’histoire. Même le renouveau récent des études bergsoniennes, souligne G. Waterlot, s’est peu intéressé à ces pages qui paraissent irrémédiablement défraîchies (p. 17). L’auteur y consacre au contraire une analyse détaillée, ligne à ligne, remontant le fil de la méditation bergsonienne de manière éclairante.
C’est bien en philosophe par ailleurs que Bergson entend méditer l’expérience mystique, G. Waterlot y insiste ; son propos n’est pas théologique, encore moins apologétique. Bergson a d’ailleurs été critiqué pour ce qui a pu paraître une manière de se mêler de théologie, ce dont il se défend constamment, et l’auteur fait des mises au point précises sur les rapports de Bergson avec les critiques de son œuvre par les théologiens et son rapport à la religion chrétienne, entre rapprochement constant et méfiance non moins constante envers la censure possible de son œuvre (Bergson a été mis à l’Index pour l’Évolution créatrice), dans un souci de lui maintenir son statut philosophique, y compris dans le fait de ne pas aller jusqu’à se convertir officiellement au christianisme.
G. Waterlot souligne au contraire le statut philosophique que Bergson veut accorder à la mystique, revendication plusieurs fois répétée par le philosophe contre les interprétations erronées de ses analyses qui les lisaient comme des propositions théologiques. Bergson n’entend pas intervenir dans le champ de la théologie : « Mon œuvre aura été, sans doute, d’intégrer le mysticisme dans la philosophie, tout en laissant à la religion et à la foi leurs mystères. » [2] Il se tient à distance de tout discours sur la révélation, et particulièrement de « la révélation qui a une date », celle du christianisme. Il est bien plus question pour le philosophe du mysticisme que du Christ lui-même (d’ailleurs désigné comme « le Surmystique » plutôt que comme Sauveur). Bergson parle bien plus des trouvailles faites à ses yeux par les mystiques que de motifs théologiques chrétiens ; il insiste bien plus sur la morale ouverte exemplaire contenue à ses yeux dans le Sermon sur la montagne que sur la mort et la résurrection du Christ, totalement passées sous silence, bien que centrales pour le christianisme. Mais, là est l’originalité de Bergson, il ne s’agit pas pour autant de réduire le christianisme à un contenu moral rationnellement épuré comme Kant a pu le faire dans La religion dans les limites de la simple raison ; car il y a bel et bien quelque chose de non naturalisable dans le mysticisme, quelque chose que « la nature n’avait pas préparé » [3], qui vient rompre avec le cours naturel et instinctif de la morale close que décrit le premier chapitre des Deux sources, celle qui obtient l’obéissance tout en dressant les groupes humains les uns contre les autres – au point que chacun se revendique dans la guerre du soutien d’un Dieu !
Pourquoi le mysticisme ne peut-il alors être ignoré par la philosophie ? Ce qui est essentiel dans le mysticisme aux yeux de Bergson, c’est que lui seul est capable de rompre le cercle dans lequel l’espèce humaine se referme naturellement, en petits groupes chacun solidaire, mais hostiles entre eux. Lui seul peut apporter l’idée, mais d’abord même l’émotion, d’un amour universel, venant rompre le clos pour apporter l’ouvert – mais bien imparfaitement quant à ses effets dans l’histoire humaine ! Ainsi pour Bergson la mystique est essentielle pour comprendre la morale, ses possibilités, jamais infinies, mais réelles, de réouverture. Les mystiques sont ceux qui se replongent dans l’élan vital par instants et sont capables de propager à nouveau, d’irradier autour d’eux, une morale ouverte.
C’est pourquoi le livre de G. Waterlot va des débats religieux ouverts par l’œuvre de Bergson aux prolongements qu’il en fait dans une philosophie de l’histoire à la fois audacieuse et prudente, en passant par l’analyse, centrale en tous points, de l’expérience mystique par Bergson – comme elle est centrale dans les Deux sources de la morale et de la religion. Le livre ici présenté est l’aboutissement d’un travail de longues années sur l’œuvre de Bergson ; il reprend un ensemble d’articles écrits successivement par l’auteur en les refondant dans un parcours commun – sans échapper tout à fait aux redites dues à l’exercice du livre composé d’articles. L’ensemble fait preuve d’une érudition impressionnante et constamment stimulante. La première page, intimidante en ce qu’elle précise que l’ouvrage s’adresse à des personnes qui connaissent « l’ensemble de la pensée de Bergson » ne doit pas arrêter le lecteur : l’ouvrage se lit de manière parfaitement autonome.
Pourquoi faudrait-il revenir aujourd’hui sur les analyses de Bergson et le mysticisme ? En plus de proposer une compréhension renouvelée de l’œuvre bergsonienne, l’auteur souligne régulièrement les éclairages que la pensée de Bergson peut apporter pour nos questions contemporaines : le retour de la guerre, la question de la sobriété rendue nécessaire par les problèmes environnementaux, la question du dépassement de l’espèce humaine posée par le transhumanisme d’une manière bien différente des descriptions bergsoniennes d’une espèce capable à travers les mystiques de dépasser son propre statut d’espèce, ou encore la question du salut qu’il est encore possible de dessiner quand le désastre paraît imminent. Le livre consacre ainsi tout un chapitre à ce que Bergson présente comme des « expédients », une fois reconnue pour sa part la vanité de l’attente de nouvelles « âmes d’exception » comme les mystiques qui viendraient nous remobiliser ; car il s’agit de reconnaître que mystique et mécanique, qui auraient pu se soutenir l’une l’autre aux yeux de Bergson, ont connu au contraire une « erreur d’aiguillage ». C’est ainsi qu’on est obligé de rentrer dans toute une philosophie de l’histoire, pan jusqu’ici trop peu repéré de l’œuvre bergsonienne. [4]
L’effort d’explicitation de l’auteur ne lui interdit pas par ailleurs de formuler des critiques : un chapitre revient sur le mésusage qu’a pu faire Bergson de sa propre philosophie durant la Première Guerre mondiale en soutenant une guerre devant aller à ses yeux « jusqu’au bout » ; sa philosophie de l’histoire est également discutée – notamment parce que Bergson est ici à contre-emploi : penseur éminent de la liberté et des défis qu’une nature humaine immuable soulève sans vraie modification à travers les âges, il ne peut pas proposer des lois de l’histoire sans se contredire et souligne constamment que l’histoire ne peut être comprise comme un progrès moral cumulatif. Peut-être n’aurait-il alors pas fallu chercher à attribuer à Bergson une authentique philosophie de l’histoire ? Ou alors il s’agirait d’en remanier le concept de manière approfondie.
L’ouvrage décrypte de manière profonde les analyses que Bergson propose de la mystique ; en soulignant que ces analyses ne sont pas elles-mêmes confessantes – c’est-à-dire qu’elles ne supposent pas d’y accorder foi, ni d’y adhérer. C’est d’ailleurs, souligne l’auteur, ce que Bergson a admiré chez James : une analyse neutre et strictement philosophique de l’expérience religieuse, à même celle-ci. Bergson reprend cette méthode, sans aucunement faire état d’une expérience mystique personnelle : il faisait la même chose dans son admirable analyse de l’expérience de la fausse reconnaissance (le sentiment de « déjà vu » face à une scène vécue pourtant pour la première fois), pour laquelle il propose des analyses stimulantes tout en soulignant ne l’avoir jamais connue lui-même [5]. Ne pas avoir expérimenté quelque chose n’autorise ainsi pas à le rejeter sans plus de discussion de l’expérience humaine, et n’interdit pas de l’analyser en profondeur.
Qu’est-ce qu’alors que l’expérience mystique pour Bergson ? L’auteur souligne avec force que Bergson entend analyser ce qu’il appelle la mystique « complète » (p. 219, 249) ; c’est là même le critère qui permet de faire la critique d’expériences qui se présentent comme mystiques, mais en sont des contrefaçons – exaltation politique ou délire à teneur religieuse. Le mystique complet, aux yeux de Bergson, est celui qui ne s’en tient pas à l’extase, mais la prolonge en émotion guidant l’action. C’est presque alors un sentiment d’incomplétude qui caractérise le mystique complet : à ses yeux, avoir connu l’union au Dieu d’amour dans l’extase ne suffit pas ; il reste inquiet de la permanence de ce contact avec le principe vital, et de son prolongement dans l’action. C’est ainsi également qu’il peut entraîner d’autres à sa suite. Ainsi l’extase, sur laquelle tant d’analyses de la mystique se focalisent, est minorée – on pourrait même imaginer une mystique sans extase ; elle est en tout cas resituée dans un geste complet sans lequel elle n’a pas de sens. Ainsi le délirant qui dit être uni à Dieu, mais n’agit pas est exclu de la vraie mystique pour Bergson ; c’est la leçon que Janet, l’ouvrage le montre admirablement, accepta de recevoir de Bergson, lui qui réduisait au contraire toute mystique à une pathologie, en se focalisant trop sur la seule extase. On rejoint par là une thèse centrale de Bergson, celle du rôle du cerveau comme instrument d’action essentiellement (bien plus que de pensée) : ce qui manquerait au délire religieux, c’est justement ce point d’insertion de l’extase dans l’action, peut-être du fait d’un cerveau justement amputé de son « attention au réel », autre grand concept bergsonien.
Alors le mystique peut être décrit comme quelqu’un qui touche l’absolu, de manière complète sans pourtant être totale – même le Christ, « Surmystique », ne semble pas pouvoir être qualifié de mystique total. Les poussées de l’élan vital, bien qu’absolument réelles, sont toujours finies. Ainsi le mystique peut entrer en philosophie comme répondant à une question essentielle de la morale. Non pas « que dois-je faire ? », mais, selon un décalage typiquement bergsonien, « pourquoi faire le bien ? ». Bergson reproche aux morales rationalistes, qui certes ont le mérite d’ouvrir sur une morale universelle, d’être incapables de justifier l’aspiration au bien [6]. Seule une émotion, celle du mystique, sentant un Dieu caractérisé uniquement comme amour au-delà de toute caractéristique métaphysique, appelant ainsi l’humanité à l’amour universel, peut aux yeux de Bergson nous donner cette impulsion fondamentale qui nous arrache à la morale close. Ainsi le mystique n’est ni un pur solitaire, ni un pur théologien, ni un pur contemplatif : il est aussi et d’abord homme ou femme d’action, embrasant d’autres âmes autour de lui. Il ne s’agit pas pour Bergson de proposer à travers cela sa propre morale (contrairement à ce que Camus attendait de lui, p. 16), mais de reconduire à un fait irréductible par lequel la morale ouverte existe déjà dans l’expérience. Par là, les problèmes théologiques se trouvent dissous – Bergson opère ainsi une déconstruction de l’idée philosophique de Dieu que l’auteur analyse avec finesse. Le mystique lui-même ne différera en rien de l’homme le plus ordinaire : sa seule, mais capitale différence avec lui, sera que ce que l’homme ordinaire dit, lui le mystique, lui… le fait.
Ici la philosophie se trouve donc inférieure à la mystique, comme elle l’est aussi par rapport à l’artiste : elle ne peut qu’expliciter une conceptualité, mais pas plonger dans l’émotion comme le font l’art et, de manière encore plus durable, la mystique. Mais elle nous permet, dit Bergson, de refaire quelques pas dans la direction indiquée par le mystique, et c’est là son œuvre décisive – car aux yeux de Bergson l’expérience mystique suppose une force de constitution que bien peu partagent : pouvoir connaître l’extase sans en être disloqué, et ainsi pouvoir se plonger à la suite de celle-ci dans l’action. Philosophie et mystique se trouvent articulées entre elles, non pas confondues. L’auteur décrit de manière convaincante Bergson comme philosophe de l’intervalle minimal : il s’agit de montrer qu’il y a une distinction absolue entre philosophie et mystique, mais tout en les rapprochant le plus possible pour qu’elles puissent s’entretenir l’une l’autre.
En tant qu’elle-même désir d’action à partir d’un étonnement premier, volonté d’élucidation d’une expérience informulable dans sa simplicité désarmante, la philosophie pourrait alors voir ici reconnue sa propre part mystique. C’est ce que Bergson suggère lui-même dans la discussion qui a eu lieu, de manière tendue, après une de ses conférences à la Société française de philosophie. Accusé d’être un mystique, Bergson répond ceci :
Si l’on entend par mysticisme (comme on le fait presque toujours aujourd’hui) une réaction contre la science positive, la doctrine que je défends n’est d’un bout à l’autre qu’une protestation contre le mysticisme. […] Que si maintenant on entend par mysticisme un certain appel à la vie intérieure et profonde, alors toute la philosophie est mystique. (p. 23)
Point critique essentiel pour discriminer entre une mystique mystificatrice, fabulatrice, qui ne fait que s’opposer platement à la science, et une vraie mystique, « complète » aussi celle-là, qui se relie à une vie intérieure et profonde et se nourrit d’une fréquentation assidue des données de la science. Voici en effet ce que Bergson dit du nécessaire travail de compagnonnage avec la science pour le philosophe : « On s’initiera à la science qu’on ignore, on l’approfondira, au besoin on la réformera. Et s’il y faut des mois ou des années ? On y consacrera le temps qu’il faudra » (p. 269). L’intuition n’est pas un court-circuit de la durée réelle.
On aurait encore bien des questions à poser à l’ouvrage de G. Waterlot – sur le caractère exceptionnel que Bergson croit devoir reconnaître aux mystiques ; sur leur génialité proche du génie kantien ; sur leur rareté, leur caractère « d’espèce à eux seuls » qui les fait étonnamment rejoindre la définition scolastique des anges, individus qui sont une espèce à eux-mêmes ; mais on reconnaîtra surtout à l’ouvrage le mérite de les soulever par sa lecture si stimulante et informée, au cœur de son époque par insouci d’être à la mode.
par , le 5 septembre
Martin Dumont, « Bergson et l’expérience mystique », La Vie des idées , 5 septembre 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Bergson-et-l-experience-mystique
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[1] Pour William James, il s’agit de l’ouvrage The Varieties of Religious Experience (1902) ; Bergson et James sont liés par une correspondance et une amitié ; pour Delacroix il s’agit de l’ouvrage de 1899 Essai sur le mysticisme spéculatif en Allemagne au XIVe siècle.
[2] Entretien de Bergson avec le chanoine Étienne Magnin, MH 68.
[3] Nous empruntons ici l’expression de Bergson concernant le prodigieux agrandissement du corps humain par la technique.
[4] On notera que l’excellent livre introductif à la pensée de Bergson d’Arnaud Bouaniche, Bergson. Une philosophie de la nouveauté, Paris, Ellipses, 2022, contient lui aussi un chapitre sur l’histoire.
[5] Henri Bergson, « Le souvenir du présent et la fausse reconnaissance », L’énergie spirituelle, Paris, PUF, 1990 [1919].
[6] Ce thème de l’aspiration au bien est à la même époque celui de Simone Weil également, philosophe elle-même mystique que G. Waterlot évoque de manière pertinente.