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Essai Histoire

1914-1918 : retrouver la controverse


par François Buton & André Loez & Nicolas Mariot & Philippe Olivera , le 10 décembre 2008


Les violences extrêmes qu’on observe pendant la Grande Guerre s’expliquent-elles par la culture de guerre, la brutalisation des sociétés, le consentement des soldats, la contrainte ? Tout en livrant un plaidoyer pour une science ouverte qui relierait professionnels, amateurs et enseignants, une équipe d’historiens et de politistes montre que les choix historiographiques engagent, au-delà des logiques universitaires, une réflexion sur l’individu, les catégories sociales, l’État et la manière de faire de l’histoire.

Jean-Yves Le Naour a proposé dans La Vie des Idées une étonnante lecture de la controverse qui agite, depuis quelques années, le champ des études historiques sur la guerre de 1914-1918. Étonnante parce que, plutôt que de restituer les enjeux intellectuels de la discussion, il préfère, après d’autres, les résumer à une construction banalement binaire (consentement versus contrainte) qui ne ferait que masquer des « querelles propres au milieu universitaire », chacun des deux camps défendant son pré carré dans une opposition « artificielle ». Il est vrai que décrire un débat « embourbé » permet de valoriser les positions qui apparaissent au-dessus de la mêlée : l’auteur formule en conclusion le souhait d’une « paix de compromis » dont on ne sait évidemment pas – les enjeux en présence n’étant guère identifiables – de quoi elle pourrait bien être faite.

Membres du collectif de recherche international et de débat sur la Grande Guerre (Crid 14-18) et à ce titre parties prenantes du débat [1], nous souhaitons revenir sur plusieurs aspects de cette présentation pour réaffirmer les termes de la controverse à travers deux dimensions qui nous semblent centrales : les conditions de possibilité pratiques d’un débat scientifique, d’une part – l’« intendance des idées », en quelque sorte –, et la restitution du fond de la controverse, d’autre part. Loin de nous, donc, l’idée de nier l’existence de dimensions non strictement intellectuelles à cette discussion : nous pensons tout au contraire que les conditions pratiques qui président à l’élaboration et à la circulation des idées sont indissociables de leur « contenu ». Restituer une controverse, selon nous, exige de rendre compte des conditions de réalisation et des enjeux intellectuels de la recherche avec les mêmes règles de rigueur.

L’« intendance des idées »

Disons-le d’emblée : il est assez vain de s’élever contre les diverses formes de caricatures qui sont faites d’un débat scientifique dès lors que celui-ci sort de la sphère savante. En l’occurrence, mettre en scène deux « écoles » en durcissant leurs positions et en maniant la métaphore guerrière est tentant à propos de 14-18. On doit cependant poser certaines limites en la matière. En effet, la question des métaphores employées pour décrire l’activité de recherche (« machine de guerre », « forteresse ») est tout sauf anodine : ce qui est en cause ici, c’est une manière générale de déprécier comme « vulgaires » les dimensions pratiques de la recherche et donc de ne les aborder que sous la forme du dévoilement de l’impur. Point essentiel pour le Crid 14-18, dont le projet tout entier, loin de se constituer en citadelle, est de pratiquer une « science ouverte ».

Commençons d’abord par rappeler quelques éléments pour bien faire comprendre ce projet. À l’origine, il y a deux entreprises collectives – un livre et un colloque [2] – qui ont permis la constitution progressive d’une équipe de chercheurs, composée de professeurs d’université, de chercheurs au CNRS, d’enseignants déjà docteurs, d’historiens non professionnels, de doctorants, réunis en association en novembre 2005. Cette équipe s’est très vite accordée sur l’idée de pratiquer une « science ouverte ». Par là, nous entendons d’abord la volonté de tenir compte et de tirer profit de l’intensité des investissements que suscite l’objet 14-18 dans l’espace public. Sur la Grande Guerre (mais tous les sujets ne s’y prêtent pas au même degré), il nous semble en effet essentiel de se donner les moyens de concilier l’exigence d’une recherche scientifiquement rigoureuse et l’établissement d’un vrai dialogue avec les nombreux amateurs passionnés, dont il serait impensable de se passer, et avec les enseignants, qu’on ne saurait considérer comme les receveurs d’une bonne parole académique. Très concrètement, il s’est agi d’ouvrir et d’enrichir un site Internet conçu comme un outil de diffusion et d’échange.

Mais la « science ouverte » telle que nous la concevons, c’est aussi la mise à disposition d’instruments pour la recherche proprement dite et, tout particulièrement, l’élaboration collective de corpus documentaires conçus aussi bien comme des outils de vérification et de validation que comme un matériel ouvert à toutes les formes de réemplois. On peut citer ici en exemple la base de données « Chemin des Dames ». Conçue à l’origine pour analyser la construction du grand récit de la bataille de 1917 (de quoi est-il fait, que laisse-t-il de côté ?) [3], la base peut servir à l’amateur curieux, désireux par exemple de remettre en contexte le parcours de guerre d’un ascendant, comme à l’enseignant qui veut mener un projet pédagogique avec ses élèves. Mais, retrouvant sa vocation scientifique initiale, elle a aussi permis de dresser d’une cartographie précise des mutineries de 1917 et, ce faisant, de proposer un indicateur qui renouvelle la mesure du « phénomène mutin ».

Alors, oui, nous cherchons résolument le moyen de tirer parti de l’intense intérêt suscité par la Grande Guerre, plutôt que de nous en tenir à l’opposition paresseusement ressassée entre « histoire » et « mémoire ». Oui, nous refusons la posture qui consiste à se réclamer du superbe isolement d’une histoire « purement » scientifique, mais qui vise le plus large public à grands coups éditoriaux ou à la moindre commémoration.

Finalement, à lire les présentations effarouchées du débat critique ouvert sur 14-18, on retire l’impression désagréable que le registre dominant pour restituer et évaluer une controverse doit être celui du bon goût. Si l’argument légitime du dépassement des désaccords doit être celui de la bienséance, c’est que la vie des idées dans le domaine historique est dans un pitoyable état. Contre l’argument des « chapelles » (encore le bon goût), rappeler ici ce qu’est le Crid est pour nous une façon d’insister sur la nécessité, lorsqu’il est question de controverses scientifiques, de tenir sérieusement compte de leur dimension la plus concrète, à l’image de ce qu’il est désormais banal de faire lorsque l’on se penche sur les controverses du passé. Ce qui n’empêche en rien, puisque controverse il y a, d’accorder un vrai crédit aux désaccords eux-mêmes, sans les ramener à des futilités qu’un « compromis » de bon aloi ou des concepts « consensuels » suffiraient à dépasser.

D’une thèse et de sa critique

Essayons donc de préciser les dimensions proprement scientifiques de la controverse. Et, puisqu’on la résume désormais à la dichotomie consentement / contrainte, prenons celle-ci à bras-le-corps. Reconnaissons-lui d’abord le mérite de soulever des questions décisives, qui dépassent largement le seul domaine de la Grande Guerre, quant à la place à reconnaître aux idéaux, croyances et représentations du monde dans l’explication des comportements [4]. Mais ajoutons aussitôt qu’elle y répond très mal, sous la forme d’une alternative artificiellement creusée pour les besoins de la cause et ainsi dépassable par un habile mélange (ici une pincée de consentement, là une once de contrainte). Autrement dit, cette fois dans les termes de 14-18, le problème va bien au-delà de la question assez sommaire de savoir si les soldats ont « tenu » parce qu’ils étaient patriotes ou parce qu’ils étaient menacés par le pistolet de l’officier.

Quel est dès lors le fond du désaccord ? Pour le savoir, on peut revenir à la thèse du « consentement » et, pour cela, repartir de l’architecture démonstrative à l’œuvre dans 14-18, retrouver la guerre [5], là où elle est présentée avec la cohérence la plus grande, même si on en retrouve la logique, entre autres, dans le dernier ouvrage de Stéphane Audoin-Rouzeau, Combattre. La démonstration se déploie en trois étapes :

1. Elle part d’un double constat, empirique et historiographique : les violences interpersonnelles et la cruauté des pratiques de combat auraient été systématiquement aseptisées et sous-estimées, sinon occultées, aussi bien par les combattants eux-mêmes que par les historiens.

2. Or la compréhension de la guerre passe par la prise en compte pleine et entière des « paroxysmes guerriers ». Deux raisonnements en creux leur confèrent ce statut décisif. D’une part, puisqu’il ne s’agit pas là de la mort anonyme et industrielle des bombardements, sur laquelle on aurait d’ailleurs trop insisté, c’est bien que ces actes de cruauté ont pour caractéristique essentielle d’être volontaires. D’autre part, puisque les refus ont été rares, puisque les soldats ont tenu sans faillir ou presque quatre années durant, puisque que les violences n’ont jamais cessé, c’est bien qu’elles étaient massivement acceptées par les soldats. La perpétuation de violences interpersonnelles dans la durée fournit l’indicateur du consentement des combattants à la guerre.

3. Reste à expliquer pourquoi les soldats ont non seulement tenu, mais, au-delà, voulu, banalisé et assumé la violence. L’opération consiste à préciser ce que recouvre cette volonté : l’observation des pratiques guerrières acquiert alors, par inférence, un pouvoir de révélation de ce qu’étaient les croyances, perceptions de l’ennemi et autres représentations des poilus. Or ces dernières font système en dessinant les traits d’une culture manifestement partagée et durable, essentiellement définie par « l’investissement des hommes sur leur nation ». La boucle est bouclée : in fine, c’est cette « culture de guerre » qui, par un retournement explicatif complet, permet d’expliquer le déchaînement et la perpétuation des violences, celles-là mêmes qui ont servi à définir et à décrire l’échafaudage culturel.

Cette présentation évidemment trop schématique n’a d’autre but que de mettre en lumière ce que nous pensons être la philosophie sociale à l’œuvre dans le « paradigme du consentement », si l’on veut bien l’appeler ainsi. On y aura sans doute reconnu la posture compréhensive souvent associée en sciences sociales, à tort ou à raison, à l’œuvre de Max Weber : comprendre ce que quelqu’un fait (son comportement) suppose d’indiquer ce que ses gestes veulent dire (leur sens), c’est-à-dire préciser ce qu’il a voulu faire (son intention). En l’espèce, et ce n’est pas le moindre des problèmes que soulève la démarche, l’opération est instantanément totalisée : c’est la connaissance d’un état d’esprit collectif qui constitue la principale clé d’interprétation du conflit, de sa durée, de sa violence et de ses conséquences. La méthode mise en œuvre pour valider l’interprétation se réclame d’une anthropologie culturelle : elle s’appuie sur les traces (les textes, les objets) pour mettre en évidence une « culture de guerre » formée par l’intériorisation des sentiments de haine de l’ennemi dont une des conséquences serait un phénomène d’« ensauvagement » durable. Ainsi conçu, le « paradigme du consentement » se donne pour acteur de sa philosophie sociale la figure d’un citoyen « autonome de sa volonté », décidant en toute connaissance de cause de ses propres actes, analysés comme de simples manifestations de la pensée. En poussant cette logique à l’extrême, on pourrait décrire le modèle ainsi mis en œuvre à l’aide de la figure du penseur de Rodin, autrement dit celle d’un homme qui réfléchirait avec lui-même, mettrait en balance des idéaux (le patriotisme, le pacifisme, le modèle républicain et ses valeurs) et, tout bien pesé, choisirait de faire ou de ne pas faire la guerre, de « tenir » ou de se révolter, selon les termes supposés du « choix ».

À cette interprétation, qu’on peut qualifier d’« intellectualiste » et qui se retrouve jusque dans les programmes scolaires [6], il ne s’agit évidemment pas d’opposer la figure inversée de l’homme entièrement contraint, automate réagissant quasi mécaniquement aux ordres donnés. Il s’agit bien plutôt de sortir résolument de l’alternative entre consentement et contrainte pour mettre en évidence d’autres attitudes, faites d’indifférences, de résignation, de remise de soi ou, plus généralement, de conformisme.

Précisons que la notion de « culture de guerre », telle qu’elle est développée depuis une quinzaine d’années, n’est pas problématique en elle-même : il est tout à fait légitime de se donner pour objet la description des sensibilités et des représentations, de leurs appropriations différentielles et de leurs transformations dans le temps. Mais elle le devient dès lors qu’on lui fait jouer un rôle dans l’explication des pratiques et des comportements individuels et collectifs. C’est une chose que de décrire le patriotisme de la société française en 1914-1918, c’en est une tout autre que de dire que, si les soldats ont tenu, c’est parce qu’ils étaient patriotes. L’explication tombe alors dans le culturalisme, qui, comme la philosophie du raisonnement pratique l’a montré, constitue une erreur logique en ce qu’elle rapporte systématiquement les comportements observés à une culture jamais observable, mais toujours postulée à partir des comportements observés : de ce fait, le culturalisme explique la manière dont les gens agissent par… la manière dont ils agissent [7]. Expliquer l’endurance d’un soldat par une manière patriote d’endurer, c’est prétendre que le soldat endure la guerre pour se comporter en patriote sans rien connaître d’autre de lui que son endurance et son appartenance nationale. Or c’est précisément un raisonnement de ce type, purement spéculatif (c’est-à-dire sans comptage, interrogation sur les appropriations, ni même définition de corpus), auquel se livrent les auteurs de Retrouver la guerre quand ils avancent que le discours de la haine n’a pu connaître une aussi grande diffusion sans exprimer un état d’esprit très largement répandu.

À ce type de déduction évidente en apparence, il faut d’abord rappeler un point trop souvent oublié, bien qu’il soit le résultat de plusieurs décennies de travail en sciences sociales : les croyances ne se constatent pas, elles ne se ramassent pas au hasard des pages des documents consultés pour être ensuite regroupées en un grand « discours » ou « texte national », un peu comme si l’historien adoptait le (vieux) modèle du botaniste qui cueille des plantes pour les coller dans un herbier. Certes, le terrain de la Grande Guerre, par la masse gigantesque de documents et d’objets qu’il propose à l’investigation, ne peut que susciter la tentation de constituer des collections (de textes, d’images et d’objets), de manière d’autant plus négligente à l’égard de leurs contextes d’usages qu’elle permettra au chercheur omniscient de reconstituer lui-même le grand texte culturel de l’histoire. Mais avant de décréter un état d’esprit, qui plus est collectif, et de figer d’emblée un musée des croyances de la Grande Guerre, il convient au minimum de ne pas faire abstraction de ceux qui croient. Plutôt que de s’étonner devant les représentations les plus incroyables et improbables, celles qui frappent justement parce que, de prime abord, on ne les comprend pas, il n’est pas inutile de s’intéresser d’abord aux croyances ordinaires, celles qui organisent, en 1914 comme aujourd’hui, l’expérience quotidienne. Et de se donner les moyens de le faire.

Rendre aux croyances leurs hommes et leurs situations

Comment rendre aux croyances leurs hommes et leurs situations ? On peut, nous semble-t-il, appliquer à la Grande Guerre les méthodes et instruments les plus classiques des sciences sociales consistant à affirmer le primat du contexte, à comparer et à compter.

Commençons par ce dernier point, essentiel. L’intérêt à compter, mesurer ou donner des ordres de grandeur ne revient pas à brandir l’étendard vieilli d’une histoire quantitative mise à mal par le tournant culturel. Il tient d’abord et surtout au fait que les cas dans lesquels les « choix » des soldats peuvent être interprétés comme de purs arbitrages intérieurs apparaissent bien rares. L’histoire de chaque combattant n’est pas simplement une histoire personnelle et singulière : connectée et comparable à celles des autres soldats, elle s’inscrit dans un contexte social qui la détermine fortement. L’établissement raisonné et contrôlé de bases de données permet alors de comparer des trajectoires individuelles ou familiales plutôt que de les laisser à leur singularité et, ce faisant, de dépasser les jugements psychologiques quant aux choix effectués par les personnes. Ces derniers ne sont plus ramenés à des décisions morales censément effectuées en toute connaissance de cause, ni évalués au prisme des catégories de jugement de l’enquêteur ou de ses lecteurs, mais rapportés à l’environnement militaire, familial, amical ou économique dans lequel ils prennent place.

C’est dans cette perspective que l’élaboration collective de corpus documentaires, comme la base de données « Chemin des Dames » déjà évoquée ou le dictionnaire des témoins, revêt une importance décisive pour la recherche. Ces bases permettent d’abord de mieux connaître ce dont on parle et de bien circonscrire ce qu’on ignore. Or, contrairement à ce que semble indiquer la bibliographie surabondante sur 14-18, l’on manque encore parfois cruellement d’éléments : n’est-il pas étonnant de constater, par exemple, que l’on débat à propos d’interprétations générales de la Grande Guerre alors même qu’on ne sait que de façon vague combien et qui étaient les hommes effectivement envoyés dans les tranchées ? [8] Les corpus documentaires peuvent ensuite servir de point d’appui à des recherches, soit comme simple base de comparaison et de validation empirique, soit pour soulever de nouveaux questionnements. Le dictionnaire des témoins se prête à de tels usages scientifiques. Outre le fait de donner des informations biographiques minimales sur chacun des auteurs, il doit permettre, à l’avenir, d’élaborer une véritable sociologie (ou une prosopographie si l’on préfère) de ces témoins.

L’idée n’est pas seulement de parvenir à une meilleure connaissance de cette population d’« auteurs », mais avant tout de se donner les moyens de mieux contrôler ce que l’on fait lorsque l’on fait parler, en découpant une citation, tel ou tel témoin (combien de citations d’auteurs dont on ne sait rien ou presque dans nos travaux ?). La fausse évidence selon laquelle « il n’est pas de bons ou de mauvais témoins » tend à réduire une question pourtant décisive à l’idée que l’historien n’aurait pas à porter un jugement moral sur ses sources. Certes. Mais s’agit-il de soutenir que tous les témoignages se valent au point d’être interchangeables dans l’usage qu’il est possible d’en faire ? Pour ne prendre qu’un exemple, le témoignage du sociologue durkheimien Robert Hertz [9] est une source précieuse pour analyser la découverte des classes populaires par un intellectuel socialiste et rentier [10], mais beaucoup moins pour en déduire le contenu d’une culture qui serait partagée par tous. Pour rester sur ce terrain, l’enjeu central est bien d’être capable de mesurer la diversité des rapports à la culture – fût-elle de guerre – en termes sociologiques, sachant par ailleurs que l’accès privilégié des élites à l’imprimé est un biais majeur de nos sources. On conviendra en effet que si la « culture de guerre » est attestée dans les seuls écrits d’intellectuels-écrivains [11], son caractère général en est fortement relativisé.

Du point de vue de ce rapport complexe au statut social des témoins, on ne peut d’ailleurs que s’étonner des critiques extrêmement vives dont le travail de Jean Norton Cru a fait l’objet.

Jean Norton Cru et les témoignages de guerre

Jean Norton Cru, professeur de littérature et de langue aux États-Unis, est mobilisé en 1914 et passe trois ans au front avant de devenir interprète pour les troupes américaines. Dès 1916, il commence à lire les témoignages de guerre, intérêt qu’il transformera en une gigantesque entreprise d’analyse critique d’un corpus de 250 auteurs et 300 volumes publiés entre 1914 et 1928. Il fonde son inventaire sur des principes précis : présence effective au front de l’auteur qui ne doit pas avoir un grade supérieur à celui de capitaine, vérification de sa biographie personnelle et militaire, des détails topographiques mentionnés, objectivations statistiques, maximisation du recours à la citation, recoupement des sources. Son objectif consiste à livrer un jugement sur la valeur documentaire de l’ouvrage et il s’efforce en particulier de traquer ce qu’il appelle des « légendes de guerre », l’ensemble des exagérations, outrances, artifices littéraires qui, selon lui, emplissent trop de récits. En fin de compte, il livre un palmarès des auteurs suivant six catégories. L’étude, publiée en 1929 [12], suscite dans les deux années qui suivent un virulent débat utilement remis en lumière par F. Rousseau dans Le Procès des témoins de la Grande Guerre. En bref, J. N. Cru voit son souci d’exactitude et d’objectivité (aussi tranché ou discutable soit-il parfois) opposé à la valeur littéraire du récit, indépassable par-delà les éventuelles erreurs factuelles (certains contempteurs l’assimilent aux « nigauds du fichier et de la note marginale »). La controverse rebondit, sur des bases en fait comparables, après la nouvelle publication de l’ouvrage par les Presses universitaires de Nancy en 1993. A. Becker et S. Audoin-Rouzeau stigmatisent en J. N. Cru un exemple « parfaitement représentatif […] du souci d’aseptisation » et de la « complaisance » qui a prévalu, « chez les témoins d’abord, chez les historiens à leur suite », à l’égard de la violence de guerre [13].

Si certaines prises de position de Cru ou son goût du palmarès méritent d’être discutés, il en va tout autrement des règles strictes de présentation des témoins qu’il se fixe (date de naissance, origines familiales, études, profession, carrière militaire), règles qui constituent autant d’instruments pour contrôler les modalités d’établissement de son jugement sur eux. Elles nous semblent d’ailleurs tout simplement respecter les principes de la critique historienne des sources : recoupement des informations, analyse des conditions de production des témoignages et des documents, étude des relations entre pratiques observées, discours tenus et positions sociales. Dès lors que les historiens prétendent exhumer des représentations partagées, l’analyse du corpus des témoignages mobilisés constitue en effet une condition sine qua non de la crédibilité de l’interprétation ; partagées, d’accord, mais partagées par qui, au juste ?

Rendre aux croyances leurs hommes et leurs situations, c’est encore proposer d’autres formes de comparaison et de déflation pour discuter l’idée que la prémisse de l’autonomie de la volonté soit partout solidement constituée. Il y a ici un intérêt évident à aller voir sur d’autres terrains et vers d’autres sciences sociales : c’est ainsi armé de comparaisons avec des classiques de l’histoire sociale et de la sociologie politique (la grève, la syndicalisation, le vote) que l’on a pu parvenir à discuter, contrôler, relativiser l’établissement d’un « taux de mutins » à la fois sous l’angle de son numérateur (de 2 à 8 % des soldats effectivement présents au front, c’est beaucoup relativement à la proportion de ceux qui, dans un contexte beaucoup moins difficile, peuvent s’engager dans un syndicat, une grève, une manifestation) et de son dénominateur (réfléchir en termes de taux, c’est laisser en arrière-plan de la description l’idée, sociologiquement irréaliste, que 100 % des soldats auraient pu se mutiner) [14]. Il faut d’ailleurs souligner les implicites politiques de la notion de culture de guerre, qui déduit du constat de la rareté des « refus » le consentement généralisé à la guerre. Était-il possible qu’en 1914 l’ensemble des soldats, faute d’une culture de guerre pour les saisir tous et guidés par la sagesse d’une raison éclairée quant aux méfaits du conflit (et pourquoi pas doués d’une prescience de l’horreur des quatre années à venir ?) se lèvent en masse pour clamer leur opposition unanime à la violence ? On voit que, loin de rompre avec l’approche plus traditionnelle en termes d’« opinion publique » pratiquée par exemple par Jean-Jacques Becker [15], le recours à la notion de culture contribue à la durcir : là où la première pouvait encore qualifier de minoritaires certains comportements (de refus, d’évitement, etc.), la seconde se condamne à ne pouvoir les penser que comme marginaux et par là négligeables.

Cette logique du tout ou rien pose en arrière-plan la question de la légitimité du pouvoir de l’État-nation. Très clairement, la thèse du consentement à la guerre a partie liée avec l’idée que la légitimité des régimes politiques repose sur l’acquiescement ou le soutien mutualisé des citoyens (on reconnaît ici le modèle délibératif et contractuel dans lequel la société n’est rien d’autre que la somme des consciences individuelles). Or, à ceux qui continuent d’estimer que la marche des sociétés, même sous la forme d’un modèle idéal, nécessite ce que Renan appelait un « plébiscite de tous les jours », il faut opposer le fait, décisif, que ceux qui ne professent pas leur attachement au régime ou à ses valeurs n’en perdent pas pour autant leur qualité de « nationaux » et, moins encore, les droits et obligations afférents à cette qualité. La raison en est simple : ceux-là, au même titre d’ailleurs que les promoteurs et inspecteurs du sentiment national (et comme la quasi-totalité des citoyens), n’ont jamais eu à revendiquer ou à justifier leur appartenance nationale en référence à des grands principes. En d’autres termes, nous ne disons pas qu’aucun des soldats de 1914 n’a combattu avec la tête pleine d’idéaux ou de valeurs par lesquels ils ont pu justifier leur engagement, pour eux-mêmes ou pour autrui. Nous posons seulement que ces idéaux et valeurs sont différenciés selon les groupes sociaux, qu’ils peuvent en particulier ne pas être présents chez tous ceux pour lesquels le rapport à l’État prend d’abord la forme de l’indifférence ou de la remise de soi, enfin et surtout que cette absence ne change absolument rien aux « devoirs » prescrits par l’État, tout particulièrement lorsque celui-ci impose et organise la levée en masse.

Plutôt que de valider la thèse de l’unanimisme national sous-jacente à la notion de culture de guerre, on préférera donc explorer le phénomène complexe du conformisme social en suivant la piste d’un rapport socialement différencié à l’obéissance (songeons aux analyses de Richard Hoggart sur le rapport des classes populaires britanniques à l’armée [16]) et en redonnant toute leur épaisseur sociale et leur force de mobilisation aux institutions qui ont pesé sur ce rapport, depuis l’école républicaine (à travers l’apprentissage scolaire de l’obéissance en groupe) jusqu’à l’armée de conscription (et son lent travail éducatif de « nationalisation » des masses) en passant par les organisations politiques et syndicales, l’Église catholique bien sûr, sans oublier les puissants appareils bureaucratiques et coercitifs dont se dote un État-nation en temps de guerre [17].

En replaçant la question de la contrainte sociale au cœur des processus de nationalisation des sociétés, la perspective proposée invite à restituer aux comportements collectifs promus par ces institutions toute la force de leur évidence pratique, celle qui permet aux soldats d’agir sans toujours devoir inventer, réfléchir ou justifier pour eux-mêmes ce qu’ils sont en train de faire. Cette économie en réflexivité, dont chacun de nous fait l’expérience dans sa vie quotidienne – puisque nous ne réinventons pas le monde chaque matin –, se déploie, pour les soldats de 1914, sur au moins trois plans : celui des gestes (le charisme est dans le mouvement, pas dans la personne qui l’effectue), celui des interprétations d’autrui (les formes à travers lesquelles l’hommage ou l’obéissance s’expriment sont immédiatement reconnaissables), enfin et surtout celui de leurs jugements sur leurs propres actions – raison pour laquelle on ne peut décidément admettre qu’endurance et acquiescement s’équivalent. En ce sens, cette perspective suggère encore de ne jamais détacher l’étude des croyances ou des représentations – « que pensaient de la guerre les soldats de 1914-1918 ? » – de celle des situations et des cadres dans lesquels les individus évoluent. Car la Première Guerre mondiale, comme toutes les grandes épreuves sociales (guerres, épidémies, Terreurs, crises économiques) est d’abord un événement évident qui s’impose à tous et à chacun, en réduisant très fortement les marges de choix. Comprendre celles-ci suppose de reconstruire plus qu’une culture, fût-elle partagée : un réseau complet et complexe de représentations, de mécanismes institutionnels et de relations sociales.

À l’évidence, ce que nous posons ici peut et doit être discuté. Ces points ont donné et donneront encore longtemps lieu à de nombreux débats au sein des sciences sociales. Mais il est pour le moins difficile de nier qu’on est là au cœur d’une vraie matière à désaccord et à débat. Nous espérons avoir montré combien celui-ci était nécessaire et méritait à ce titre qu’on le prenne au sérieux.

Dossier(s) :

par François Buton & André Loez & Nicolas Mariot & Philippe Olivera, le 10 décembre 2008

Aller plus loin

Sur La Vie des Idées :

 Le dossier "La Grande Guerre, toujours présente" :

  • le compte rendu d’Elise Julien, « Traces de 14-18 » sur le livre de Stéphane Audoin-Rouzeau, Gerd Krumeich et Jean Richardot.

 Vidéo - Les sciences sociales face à la violence de guerre. Entretien avec Stéphane Audoin-Rouzeau, propos recueillis par Thierry Pech, 20 février 2008.

Sur d’autres sites :

 Crid 14-18 - Collectif de recherche international et de débat sur la Guerre de 1914-1918 : http://www.crid1418.org/

 École normale supérieure, séminaire de recherche « La guerre des sciences sociales ».

 Nicolas Mariot, « Faut-il être motivé pour tuer ? », Genèses, n°53, décembre 2003.

 Antoine Prost, « La guerre de 1914 n’est pas perdue », Mouvement Social.

 Rémy Cazals, « 14-18 : oser penser, oser écrire », Genèses, n° 46, mars 2002.

 N. Mariot, « Les archives de saint Besse. Conditions et réception de l’enquête directe dans le milieu durkheimien », Genèses, n° 63, juin 2006.

Pour citer cet article :

François Buton & André Loez & Nicolas Mariot & Philippe Olivera, « 1914-1918 : retrouver la controverse », La Vie des idées , 10 décembre 2008. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/1914-1918-retrouver-la-controverse

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1Les auteurs sont membres du Crid 14-18. Ils animent à l’École normale supérieure de la rue d’Ulm le séminaire de recherche «  La guerre des sciences sociales  », consacré aux phénomènes de violence collective.

[2Nicolas Offenstadt (dir.), Le Chemin des Dames, de l’expérience à la mémoire, Paris, Stock, 2004  ; Rémy Cazals, Emmanuelle Picard et Denis Rolland (dir.), La Grande Guerre, pratiques et expériences [publication du colloque de Soissons-Craonne de novembre 2004], Toulouse, Privat, 2005.

[3Voir Philippe Olivera, «  La bataille introuvable  » et «  Publier la bataille : le “Chemin des Dames” (1917-1939)  », in Nicolas Offenstadt (dir.), Le Chemin des Dames…, op. cit.

[4Sur cette question, voir Nicolas Mariot, «  Faut-il être motivé pour tuer  ?  » (Genèses, n°53, décembre 2003).

[5Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker, 14-18, retrouver la guerre, Gallimard, 2000. Voir le dossier du Mouvement Social, Rémy Cazals, «  14-18 : oser penser, oser écrire  », Genèses, n° 46, mars 2002 et l’analyse critique de Blaise Wilfert-Portal sur le site de l’association.

[6Les documents officiels d’accompagnement pour les classes de Première S, sans rien imposer, relèvent bien de cette philosophie, indiquant que la ténacité des soldats «  invite à poser des questions difficiles : celles du consentement et de l’acceptation de la violence, donnée et subie. Un puissant sentiment de solidarité nationale, la lutte individuelle et de groupe pour la survie, l’intériorisation de l’idée que l’adversaire appartient à l’univers de la barbarie constituent des éléments de réponse  ».

[7Sur ce point, voir la critique décapante que proposait Jean Bazin sur ce qu’il appelait l’«  hypothèse ethnologique  », c’est-à-dire la prétention à expliquer les comportements des hommes par un facteur commun (Des clous dans la Joconde. L’anthropologie autrement, Toulouse, Anarchasis, 2008).

[8Voir A. Loez, «  Autour d’un angle mort historiographique. La composition sociale de l’armée française en 1914-1918  », Matériaux pour l’histoire de notre temps, n° 91, juillet-septembre 2008, p. 32-41.

[9Un ethnologue dans les tranchées, août 1914-avril 1915. Lettres de Robert Hertz à sa femme Alice (présentées par Alexandre Riley et Philippe Besnard, préfaces de Jean-Jacques Becker et de Christophe Prochasson), Paris, CNRS Éditions, 2002.

[11Ce que le lecteur de 14-18, retrouver la guerre doit lui-même établir péniblement à l’aide de l’index de l’édition de poche, puisque l’ouvrage néglige de présenter le corpus documentaire sur lequel il fait reposer sa démonstration.

[12Jean Norton Cru, Témoins. Essai d’analyse et de critique des souvenirs de combattants édités en français de 1915 à 1928, Paris, Les Etincelles, 1929, 727 p.

[13Stéphane Audoin-Rouzeau et Annette Becker, «  Violence et consentement : la “culture de guerre” du premier conflit mondial  », in Jean-Pierre Rioux et Jean-François Sirinelli (dir.), Pour une histoire culturelle, Paris, Seuil, 1997, p. 261.

[14N. Mariot, «  Pour compter des mutins faut-il soustraire des moutons  ?  », in A. Loez et N. Mariot (dir.), Obéir/désobéir. Les mutineries de 1917 en perspective, Paris, La Découverte, 2008, p. 345-372.

[151914. Comment les Français sont entrés dans la guerre, Paris, Presses de la FNSP, 1977.

[16Richard Hoggart, La Culture du pauvre, Paris, Minuit, 1970 (1957).

[17Pour une analyse en ces termes d’un autre contexte de guerre, voir F. Buton, «  Quand les disponibles ne veulent pas l’être : le “mouvement des rappelés” pendant la Guerre d’Algérie  », in A. Loez et N. Mariot (dir.), Obéir/désobéir…, op. cit., p. 181-197.

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