Dans les années 1950, l’afflux de publications consacrées à une exploration sous-marine en plein renouveau, grâce à des innovations comme le scaphandre et le bathyscaphe, a donné naissance à un riche imaginaire.
Dans les années 1950, l’afflux de publications consacrées à une exploration sous-marine en plein renouveau, grâce à des innovations comme le scaphandre et le bathyscaphe, a donné naissance à un riche imaginaire.
Myriam Marcil-Bergeron s’est livrée à une analyse rigoureuse et érudite d’un corpus hybride où les ouvrages de vulgarisation scientifique le disputent aux films d’aventure et où le récit à caractère technique côtoie la littérature destinée à la jeunesse. Sont ainsi convoqués, entre autres, les ouvrages de Jacques-Yves Cousteau, Le Monde du silence (1953), de Philippe Diolé, L’Aventure sous-marine (1951), de Théodore Monod, Bathyfolages. Plongées profondes (1954), d’Auguste Piccard, Au fond des mers en bathyscaphe (1954) [1], ou bien encore de Jacques Piccard, Profondeur 11 000 mètres. L’histoire du bathyscaphe Trieste, paru en 1961.
Ces publications s’appuient souvent sur une production cinématographique. Activité balbutiante dans un premier temps [2] ; majestueuse et imposante ensuite, avec Le Monde du silence de Cousteau et du cinéaste Louis Malle (Palme d’or au festival de Cannes en 1956, Oscar du meilleur documentaire à Hollywood en 1957, prix du Syndicat des critiques de films français la même année).
Les livres que passe au crible l’auteure paraissent, pour nombre d’entre eux, dans des collections dites de découvertes et d’exploration, dans un contexte général où ce type d’ouvrages connaît un grand succès. Le Monde du silence est publié aux Éditions de Paris en 1953 ; il est réédité en 1957 dans la collection illustrée « Bibliothèque de la jeunesse » de la maison Hachette.
Mais ce ne sont pas seulement les fonds marins et leur découverte qui invitent au rêve en cette décennie de premiers frémissements d’une consommation de masse (les Mythologies de Barthes sont écrites entre 1954 et 1956 et paraissent au Seuil en 1957, tandis que Vers une civilisation des loisirs de Dumazedier paraît en 1962). S’élargit alors, servi par une pléthore de publications, un public fasciné non seulement par les océans, mais également par les montagnes, les volcans ou les deux pôles.
On pense aux récits d’Haroun Tazieff, notamment Cratères en feu en 1951 et Le Gouffre de la Pierre Saint-Martin en 1952. À la suite de Maurice Herzog (Annapurna, premier 8000 en 1952) paraissent les best-sellers de Roger Frison-Roche (Mont-Blanc aux sept vallées en 1958) et de Paul-Émile Victor (Groenland, 1948-1949 en 1951). Et c’est en 1954 que Jean Malaurie crée sa collection « Terre Humaine », qui publiera l’année suivante Tristes Tropiques de Claude Lévi-Strauss.
C’est dans ce contexte que débutent les aventures de la Calypso, navire avec lequel Cousteau entreprend, dès les années 1950, l’odyssée qui marquera les foyers via la télévision et le film. Le Monde du silence consacre le succès du scaphandre autonome. En effet, deux innovations techniques (la mise au point du scaphandre à détendeur automatique et l’invention du bathyscaphe) révolutionnent l’océanographie. La plongée autonome et/ou profonde devient réalité.
Désormais libéré des casques de métal, des semelles de plomb et d’un équipement gênant relié par des câbles à la surface, le plongeur équipé d’un scaphandre à détendeur automatique apparaît libéré de toute attache, de corde de sécurité et du tuyau d’air. Il peut se déplacer dans toute la masse marine, planant, volant, libéré de la pesanteur. Quant au bathyscaphe, véritable exploit technique, il permettra d’atteindre une profondeur de près de 11 000 mètres dans la fosse des Mariannes lors d’une plongée historique, le 23 janvier 1960 [3].
La production littéraire et filmique étudiée par Myriam Marcil-Bergeron témoigne de la survenue de nouvelles sensibilités du public, troublé par cette inédite saisie du corps : l’idée de se mouvoir aisément dans un milieu liquide apparaît exaltante, reçue et perçue comme une évasion dans ce « monde du silence ». La plongée (les auteurs en témoignent abondamment) suscite de nouvelles émotions, une insolite pratique corporelle, une étrange expérience des sens, de la vue masquée ou de l’audition transformée.
Elle semble ainsi s’approcher du mysticisme, lorsqu’elle se présente comme retraite loin des foules et du bruit. Chaque respiration saisie par la caméra, suivie d’un flot de bulles s’échappant du détendeur, rappelle l’étrangeté de l’humain dans ce milieu longtemps considéré comme hostile. Les textes étudiés soulignent la sensation de flotter dans l’espace. L’absence d’un sol sur lequel prendre appui donne l’impression que les mouvements sont libérés et fluides, impossibles à imiter sur la terre ferme, en dehors du songe.
Myriam Marcil-Bergeron fait ici appel à Icare et Narcisse. Libéré de la pesanteur, le plongeur surpasse Icare par des gestes et des mouvements légers, comme il a également montré sa supériorité vis-à-vis de Narcisse. Il s’affranchit des reflets, contrôle son envol et sa chute. Avec ces deux figures, le plongeur partage la tentation de l’éblouissement et, une fois qu’il a connu la sensation tout aussi euphorique qu’effrayante du vertige, il la recherche de nouveau.
Science et technologie se combinent en une opération prothétique, pour prolonger le corps d’un scaphandre ou le protéger à l’intérieur du bathyscaphe. Un corps augmenté pour le perfectionner et lui offrir, pour la première fois, une percée au sein de la nuit liquide.
L’un des intérêts du livre de Myriam Marcil-Bergeron est de nous montrer à quel point la production étudiée, si elle accorde une réelle importance aux descriptions (géographie physique, faune et flore), ne dédaigne pas de la teinter d’une dose de fiction, via des procédés narratifs dérivés des récits d’aventures. Ce qui importe ici est la mise en intrigue, à la confluence de la vulgarisation scientifique et de la fiction.
De fait, les cinq chapitres du livre de Marcil-Bergeron sont essentiellement consacrés à une analyse serrée du système de représentations dans lequel s’insèrent les narrations (textes comme images). Il ne s’agit pas d’envisager les récits d’exploration sous-marine comme des romans, mais plutôt de montrer comment les procédés littéraires utilisés s’inspirent de la fiction et troublent la frontière entre récit fictionnel et factuel.
S’appuyant notamment sur les travaux d’Yves Jeanneret [4], l’auteure montre qu’aborder l’imaginaire scientifique implique de considérer que les motivations et projections idéologiques participent à la manière dont se fait et s’écrit la science. Cet imaginaire comprend le travail d’invention présumé par les hypothèses et les enjeux dans lesquels évoluent la science et la technologie. La vulgarisation alimente cet imaginaire en participant à la diffusion des savoirs ainsi qu’à leur représentation dans le discours social.
Parce qu’elle s’adresse à ce que l’on commence à nommer « grand public » [5], elle implique une opération sur le plan du langage, la reformulation du travail scientifique en un texte ou une production relevant d’un autre support, comme un film, accessible à un public non spécialisé. La vulgarisation intègre la science et la technique à un récit qui n’obéit pas nécessairement aux critères de rationalité de la méthode scientifique. Il s’agit d’abord de susciter l’intérêt du public. En s’appuyant sur cet engouement éditorial de la décennie 1950, Myriam Marcil-Bergeron met au jour des dispositifs narratifs lui permettant de démontrer la porosité entre littérature de fiction et récits d’exploration sous-marine.
Ce livre passionnant est un apport à la réflexion sur l’interaction entre science et littérature. Dans le cas particulier sur lequel il se penche, les procédés d’écriture auxquels recourent les plongeurs sont à l’origine d’une constellation de combinaisons poétiques et rhétoriques dans le discours océanographique désormais accessible au grand public. Ils renouent, sur la longue durée, avec toute la charge émotive et subjective qui était celle des voyageurs et explorateurs de la fin du XVIIIe et du XIXe siècle.
par , le 28 avril
Patrice Carré, « Bathyfolages », La Vie des idées , 28 avril 2025. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Bathyfolages
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[1] C’est le même Auguste Piccard qui a inspiré à Hergé le personnage du Professeur Tournesol.
[2] Par dix-huit mètres de fond, 1943, 13 min. (premier documentaire réalisé par Cousteau).
[3] Sur toutes ces questions, voir le livre du géographe Jean-René Vianney, Le Mystère des abysses. Histoires et découvertes des profondeurs océaniques, Paris, Fayard, 1993.
[4] Yves Jeanneret, Écrire la science, Paris, Puf, 1994.
[5] Edgar Morin, L’Esprit du temps, Paris, Grasset, Le Livre de poche, 1962, p. 37.