Qu’apporte le texte littéraire que l’historiographie ne sache déjà ? Une historienne entreprend de rendre avec minutie une nouvelle de Barbey d’Aurevilly au monde qui lui a fourni sa matière et l’a timbré de son empreinte.
Qu’apporte le texte littéraire que l’historiographie ne sache déjà ? Une historienne entreprend de rendre avec minutie une nouvelle de Barbey d’Aurevilly au monde qui lui a fourni sa matière et l’a timbré de son empreinte.
Le couple histoire et littérature est un de ces duos de notions qui, tels des couples passionnels, tiennent par l’emboîtement de leurs névroses respectives. Longtemps, les études littéraires se résumèrent à l’histoire littéraire, une discipline canonique, institutionnalisée dans le cursus scolaire et universitaire qui visait à classer historiquement les textes par une critique génétique s’appuyant sur différentes catégories, essentiellement l’auteur et le genre. La théorie de la littérature connut ses heures de gloire dans les années 1960 et 1970, dans les passes d’armes entre Roland Barthes et Raymond Picard, la critique thématique de Jean-Pierre Richard jusqu’aux « Figures » de Gérard Genette qui entendaient trouver dans les entrelacs formels des textes les structures de signification de la littérature. Ce moment formaliste est momentanément clos. En reflux dans les années 1980-1990, la théorie littéraire s’est vue récemment réinvestie par de jeunes plumes talentueuses qui interrogent à nouveaux frais la littérature du point de vue qui est le leur : les contemporains d’un monde du XXIe siècle où le présent est évanescent, le passé évanoui, le futur brouillé, le réel illisible. Le corpus est considéré non seulement comme une ressource d’intelligibilité mais aussi et, de façon plus pragmatique, comme un laboratoire pour l’action : la richesse, la précision, la justesse des mots nous permettraient d’habiter différemment le monde et de multiplier avec lui les attachements dénoués par la brutalisation sociale [1]. Cette alliance profilée avec l’anthropologie latourienne qui vise à élargir le monde des existences [2] (aux animaux et végétaux de la nature, mais aussi aux objets techniques, aux choses qui nous entourent) est donc très politique : elle vise à rebrancher la littérature sur notre monde, en nous redonnant envie de nous en saisir.
Les historiens « professionnels », Lucien Febvre en tête, firent assez tôt la critique de l’histoire littéraire qui, selon ce dernier, n’était pas une histoire du tout, close sur le texte même et sourde à la société qui le produisait et le recevait [3]. Et ainsi, pendant longtemps, le partage perdura : aux littéraires les chefs-d’œuvre et l’explication du génie littéraire ; aux historiens (ou aux sociologues), les à-côtés de la littérature. Après avoir exploré, avec Roger Chartier, l’historicité des expériences de lecture (lecture collective ou individuelle, à voix haute ou basse, lecture mystique ou monastique, etc.), la matérialité de l’objet « livre » dans ses différentes formes (manuscrit/ imprimé ; les images, la typographie, l’édition), les historiens ont entrepris une historicisation poussée de la généalogie de l’auteur, de l’opération de dépliement des sens d’un texte, en se limitant cependant aux entours de celui-ci, et sans vraiment pénétrer au cœur de sa fiction – ou avec des pudeurs qui ne sont plus de mise aujourd’hui, comme le montre le numéro des Annales que des historiens consacrèrent en 2010 aux « Savoirs de la littérature » [4].
C’est dans ce contexte dynamique que paraît le livre de Judith Lyon-Caen – un essai audacieux, qui prend à bras le corps ces problèmes, menant une analyse sans concession rhétorique pour confronter histoire et littérature : qu’apporte le texte littéraire que l’historiographie ne sache déjà ? La démonstration se fait à partir d’une nouvelle de Jules Barbey d’Aurevilly, « La vengeance d’une femme », dernier texte du recueil Les Diaboliques (1877), donnée à lire en préambule, comme une invitation faite au lecteur à raisonner de concert avec l’historienne. À cette date, Barbey (1808-1889) est un homme de lettres, journaliste, reconnu et inclassable. Posant devant l’objectif de Nadar, il cultive son excentricité vestimentaire et son dandysme idéologique de vieux réactionnaire catholique, dans une France désormais acquise à la République (à la fin des années 1870). Comme son nom l’indique, la nouvelle raconte une histoire de vengeance extraordinaire mêlant le « tragique contemporain » au registre boulevardier. C’est donc un micro-objet (une nouvelle) qui raconte une histoire nous faisant voyager dans une narration sophistiquée d’emboîtements des temps : des châteaux de l’immémoriale Espagne des Grands au trottoir parisien des années 1840, moment de la jeunesse romantique de Barbey et du narrateur, du présent de l’ouverture du récit à l’aujourd’hui de la publication (1877). L’historienne met en scène une enquête qui ne mène pas nécessairement à une conclusion positive. Sa méthode, c’est un rythme : un examen ralenti qui procède par scènes de lecture. Aux généralisations tentantes, Judith Lyon-Caen choisit la contextualisation minutieuse. Cette lecture au plus près du texte sert un objectif plus vaste : non pas rapatrier les savoirs de la littérature pour aujourd’hui, mais au contraire – dans un premier temps au moins – rendre le livre au monde historique qui lui a fourni sa matière et auquel il appartient pleinement.
Ainsi la nouvelle de Barbey s’inscrit dans l’univers de la prostitution parisienne – puisqu’il y est question d’une « persilleuse » accrochant le dandy de Tressignies sur le Boulevard des Italiens : prostituées libres ou encartées auprès de la Préfecture, agissant dans des garnis prostitutionnels ou des maisons de passe… Les historiens sont déjà très savants sur cet univers omniprésent, dans les faits et les esprits, au XIXe siècle. Ce que la confrontation avec la littérature montre, c’est à quel point la fiction littéraire a conformé les imaginaires des contemporains mais aussi des historiens. Le dialogue avec Alain Corbin, auteur des Filles de noce [5], est à cet égard édifiant : on y mesure à quel point les hypothèses, les représentations de l’historien sont tissées de littérature. Il y a là un effet de boucle qui pourrait décourager. Mais, in fine, cette étude témoigne de l’importance matricielle de la littérature réaliste dans la saisie du monde social de la monarchie de Juillet. Barbey restitue par ses propres moyens cette expérience de brouillage des frontières et des identités que permet la grande ville et qui en constitue le plus puissant attrait – contribuant ainsi, à la suite de Balzac, à « consacrer Paris comme ville-texte à déchiffrer dans son ensemble comme dans ses détails » (p. 200).
Le déferlement des sens vécus par de Tressignies, pourtant blasé en matière de femmes, est l’occasion pour l’historienne de s’emparer de sa rêverie sensuelle afin d’explorer précisément la culture érotique du temps : les normes juridiques, les images de la pudeur et de l’impudeur, les estampes licencieuses, le rôle de la lithographie, la vogue des petits bronzes (de James Pradier), les statuettes à transformation dans la deuxième moitié du XIXe siècle… L’enquête dessine une société densément érotisée, à la sensualité démocratisée par les objets exposés en vitrine, désormais à disposition des foules.
L’acmé de cette démarche interprétative se déroule dans un combat de fleurets avec le pantin de l’illusion référentielle. De quoi s’agit-il ? Jadis Roland Barthes fit brillamment l’analyse du détail qui, dans une description – le « baromètre sur le piano » dans Un cœur simple de Gustave Flaubert, pour reprendre son exemple – a pour fonction de signifier le réel plus que d’en préciser le contenu. Judith Lyon-Caen assume une pétition de principe opposée : en dépit de tous ses « effets de réel », le roman réaliste du XIXe siècle nous offre quand même le monde en partage. Il est le formidable passeur de toute une culture matérielle, la « panoplie des choses », ces objets qui nous plongent dans leur histoire, qu’il s’agisse des plumes en saule pleureur accrochées aux chapeaux des dames, des châles rayés à la turque ou du perron de Tortoni, célèbre café de la monarchie de Juillet – des objets, des lieux qui figurent également la « griffe » du passé et organisent le carambolage des temporalités.
Car la littérature, en conservant les traces du passé qui a disparu – le « Paris d’alors » – opère également comme un savoir des temps, une « ressource pour penser l’historicité de l’expérience humaine dans son rapport au temps » selon Antoine Lilti et Étienne Anheim, cités par Judith Lyon-Caen [6]. La « vengeance d’une femme » est une relecture de la ville balzacienne, une ressaisie précise de la topographie du Paris de Louis-Philippe, détruite par les travaux de la place de l’Opéra, dans les années 1860, ainsi que le démontre l’historienne. Elle s’inscrit dans une littérature prolixe de la déploration du « vieux Paris » qui fait florès et à laquelle Baudelaire donnera ses lettres de noblesse avec son poème « Le cygne » (Les Fleurs du mal, 1857), dédié à Victor Hugo : « Le vieux Paris n’est plus (la forme d’une ville/ Change plus vite hélas ! que le cœur d’un mortel) ».
Comme l’ethnologue, le romancier, dernier de ces jeunes romantiques, enregistre le monde de sa jeunesse, constitué comme tel par la puissante œuvre balzacienne, au moment même où il n’est plus. Le spectre du Paris d’antan habite le texte aurevillien. Après Barbey, les travaux parisiens continuent, les rythmes sociaux s’accélèrent, les révolutions technologiques se succèdent ; chaque génération est désormais orpheline de son enfance et du cadre qui l’a abritée, parfois immortalisée par quelques clichés – ainsi ceux de Charles Marville invité à photographier Paris avant les grands travaux d’Hausmann en 1858. La littérature (de Barbey) devient alors une contribution à l’anthropologie de l’homme moderne, en proie aux transformations rapides de son monde, habité par plusieurs passés qui, bien qu’évanouis, exercent sur lui une emprise presque hallucinatoire. Comprendre la part de l’immémorial – les Grands d’Espagne au temps immobilisé –, le caractère feuilleté du temps, l’emprise du passé sur les êtres, c’est comprendre en profondeur le début de l’expérience moderne du temps, enchâssée dans une ville-capitale qui en subit toutes les déchirures, toutes les griffures.
Le titre de l’ouvrage de Judith Lyon-Caen résume les promesses d’un regard sensible d’historien(ne) sur la littérature, à un moment historique précis : la Restauration, où la littérature est le grand décrypteur de la vie sociale, l’incubateur des représentations, en même temps que son pouvoir de croyance est à son zénith . La réussite du livre tient beaucoup à son écriture, nerveuse, comme contaminée par la poétique aurévilienne – la « sanguine concentrée du souvenir »… L’historicisation de la fiction ouvre les vannes du temps pour nous amener vers les rivages de cette « modernité désenchantée » que les historiens du XIXe siècle ont découverte depuis quelques années. C’est ainsi que « ce que l’histoire peut dire de la littérature » – sous-titre de l’ouvrage – relance à son tour l’interrogation sur ce que « la littérature fait à l’histoire » : une alliance ancienne, conflictuelle et ici renouvelée de manière ambitieuse.
par , le 3 juillet 2019
Emmanuelle Loyer, « À l’imprimerie du temps », La Vie des idées , 3 juillet 2019. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/A-l-imprimerie-du-temps
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[1] Cf. Marielle Macé, Styles. Critiques de nos formes de vie, Paris, « NRF », Gallimard, 2016 ; et son dernier ouvrage, Nos cabanes, Paris, Verdier, 2019 ; voir aussi les livres d’Yves Citton, Lire, Interpréter, Actualiser. Pourquoi les études littéraires ?, Amsterdam, 2007.
[2] Bruno Latour, Enquête sur les modes d’existence. Une anthropologie des modernes, La Découverte, 2012.
[3] Lucien Febvre, « Littérature et vie sociale. De Lanson à Daniel Mornet : un renoncement ? », Annales d’histoire sociale, 1941, 3/3/4, p. 113-117.
[4] « Savoirs de la littérature », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 65/2, mars-avril 2010.
[5] Alain Corbin, Les filles de noce. Misère sexuelle et prostitution au XIXe siècle, Aubier, 1978.
[6] Antoine Lilti et Étienne Anheim, « Savoirs de la littérature », op. cit., p. 257.