Recensé : Anne Steiner, Le Goût de l’émeute. Manifestations et violences de rue dans Paris et sa banlieue à la ″Belle Époque″, Montreuil, L’Échappée, 2012, 207 p., 17 €.
Au sortir de la Commune, durant laquelle le peuple s’est réapproprié le Paris haussmannien dont on avait voulu l’exclure, l’espace urbain reste un enjeu de pouvoir. La République a beau rebaptiser nombre de voies, inscrivant l’ordre moral aux murs mêmes de la capitale, le petit commerçant, l’artisan, le manifestant, le rôdeur et la prostituée continuent d’affirmer que la rue leur appartient. C’est encore la République qui, sous des dehors radicaux, écrase dans le sang les grandes grèves et les mobilisations populaires de la « Belle Époque ». Luttes oubliées, auxquelles la sociologue Anne Steiner redonne vie dans Le Goût de l’émeute, récemment paru aux éditions de L’Échappée.
Écrit dans une langue savoureuse, qui favorise l’immersion, l’ouvrage montre que le mythe de la « Belle Époque » s’est édifié au prix d’une violence continuelle impliquant aussi bien les classes ouvrières que les représentants de l’État. Si elle marque le triomphe du patronat et des notables, la période envisagée consacre aussi l’action directe et l’organisation des masses : au sortir de la Grande Dépression, un antiparlementarisme vivace alimente ainsi la croyance en une grève générale qui cimenterait les solidarités ouvrières. À cet égard, l’avant-guerre ici étudié forme l’ombilic d’une nouvelle ère sociale qui mérite le titre de premier vingtième siècle. Seuil paradoxal, puisque l’émergence d’une pratique organisée de la manifestation scelle, avec la disparition du syndicalisme révolutionnaire, la raréfaction des émeutes qui avaient donné aux mobilisations non partisanes une intensité et une longévité inédites (les statistiques jointes en annexe indiquent les chiffres-record de 438 466 grévistes en 1906, 1502 grèves en 1910).
Le volume illustré qu’accueille aujourd’hui la collection « Dans le feu de l’action » prolonge la réflexion sur la violence urbaine qu’A. Steiner y avait précédemment engagée, à travers une étude sur la Fraction Armée Rouge, puis une sémillante histoire de l’anarchisme individualiste. Revenant sur l’effervescence sociale de La Belle-Époque, qui servait de toile de fond à son analyse de l’illégalisme, l’auteure met au jour une tension incontournable : dans la France du suffrage « universel », où l’exercice de la grève est garanti, la force publique réprime les manifestations populaires en toute légalité ; comment juger ces dernières illégitimes, cependant, quand le suffrage exclut les femmes, quand les institutions inspirent de la défiance aux travailleurs désenchantés, quand la République prive ses citoyens d’un droit de manifestation que même les monarchies belges et anglaises ont accordé ?
Jeu d’échelles
Cinq chapitres enlevés mènent de la répression des terrassiers de Draveil-Vigneux et de la révolte des boutonniers de Méru (1908 ; 1909) aux obsèques d’un ébéniste anarchiste du Faubourg Saint-Antoine (1910), en passant par les affaires Ferrer et Liabeuf (1909 ; 1910). Des événements relatés, seule l’affaire Ferrer n’est pas directement ancrée dans le monde ouvrier, quoiqu’elle soulève les masses. Partout ailleurs, dominent les revendications salariales, les mots d’ordre de grève et de sabotage, le refus des cadences et de la discipline industrielle par des artisans jusqu’alors payés à la tâche. Fait significatif : lorsque Jean-Jacques Liabeuf est abusivement accusé de proxénétisme, ses outils de cordonnier lui apparaissent comme l’arme la plus apte à venger l’injustice policière. Il réaffirme par là son appartenance à une corporation qui donna nombre de communards (Dereure, Trinquet, Clément, Roullier), d’anarchistes et de syndicalistes révolutionnaires (Grave, Griffuelhes). De ce point de vue, le mouvement ouvrier gagne à être décrit par une sociologue.
Les différents récits que déroule A. Steiner éclairent un pan de l’Histoire pris en étau entre des périodes mieux documentées : d’une part, celle qui court de la Commune au boulangisme, à laquelle Michelle Perrot avait consacré une somme pionnière ; de l’autre, l’après-guerre, sur lequel Danièle Tartakowsky ouvrait sa propre thèse [1]. Partant du 1er mai 1906, qui lance la mobilisation publique en faveur de la journée de huit heures, A. Steiner raccorde, pour mieux les mettre en perspective, des épisodes inégalement couverts par la critique. L’examen de mémoires, d’archives, de statistiques, joint au dépouillement des principaux périodiques du moment ainsi que de la presse libertaire (sans doute surreprésentée, mais largement méconnue) permet à l’auteure de retracer jour après jour, voire heure par heure, des faits dont elle embrasse à la fois la dimension sociale, politique, économique et culturelle. Ce faisant, elle comble certaines zones d’ombre : ici, elle complète l’historiographie de l’affaire Francisco Ferrer, s’arrêtant sur l’émeute qui a précédé la manifestation en hommage à l’anarchiste espagnol arbitrairement abattu ; là, elle fait ressortir la chronologie, en rappelant que Liabeuf fut exécuté à peine une semaine après les obsèques d’Henri Cler, figure plus méconnue de la résistance populaire.
Par un savant jeu d’échelles, A. Steiner module son histoire des mobilisations populaires. C’est ainsi depuis Paris qu’elle observe l’effet des émeutes catalanes nées de la résistance à la colonisation espagnole du Rif. Pour localisées qu’elles apparaissent, les dominations sociales s’inscrivent en réalité dans un cadre de domination plus vaste : la mobilisation contre l’exécution de Liabeuf se nourrit de la dénonciation des bagnes disciplinaires d’Afrique du Nord, où le malheureux a séjourné ; quant aux revendications des Méruviens, elles sont notamment motivées par la concurrence japonaise dans l’exploitation du troca, un coquillage que les Français importent de Nouvelle-Calédonie. Si les luttes peinent souvent à converger — passée l’affaire Liabeuf, le lien qu’elle avait tissé entre les ouvriers et les « apaches » se dénoue —, les mobilisations locales trouvent tout de même un écho hors des frontières nationales. Le soutien témoigné à Ferrer partout en Europe, mais aussi en Amérique latine, suffirait à le démontrer. L’analyse d’A. Steiner excède donc ces marges parisiennes qu’on imagine séditieuses, pour s’inscrire pleinement dans l’histoire de la mondialisation.
La chair des luttes
Qu’on ne cherche dans Le Goût de l’émeute ni une théorie de la violence urbaine, ni une typologie de ses formes. A. Steiner néglige en effet les catégorisations existantes : peu lui importe d’établir si telle manifestation est insurrectionnelle, pétitionnaire ou festive, car son ambition est de donner à voir — à éprouver, même — différentes formes de rassemblement résistant, de l’enterrement — « manifestation non officielle » qui offre souvent l’« occasion de défier le pouvoir [2] » — à la « jacquerie » (p. 69), de la grève à l’émeute.
Le recours aux témoignages d’époque, l’emploi du discours direct, l’habile dramatisation du récit transportent ainsi au cœur du conflit : une « forte odeur de colle, de vernis, d’encaustique, de brou de noix » (p. 120) imprègne le chapitre consacré aux ébénistes du Faubourg Saint-Antoine, tandis qu’un autre bruit d’une Carmagnole anticléricale. Le lecteur est autant saisi par la violence, décrite dans toute sa crudité, sans complaisance ni pathétique, que par l’étonnement des habitants de Saint-Crépin découvrant le « spectacle insolite des premiers rayons de soleil se mirant sur une étendue nacrée » de boutons (p. 74) ou la légèreté — déconcertante, en pleine émeute — d’une réplique de L’Arroseur arrosé : l’eau censée disperser la foule des Parisiens révoltés par l’exécution de Ferrer ne jaillit que lorsque les manifestants dirigent la lance vers les forces de l’ordre.
La manifestation prend l’avantage sur l’émeute à mesure que s’impose l’idée que l’organisation des forces offre la meilleure parade à la violence du gouvernement. Au rassemblement houleux du 13 octobre 1909 succède ainsi un défilé pacifique dont une organisation politique — la fédération socialiste de la Seine — a négocié le parcours et l’encadrement par un service d’ordre composé de manifestants. Décision doublement inédite : « désormais ce ne se[ra] plus le degré de radicalité mais le nombre de participants qui ferait la force des rassemblements de rue » (p. 116). Parallèlement, les solidarités s’organisent ; la violence se trouve contrebalancée par diverses initiatives : soupes communistes, caisses d’aide, accueil de la progéniture des grévistes... Les périodiques militants lancent systématiquement des souscriptions destinées à soutenir les mobilisations qui durent.
Visages de la foule
La presse, qui a créé le mythe de l’« apache » — jeune maraudeur qu’on prétend réfractaire au travail —, criminalisant les révoltes populaires pour entretenir le sentiment d’insécurité sait aussi se faire justicière. Les enquêtes dénonçant la répression inaugurent une forme de journalisme d’investigation qui a de beaux jours devant lui : après les obsèques de Henri Cler, « L’Humanité lan[ce ainsi] un appel à toutes les personnes qui avaient été blessées par les policiers ou les soldats pour qu’elles transmettent au journal leur nom et adresse » (p. 144). Une figure saille : celle du journaliste anarchiste Miguel Almeyreda (de son vrai nom Eugène Bonaventure de Vigo, père du cinéaste Jean Vigo), qui prouva que Liabeuf n’avait jamais été souteneur, puis révéla que le syndicaliste Luc Métivier, actif dans les grèves de Draveil et de Clichy, n’était qu’un agent provocateur au service de l’État.
De ce livre, qui contribue à nuancer l’approche viriliste des manifestations de rue, se détachent également plusieurs figures féminines, parmi lesquelles celle de Marie Auclaire qui, malgré sa grossesse, fut la dernière à quitter la prison après les événements de Draveil. Symbole des failles du suffrage dit universel, les femmes, représentées dès le seuil du volume par une riche iconographie, sont souvent à l’avant-garde : ce sont elles qui donnent le coup d’envoi des émeutes catalanes servant de cadre à l’affaire Ferrer. Et l’on sait combien la lutte de Méru, que Clemenceau, alors Président du Conseil, avait taxée de « grève de bonnes femmes » (p. 67), lui donna de fil à retordre !
En réincarnant les luttes qui ont précédé la Grande Guerre, Le Goût de l’émeute ne rend pas seulement justice aux vaincus ; il éclaire un pan de l’histoire du mouvement ouvrier peu étudié, alors qu’il constitue un point de basculement : ces années de désillusion, où la méfiance envers les institutions républicaines s’enracine. Jamais chambre ne fut autant à gauche depuis la Commune, et pourtant jamais on ne sabra davantage ! C’est également à cette période que le syndicalisme révolutionnaire pourtant conquérant est traversé par une crise qui mènera à sa disparition : dans un contexte où, pour concurrencer les socialistes récemment réunis, la modération semble indispensable, les émeutes se muent en manifestations, souvent chapeautées par un parti. Les descriptions sensibles d’Anne Steiner montrent que, dans la violence, des solidarités s’organisent également. Quelle que soit leur issue, les luttes urbaines contribuent ainsi à forger une conscience prolétarienne, en réunissant les générations, les sexes, les corps de métiers que les nouvelles formes d’organisation industrielle tendaient à séparer.