Recensé : Lilian Mathieu, Les années 70, un âge d’or des luttes ? Paris, Textuel, 2009, 141 p., 9, 90 €.
Lilian Mathieu, sociologue au CNRS, marie avec talent depuis plusieurs années recherches empiriques et réflexions théoriques sur les mouvements sociaux. Son dernier livre, publié dans la collection « Petite encyclopédie critique » qu’il codirige avec Philippe Corcuff, propose une synthèse sur les mouvements contestataires qui traversèrent la France des années 1970, dans le sillage des événements de mai-juin 1968.
Un tour de France des luttes
La première partie de l’ouvrage présente un panorama des différents mouvements contestataires, qui ont pour trait commun de poursuivre la critique des rapports de domination. Mathieu, bien conscient des difficultés d’une approche typologique, est conduit à proposer cinq catégories de mouvements dont il retrace à grands traits l’histoire à partir d’une bibliographie remarquablement à jour : les contestations du monde du travail, essentiellement ouvrières ; les luttes des immigrés qui associent grèves d’OS, luttes pour le logement et le droit au séjour ; la politisation de l’intime qui rassemble les luttes pour les droits des femmes et les mobilisations des homosexuels ; la question des territoires et des cadres de vie subsumant le régionalisme et la lutte pour l’amélioration de l’environnement avec la naissance de l’écologie politique ; enfin les mouvements d’opposition aux autoritarismes qui rassemblent pêle-mêle toutes les résistances à la répression, les mouvements dans la justice ou la médecine, l’anti-militarisme et le pacifisme.
Touraine, Bourdieu, Boltanski… et Mathieu
Lilian Mathieu s’engage ensuite dans une recension critique des interprétations de ces mouvements proposées par les sciences sociales. Il nourrit d’abord une vigoureuse réfutation de la théorie des nouveaux mouvements sociaux, déployée par Inglehart et Melucci, mais surtout par Alain Touraine et ses élèves. Touraine est ainsi critiqué parce que « sa perspective relève, plus que de l’analyse sociologique du contemporain, d’une forme de prophétisme social » (p. 78), et par la disqualification symbolique du mouvement ouvrier à laquelle il a participé. La seconde interprétation, autour de la question des cycles de contestation, conduit Lilian Mathieu à discuter la fécondité de la notion de structure des opportunités politiques, qui renvoie au contexte politique et institutionnel plus ou moins favorable à l’éclosion et au succès des mouvements sociaux. L’interprétation par des transformations sociomorphologiques proposées notamment par Pierre Bourdieu et Gérard Mauger est également discutée, notamment autour des transformations du système éducatif. Ces auteurs font en effet du déclassement un des ressorts essentiels de la mobilisation de cette petite bourgeoisie nouvelle. Or, de nouveaux travaux ont invalidé cette hypothèse, en particulier chez les étudiants. Enfin, Lilian Mathieu conclut son tour d’horizon par la présentation de la thèse de Luc Boltanski et Eve Chiapello sur les mutations du capitalisme, qui aurait réussi à désarmer la critique sociale du capitalisme et à intégrer la critique artiste.
La troisième partie de l’ouvrage s’attache à compléter ces interprétations par une lecture politique dans laquelle Lilian Mathieu développe la catégorie d’espace des mouvements sociaux qu’il s’est attaché à construire [1]. Par ce concept, inspiré de celui de champ forgé par Bourdieu, il désigne « l’univers de pratique et de sens que forme l’ensemble des mobilisations protestataires d’une société donnée » (p. 103). Il souligne ainsi les relations d’interdépendance entre les différents mouvements qu’expliquent les engagements multiples de certains militants (la « multipositionnalité » dans la langue des politistes), mais aussi des carrières militantes parfois heurtées. Le concept vise également à envisager les rapports avec d’autres champs, notamment politique et syndical. Fort de ce concept, et engageant en quelque manière une analyse rétrospective des mouvements sociaux des années 1970 à l’aune de sa connaissance particulièrement fine des mouvements sociaux des années 1990, Lilian Mathieu envisage à gros traits deux processus successifs d’autonomisation de l’espace des mouvements sociaux, notamment à la faveur du déclin du « gauchisme militant » à partir de 1972, qui permet un essor particulièrement spectaculaire desdits mouvements. À ce premier temps, succède une phase de rétraction de l’autonomie de cet espace par la captation progressive des thématiques, des mots d’ordre et des militants qu’opère le Parti socialiste ; elle conduit finalement à la « quasi-absorption de l’espace des mouvements sociaux par la politique partisane et institutionnelle » (p. 119) après l’élection de François Mitterrand en 1981. Lilian Mathieu souligne ainsi l’entrée de nombre de cadres syndicaux et associatifs, notamment ceux du Syndicat de la magistrature et du GISTI, dans les cabinets ministériels.
68 : affaires de génération(s) ?
L’ouvrage, on le voit, est bien plus qu’une synthèse et offre des analyses stimulantes. Il est savant, sans être cuistre, précis, sans jamais jargonner. On peut certes regretter que les analyses sur les évolutions du système scolaire soient si rapides. Plus dommageable est sa focalisation sur un cadre uniquement national, alors que cette période et ses militants furent internationalistes, et que la circulation des thématiques, des répertoires d’action collective, des militants, etc., atteignit une large ampleur. Mais cela supposait un travail de très grande ampleur que personne, encore, ne s’est vraiment risqué à faire [2]. Nous voudrions plutôt, à partir de notre position d’historien, interroger le cadre d’analyse général proposé par Lilian Mathieu. Ce dernier fait de « Mai 68 » un « point de départ » (p. 15) de sa trame. Bien qu’il mentionne le courant historiographique des « années 68 », il tord quelque peu son cadre interprétatif puisque l’hypothèse, et à notre sens la fécondité, de ce courant résident dans son identification de 68 non comme un point de départ, mais comme un pivot, ou, pour la France, un « épicentre », dans une phase de contestation plus ample [3]. De même, l’ouvrage collectif rassemblant essentiellement des politistes et des sociologues Mai juin 68 envisage une phase entre 1945 et 1968 marquée par des « crises des rapports d’autorités » et des « trajectoires critiques » [4].
En négligeant l’amont de 68 et en s’en tenant aux seules seventies, Lilian Mathieu court le risque de n’envisager qu’une seule génération active dans ces mouvements, celle des soixante-huitards, et d’abord étudiants, qu’une historiographie paresseuse assimile aux baby-boomers. Quoique implicitement, c’est bien cette génération-là qu’il place au cœur de son analyse quand il envisage son retrait de l’action militante (p. 93 notamment). De même, quand il fait de 1970-71 les années fondatrices des mouvements féministes et homosexuels, il néglige le rôle fondamental mais antérieur du Mouvement français pour le planning familial (fondé en 1956) ou d’Arcadie [5], lesquels impliquèrent des militants plus âgés. On pourrait étendre cette analyse à la crise contestataire que traverse l’Église catholique en ces années post-conciliaires et qui fournit, comme Lilian Mathieu le reconnaît, « un foyer de recrutement militant majeur » (p. 113) [6]. Dès lors, l’hypothèse, empruntée à Gérard Mauger, qu’il faut chercher dans le déclin du gauchisme militant, à partir de 1972, l’explication à une autonomisation des mouvements sociaux en regard du champ politique (p. 110), nous apparaît un peu réductrice. À notre sens, cette autonomisation pourrait être envisagée de manière plus progressive, à partir d’une disqualification croissante de la gauche politique, et notamment du Parti communiste, dans une fraction elle-même croissante des hommes et des femmes de gauche à partir du mitan des années 1960, voire de la guerre d’Algérie.
Mais cet élargissement du cadre chronologique nous semble surtout permettre d’enrichir le concept d’espace des mouvements sociaux que Lilian Mathieu propose. Il insiste sur les relations d’interdépendance entre les mouvements sociaux, qui sont d’ailleurs toujours en mouvement. Reprenant les analyses de la sociologie militante, il souligne combien les engagements multiples favorisent les connexions entre sites de mobilisations et au-delà entre les mouvements. Nous ajouterions modestement que la prise en compte d’un cadre temporel plus ample permettrait sans doute de mieux repérer, dans le cadre de ces relations d’interdépendance, les phénomènes d’ « hybridation » d’un mouvement social à un autre, quand l’espace des mouvements sociaux s’autonomise.
Pour citer cet article :
Xavier Vigna, « 70’s, années politiques ! »,
La Vie des idées
, 6 septembre 2010.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net/70-s-annees-politiques
Nota bene :
Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.