Au tournant du XVIIIe et du XIXe siècle, deux grands projets d’institution scolaire furent développés : en France, celui de Condorcet, dont la formulation la plus marquante se trouve dans ses Mémoires sur l’instruction publique (1791) ; en Angleterre, celui de Bentham, exposé dans la Chrestomathia (1816). Au premier abord, ces deux projets sont si différents que l’on voit mal comment il serait possible d’en proposer une analyse comparée : en un mot (nous y reviendrons), Condorcet propose une institution républicaine ayant à sa charge l’instruction morale du citoyen, tandis que l’institution de Bentham poursuit une finalité plus utilitariste pouvant être ramenée à la volonté d’assurer l’accès au bonheur au plus grand nombre. Dans Créer l’école, Alain Fernex nous propose pourtant un point de vue qui autorise la démarche comparative. Aussi différents que soient les projets de Condorcet et de Bentham, Fernex suggère de les interpréter comme deux réponses différentes à un même problème : celui des conditions pratiques qui permettraient de mettre en place un programme d’instruction particulièrement ambitieux ayant la prétention d’être valable (et utile) pour tous.
Condorcet face à Bentham
Pour Condorcet, la finalité de l’école est d’assurer la formation du citoyen, c’est-à-dire d’un individu capable de comprendre ses droits et de participer à leur élaboration dans la sphère publique (p. 51.) Pour concrétiser ce projet, il nous propose une institution scolaire publique et gratuite ayant pour vocation de dispenser une instruction commune à tous les membres de la société (les riches comme les pauvres, les hommes comme les femmes). Bien que financée par l’état, Condorcet insiste pour que l’école ne devienne pas un instrument au service du pouvoir : ce qu’on y apprend doit permettre aux élèves de saisir ce qu’il y a d’intéressant et d’utile dans le progrès scientifique, non de s’assurer de leur soumission à la puissance publique. Condorcet retient des Lumières l’idée que les sciences permettent de penser la communauté humaine en termes de société savante : par l’exercice de la raison, chaque homme peut participer au perfectionnement des connaissances humaines (p. 55). Dans ce cadre, il faut considérer que les enseignants appartiennent à la communauté scientifique et que leur travail consiste à transmettre le savoir scientifique à leurs élèves pour que ceux-ci puissent, à leur tour, devenir membres de cette société savante. Enfin, on fera remarquer que, pour Condorcet, l’éducation civique des élèves nécessite encore une instruction morale pensée sur le modèle de l’instruction scientifique : le but ici étant d’introduire les élèves à la pratique d’une « science morale et politique » ayant pour objet non seulement de leur faire connaître leurs droits et devoirs, mais aussi de leur permettre de les comprendre et d’y réfléchir rationnellement (p. 150).
De son côté, Bentham considère que le rôle de l’école est de donner à chaque individu l’occasion de se trouver une vocation, c’est-à-dire de trouver, à leur niveau individuel, une place dans la division du travail social où il leur sera possible d’être heureux en travaillant. Bien que cette institution proposée dans la Chrestomathia pourrait, en droit, être profitable à toutes les classes sociales, celle-ci n’est pas d’abord pensée comme le lieu d’une éducation universelle : son école est destinée, en priorité, aux classes moyennes [1] (p. 37). À y regarder de plus près, on comprend que Bentham réfléchit d’abord aux conditions d’une institution efficace, utile, peu coûteuse et susceptible de rendre l’éducation plus accessible sans forcément lui donner une prétention universelle. L’ensemble du projet est traversé par un souci de maximisation : l’architecture de l’école est pensée pour faciliter la surveillance des élèves (sur le modèle du Panoptique [2]), les relations entre élèves qui favorisent le bon fonctionnement de l’école sont encouragées (compétition et délation), les méthodes pédagogiques employées sont pensées pour être les plus efficaces possibles (leçons courtes, utilisation de tableaux synthétiques, systématisation des exercices, etc.), etc. Ce souci d’efficacité amène Bentham à aller dans le sens d’une individualisation du parcours éducatif des élèves : les élèves n’apprenant pas forcément au même rythme, il est important d’observer leurs progrès par une évaluation continue pour qu’ils soient orientés vers les enseignements qui leur sont les plus profitables à un instant t (p. 242).
L’importance de l’enseignement technique
L’analyse comparative développée par Fernex permet de rendre compte d’une originalité historique commune aux deux projets : l’enseignement de la technique, c’est-à-dire l’étude des instruments par lesquels l’homme peut appréhender et transformer le réel, y occupe une place centrale. C’est en cela que les programmes ambitieux proposés par Condorcet et Bentham se distinguent de ceux (non moins ambitieux) que pouvaient proposer les auteurs humanistes aux XVIe et XVIIe siècles [3] : dans les projets d’éducation du XIXe siècle, les connaissances scientifiques ne valent que dans la mesure où leurs applications peuvent participer au développement du progrès technique. L’enseignement des sciences n’est alors plus conçu comme transmission d’un savoir statique dont il faudrait prendre possession, mais comme l’entrée dans un domaine expérimental en constante évolution.
Pour mieux comprendre l’importance de la démarche qui consiste à valoriser l’enseignement technique, il faut revenir sur le contexte historique dans lequel se développent ces deux projets : celui de la révolution industrielle, du développement continu des machines et des nouvelles formes d’organisation du travail qui l’accompagne. Pour Bentham et Condorcet, qui partagent un fort enthousiasme face à ces évolutions, la technique est l’expression du progrès de l’esprit humain et de ce qu’il peut y avoir d’utile dans les sciences (p. 66). Suivant une proposition de Simondon [4], Fernex propose de faire remonter cet intérêt moderne pour la technique à l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert, dans laquelle on pouvait déjà trouver des schémas et des modèles de machines pouvant être exploités par le lecteur souhaitant mettre la main à la pâte (p. 164).
Enfin, Fernex montre que cette valorisation de l’enseignement technique s’articule à une critique de l’apprentissage des métiers, pris en charge par les corporations alors accusées d’exercer un contrôle oppressif sur l’accès à la formation et la circulation des travailleurs (p. 71). L’instruction technique apparaît alors ici comme un moyen d’autonomiser les individus par rapport à leur activité professionnelle. Dans les programmes de Condorcet et Bentham, l’apprentissage du métier dépend alors d’une formation initiale intellectuelle et pratique commune qui pourra être utile à tous les individus, quel que soit le métier dans lequel les individus s’engageront (p. 168).
Éducation et autonomie
Le principal intérêt des analyses développées dans le livre réside dans la manière dont l’auteur arrive à trouver dans ces deux projets très différents la marque distinctive de leur époque. Après avoir lu le livre, on peut considérer que le problème commun à Bentham et Condorcet peut être formulé ainsi : quel doit être l’éducation de l’homme moderne dans une société marquée par la révolution industrielle ? La réponse commune donnée dans ce livre ici est la suivante : c’est par l’instruction technique que l’on permettra l’homme moderne de devenir acteur de sa vie sociale. Cependant, on regrettera que Fernex en vienne parfois à sous-estimer les différences entre nos deux auteurs, sans voir que celles-ci pourraient permettre d’enrichir la compréhension du problème commun qu’il nous expose. C’est dans la conclusion du livre que cette minimisation est la plus frappante : la différence entre Bentham et Condorcet ne serait « que d’apparences » puisque tous deux défendent une éducation indépendante des pouvoirs publics, qui s’adresse au plus grand nombre, qui accorde une place centrale à la science et à la technique et qui permet aux individus de gagner en autonomie (p. 300-302). Or, entre Condorcet et Bentham, nous n’avons pas seulement deux solutions possibles à un projet commun, mais encore deux manières distinctes (et peut-être même concurrentes) de donner une réponse politique à ce problème : chez Condorcet, une réponse républicaine qui voit dans les sciences et l’exercice de la raison une ouverture qui rend possibles les fondations d’une société fondée sur la discursivité critique plutôt que sur le pouvoir monarchique ; chez Bentham, une réponse libérale qui voit dans les sciences une ressource qui peut être mise au service du bonheur individuel.
En prenant ces différences au sérieux, on constate que le problème commun mis en avant par Fernex n’est pas qu’un problème technique ou une énigme pratique à résoudre : c’est un problème historique qui contraint les acteurs sociaux à repenser les catégories avec lesquelles ils réfléchissent sur la forme de vie politique à laquelle ils aspirent. Autrement dit, on ne peut répondre au problème pratique de l’éducation sans, en même temps, situer ses propositions à l’horizon d’un projet politique. Cela dit, si Fernex ne va sans doute pas aussi loin que nous l’aurions voulu, il faut reconnaître que son livre a l’important mérite d’offrir une description très stimulante d’un morceau de l’histoire moderne de l’éducation.
Alain Fernex, Créer l’école - Les institutions scolaires selon Bentham et Condorcet, Hermann 2020, 38 €.
Pour citer cet article :
Benoît Peuch, « L’école, républicaine ou utilitariste ? »,
La Vie des idées
, 26 octobre 2020.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net/Alain-Fernex-Creer-l-ecole
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