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Recension Société

Le mythe de la philanthropie

À propos de : Anand Giridharadas, Winners take all. The elite charade of changing the world, Penguin Random House


par Anne Monier , le 14 octobre 2019


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À l’heure de la montée des inégalités, les élites philanthropes prétendent vouloir « changer le monde ». Anand Giridharadas montre qu’elles ne font en fait que détourner le changement social dans leur propre intérêt, refusant de bouleverser le système qui les a consacrées.

Le livre d’Anand Giridharadas, écrivain américain et éditorialiste au New York Times, offre une plongée dans les coulisses des élites philanthropes qui se présentent comme les « sauveurs du monde ». Dans une fresque vivante, où l’auteur égrène des portraits – de mécènes, de thought leaders, d’universitaires, d’hommes d’affaires, de start-upers etc. –, rendant le récit particulièrement incarné, le lecteur suit toutes ces élites good-doers (qui veulent faire le bien), leurs trajectoires, leurs dilemmes, leurs difficultés, et la manière dont ils entrent, participent ou doutent d’un système qui contribue au maintien, voire au renforcement des inégalités.

L’auteur défend une thèse claire, et particulièrement à charge : ces élites philanthropes, qui participent grandement à cette montée des inégalités par la manière dont elles accumulent, protègent et développent leur capital, prétendent « changer le monde » sans changer le système, c’est-à-dire sans rien perdre de leurs privilèges. Ce désir paradoxal les amène à mettre en place une véritable mythologie (« charade  ») pour justifier et légitimer leurs pratiques, détournant (« hijacking ») le changement social dans leur propre intérêt et empêchant ainsi un changement systémique et structurel qui pourrait être mis en œuvre par les institutions publiques et démocratiques.

La publication de cet ouvrage s’inscrit dans un double contexte. Tout d’abord, il paraît à un moment particulier de questionnement – voire de remise en question – de la philanthropie, tant par les chercheurs – par exemple Rob Reich [1], Julia Cagé [2] ou Linsey McGoey [3] – que par l’opinion publique, comme l’ont montré les critiques (certains parlent de «  backlash » ) qui ont émergé lors de l’afflux de dons pour la reconstruction de Notre-Dame, et d’une certaine manière, encore plus récemment, par la puissance publique. Il s’inscrit plus largement dans une période de crise politique et démocratique, question que Giridharadas aborde pleinement en la reliant à celle de la philanthropie, interrogeant, à l’heure de la montée des mouvements contestataires (comme celui des Gilets Jaunes) et des nationalismes et/ou populismes, le fossé grandissant qui sépare les élites du reste de la population.

« Changer le monde » : la construction d’une « mythologie »

Giridharadas part d’un constat : la montée des inégalités. Si les États-Unis ont connu, au XXe et au début du XXIe siècle, croissance, innovation et progrès, ces éléments semblent ne profiter qu’à une toute petite fraction de la population, laissant derrière la majeure partie du peuple américain. Depuis les années 1980, le revenu avant impôt des 1% les plus riches a plus que triplé, tandis que les revenus de la moitié la moins favorisée – plus de 117 millions d’Américains – sont restés les mêmes. Se creuse ainsi le fossé qui existe entre les élites (les «  winners  ») et les populations.

Face à ce problème, les élites vont chercher à trouver des solutions pour « changer le monde ». Elles savent qu’il est important de réduire les inégalités, et ce pour trois raisons principales. Cela leur permet 1) de se débarrasser de leur sentiment de culpabilité face à leur richesse – culpabilité très bien analysée par Rachel Sherman [4] – mais également 2) de donner au monde une bonne image d’eux-mêmes – se présentant comme des « sauveurs » – et enfin 3) de contenir les colères des populations et d’éviter des révoltes.

Pour ce faire, ces good-doers vont se poser en « leaders » du changement social, en créant une mythologie qui va leur permettre d’imposer leur vision des choses. L’une des richesses de l’ouvrage est sa fine analyse des termes et du langage, qui révèle les dessous d’une construction discursive et imaginaire mise en place par ces « winners » pour détourner le changement social dans leur propre intérêt. Giridharadas cherche à déconstruire ces « mythes », évoquant des contes (« tales  »), histoires («  stories »), fictions («  fantasy ») ou rêves (« dreams »).

Les « winners  » cherchent à diffuser ces mythes au sein de la population. Véritable « gospel », ils évangélisent, tentant d’influencer les gens, en en faisant de véritables « prophéties ». Il s’agit là, selon l’auteur, de « blanchir » leurs actions égoïstes avec des discours altruistes, évoquant « l’humanisme », la « solidarité », ou même « l’amour », allant parfois jusqu’à développer l’idée que l’entrepreneuriat est une forme d’humanitaire. Ces « winners » offrent au monde entier, pour leur tranquillité, des faux-semblants édulcorés.

Le « win-win » : changer sans bouleverser

Cette mythologie s’appuie sur une doctrine que l’auteur appelle le « win-win  », qui permet de changer le monde sans changer le système et être prospère tout en rendant le monde meilleur («  doing well by doing good »). Elle s’inscrit dans la lignée d’une idée déjà développée par Carnegie au début du XXe siècle [5] selon laquelle la prospérité d’une minorité profite à tout le monde et donc que les inégalités temporaires sont une fatalité nécessaire au progrès de tous. Le « win-win » évite à ces élites d’avoir à choisir entre gagner de l’argent (et parfois se sentir coupable) et faire le bien [6].

L’idée qu’il faut changer le monde sans bouleverser le système tiendrait au fait que, selon Giridharadas, les élites font partie du « problème », puisqu’elles contribuent à maintenir, voire à renforcer les inégalités, par la manière dont elles gagnent et accumulent leur argent. Elles voient dans la philanthropie une forme de rédemption –l’exemple de la famille Sackler étant, en ce sens, particulièrement parlant. Même les personnes qui cherchent à faire le bien, si elles ne remettent pas en cause le système, peuvent être considérées comme complices.

Ainsi, changer le système, c’est-à-dire parvenir à une redistribution plus égalitaire, impliquerait pour ces « winners » de faire des sacrifices. Or ils veulent changer le monde sans rien perdre, ne pas transformer leur mode de vie ou devoir renoncer à leurs privilèges. Ils vont donc tenter de se donner le « beau rôle » en se présentant comme leader du changement social, tout en faisant tout pour maintenir le statu quo. Le changement social se doit être alors d’être superficiel : il s’agit de ne pas faire de vagues (« go with the waves  »), ne jamais être trop critique ni trop provocant. Cette manière de faire crée des dilemmes intérieurs chez certaines élites, qui se trouvent prises entre leurs valeurs individuelles et un système qui encourage la négation de celles-ci.

La technique du « zoom in  » : une forme d’individualisation et de réduction des problèmes

L’un des éléments centraux de la prise en charge du changement social par ces élites philanthropes est l’individualisation du problème (ce qu’il appelle le « zooming in »), liée à la responsabilisation des individus, chère à l’idéologie néo-libérale. Individualiser le problème, c’est le réduire. Ginidharadas prend l’exemple du sexisme. Au lieu de penser cette question de façon structurelle et macro, en termes de rapports de pouvoir et de domination masculine, le problème est individualisé, en considérant qu’il faut améliorer la confiance en soi des femmes, par exemple par la « power pose » [7] (posture de pouvoir).

Cette façon de faire atomise la société et empêche les individus de s’allier entre eux. Les responsables de la Fondation Soros ont d’ailleurs constaté que certains jeunes défavorisés ne souhaitent plus se battre pour leurs droits, mais préfèrent devenir « entrepreneurs sociaux ». C’est le monde du « tous entrepreneurs » qui force à l’acceptation de leur condition par les individus et à leur responsabilisation, alors qu’il s’agit là de causes qui pourraient être défendues collectivement. Se forme alors une nouvelle classe de « serviteurs » (« a new American servant class  ») – du chauffeur Uber au livreur Foodora –, comme l’a montré la récente polémique autour de Frichti [8].

Ces élites se présentent alors comme les « sauveurs » du peuple contre les gouvernements, leur offrant la possibilité d’être « entrepreneurs » de leur vie, à la différence des pouvoirs publics qui les infantilisent. Ces « winners » ne veulent pas se penser comme « puissants », minimisent leur pouvoir et leur statut, préférant au contraire se définir comme des « rebelles ». Ce faisant, ils laminent toute possibilité d’action collective et de participation démocratique, ainsi que l’image que se font les populations des pouvoirs politiques.

Formater le problème : appliquer les techniques du « business » au changement social

À une période où le capitalisme connaît peu d’adversaires et où les idées néo-libérales se propagent au-delà de l’entreprise, prenant une part croissante dans le secteur public et le secteur à but non lucratif, le changement social se fait avec les acteurs et les outils du « business », qui sont pourtant ceux qui ont créé le problème (« trying-to-solve-the-problem-with-the-tools- that-caused-the-issue  »). Le formatage prend plusieurs formes.

Tout d’abord, ne pas parler de « problème » ni user de termes négatifs. Ginidharadas montre combien les discours de ces « winners  » autour du changement social ne s’intéressent pas aux racines et aux causes, mais évoquent des solutions, toujours à travers des mots positifs. De même, on ne pointe pas du doigt : on évoque les victimes, mais jamais les coupables. Il prend un exemple particulièrement parlant : on parle de « pauvreté », mais non « d’inégalités », car l’inégalité est relationnelle et « pointe du doigt » les responsables.

Ensuite, on utilise le « protocole » qui est un outil qui permet aux entreprises d’appréhender, comprendre et résoudre un problème. Le « protocole » formate les problèmes en les rationalisant, les simplifiant, les décontextualisant et les réduisant à l’extrême, laissant de côté toute la complexité du réel. L’instrument clé des protocoles est le « powerpoint  ».

Leur manière d’appréhender le changement social est celle du « business » – autour de notions telles que l’optimisation, la rentabilité, la productivité –, au détriment de l’humain. Il s’agit de proposer, face au problème des inégalités et des différentes formes de domination, des solutions faciles, rapides, applicables, clés en main, et attrayantes. Par exemple, pour lutter contre la précarité, plutôt que de s’intéresser aux causes structurelles, on crée une « application ».

Une marchandisation des idées ?

La construction de ces mythes ne pourrait se faire sans le rôle central des thought leaders, qui fournissent des idées aux « winners ». Souvent issus du monde académique, ils sont passés « de l’autre côté », offrant aux puissants la matière de leur domination. Comme les wealth managers évoqués par Brooke Harrington [9], ils sont une pièce maîtresse du système, agissant en soutien des élites, mais ils agissent, contrairement à ces derniers, dans la lumière.

Giridharadas développe là un point très intéressant d’un fossé grandissant entre d’un côté les universitaires (academics), qui portent avec peu de moyens un regard critique sur des problèmes structurels, et de l’autre côté les thought leaders, qui « vendent », « markettent », « brandent » leurs idées, à coup de TED talks ou de best-sellers, et offrent une vision réductrice – mais séduisante – de la réalité, tout en étant financés par ces élites du monde des affaires et qui s’adaptent donc à leurs attentes – travestissant leur perspective et amollissant leur point de vue critique.

Se met alors en place une véritable « marchandisation » des idées. Si les thought leaders ont l’avantage d’avoir, contrairement aux universitaires, une audience beaucoup plus importante, de la reconnaissance et de l’argent, leur pensée en est appauvrie. Cela consacre le triomphe d’une forme de « pensée unique », homogène, conforme à ce que les « winners  » veulent entendre. Giridharadas évoque ici un point central : le rôle que jouent aujourd’hui les idées et les intellectuels dans la concurrence grandissante entre classes sociales, mais aussi entre pays.

Philanthropie et démocratie : le détournement du changement social par les élites

La philanthropie apparaît alors pour Giridharadas comme une manière, pour les élites, de détourner le changement social en leur faveur. Car ils cherchent à imposer leur vision du changement social. Ainsi, ils ignorent le reste du monde, et agissent sans écouter les bénéficiaires, les personnes sur le terrain, les professionnels du secteur ou les acteurs publics. L’auteur va jusqu’à parler de « colonisation » : ils s’approprient – voire volent aux populations – la question du changement social.

Le livre se conclut sur un appel à « poser les questions qui fâchent » et à tenter de mener un changement qui soit à la fois systémique et structurel. Les élites ne doivent pas chercher à mener le changement social à leur façon – comme si les citoyens étaient des « enfants » – mais accepter de se remettre en question et de faire des sacrifices qui seront bénéfiques pour tous. En ce sens, l’élection de Donald Trump, la montée des populismes et des mouvements de contestation pourraient mener à ces transformations.

Pour cela, il faut rendre au public et à l’État leur rôle. Ainsi, le politique doit retrouver son importance, et ne plus être dépendant de l’économique. À l’heure de la montée des colères populaires et des nationalismes, il est essentiel, pour la survie de la démocratie, que le changement social passe par une participation universelle, à l’écoute de toutes les voix, y compris celles de ceux qui sont rarement entendus.

Si le travail d’Anand Giridharadas a le mérite de poser des questions pertinentes sur le changement social, la philanthropie et les évolutions du monde actuel, il n’est pas en soi une recherche scientifique, rigoureuse, étayée. L’ouvrage offre parfois une vision trop polarisée et manichéenne de la réalité, entre ceux qui sont dans le système (les « winners  »), et ceux qui n’y sont pas, homogénéisant parfois les catégories, à commencer par celle « d’élites ». Il gagnerait à interroger certains termes (et ce d’autant plus qu’il utilise les vocables employés par ceux qu’il entend dénoncer) et à « sociologiser » son analyse, en étudiant les profils et caractéristiques sociales des individus, et en les réinsérant dans le contexte social et politique dans lequel ils s’insèrent. En outre, il serait intéressant d’évoquer ces élites qui jouent vraiment le jeu du changement social, comme celles qui appellent à payer plus d’impôts, ce qui permettrait aussi de nuancer le propos. Enfin, il semblerait pertinent de s’intéresser – dans une forme de mise en abîme – à la réception du livre qui semble être encensé par ceux-là mêmes qu’il critique (Bill Gates par exemple). Cette ambivalence – qu’évoque discrètement la fin du livre – invite encore plus à penser la philanthropie dans toute sa complexité.

Anand Giridharadas, Winners take all. The elite charade of changing the world, Penguin Random House, 2018, 304 p.

par Anne Monier, le 14 octobre 2019

Pour citer cet article :

Anne Monier, « Le mythe de la philanthropie », La Vie des idées , 14 octobre 2019. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Anand-Giridharadas-Winners-take-all

Nota bene :

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Notes

[1Rob REICH, Just Giving : Why Philanthropy is failing Democracy and How it can do Better, Princeton, Princeton University Press, 2019

[2Julia CAGÉ, Le prix de la démocratie, Paris, Fayard, 2019

[3Linsey McGOEY, No such Thing as A Free Gift. The Gates Foundation and the Price of Democracy, London, Verso, 2015

[4Rachel SHERMAN, Uneasy Street. The Anxieties of Affluence, Princeton, Princeton University Press, 2017.

[5Andrew CARNEGIE, The “Gospel of Wealth”. Essays and Other Writings, New York, The Century Co., 1901.

[6En ce sens, l’ouvrage s’inscrit ainsi dans la lignée du travail de Nicolas Guilhot , qui s’est intéressés aux «  financiers philanthropes  ». Se démarquant d’une analyse en termes d’opposition entre philanthropie et capitalisme, il en souligne, au contraire, la continuité : le développement de formes «  éthiques  » du capitalisme ne constitue pas une manière de pallier les méfaits de celui-ci, mais l’une des formes les plus pertinentes de sa perpétuation. La philanthropie apparaît comme consubstantielle au capitalisme, une «  dimension essentielle de la reproduction du capital qui, pour se perpétuer, doit trouver les formes de sa propre légitimation  ».

[8«  faut-il vraiment balayer deux siècles d’acquis sociaux dans le seul but de satisfaire des cadres dynamiques qui veulent garder la ligne en mangeant des carottes râpées emballées dans trois boîtes en plastique livrées en sept minutes à leur agence de design par un esclave à vélo  ?  » in Mediapart, Jérôme Pimot, «  Livreur à vélo, l’exploitation à la cool  », 2 Mai 2019.

[9Brooke HARRINGTON, Capital Without Borders. Wealth Managers and the One Percent, Cambridge, Harvard University Press, 2016.

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