Professeur de philosophie éthique à la Faculté Protestante de Théologie de Paris, auteur de nombreux ouvrages et éditeur avec P.-F. Moreau d’un Pierre Bayle : la foi dans le doute (Genève, Labor et Fides, 1995), Olivier Abel signe une monographie entièrement consacrée à la pensée politique de cet auteur, « témoin d’un moment charnière de la pensée politique moderne » qui a « encore des choses à dire à nos contemporains » (p. 8).
L’ouvrage entend exposer les paradoxes présents tant dans la réception des œuvres de Bayle que dans sa personne elle-même et dans les articulations de sa pensée. Paradoxe dans la réception : si l’œuvre de Bayle a donné lieu à de multiples interprétations, elle est restée à l’écart des grandes voies de la philosophie. Bien que son Dictionnaire historique et critique (1696) soit perçu comme la matrice de l’Encyclopédie et des Lumières, Bayle n’est considéré ni comme un successeur de Descartes, ni comme un philosophe des Lumières – « son tort est, observe O. Abel, de venir après les uns et avant les autres » (p. 9). Paradoxe du personnage Pierre Bayle lui-même : sceptique moraliste, bel esprit libertin athée qui défend les idées subversives des lumières radicales et avance masqué, Bayle est aussi un protestant fidéiste qui demeure fidèle à Calvin, jusque dans sa propre hétérodoxie. Huguenot très brièvement converti au catholicisme, contraint à l’exil par la révocation de l’édit de Nantes et les persécutions de Louis XIV à l’encontre des protestants, réfugié à Genève puis résident clandestin en France, installé enfin à Rotterdam, Bayle pense en contexte : construite dans l’exil, sa pensée est aussi pensée de l’exil – celle de la conscience errante dont la foi est vécue comme bonne foi, sincérité plutôt qu’adhésion au dogme tant les preuves du vrai en matière religieuse ne sauraient être que subjectives. La difficulté est là : comment tenir ensemble ce subjectivisme de la foi, cette liberté de conscience radicale face aux dogmes établis – y compris ceux du calvinisme – et son scepticisme philosophique ? Et sur le plan politique, comment tenir ensemble cet individualisme avec le projet d’un ordre politique partagé ?
Le sceptique et son double
Car les réflexions de Bayle sur la tolérance et la foi voisinent avec le développement d’un scepticisme qui, estime O. Abel, ne « laisse finalement rien » (p. 10). La critique de la superstition menée dans les Pensées diverses sur la comète(1682) radicalise celle qu’avait faite Calvin ; mais en la dirigeant contre l’usage enthousiaste et prophétique des textes bibliques eux-mêmes, Bayle conteste certaines lectures des textes, comme celle de l’Apocalypse faite par Jurieu. La radicalisation produit aussi un scepticisme qui dissocie morale et religion, oppose (dans une ligne qui va de Machiavel à Rousseau) vertus chrétiennes et vertus civiques, montre l’immoralité des chrétiens et la vertu des athées pour conclure que l’athéisme ne constitue pas un danger social et donc qu’une société athée serait viable. Enfin, le scepticisme relativiste affirme l’utilité heuristique et sociale de la diversité des opinions, tout en limitant sa portée en matière de science – car, rappelle Bayle, ce n’est pas le nombre des opinions qui compte mais la force des raisons. Le scepticisme accompagne enfin une pensée de combat – sa Critique générale de l’histoire du calvinisme du père Maimbourg (1682) dénonce la justification des persécutions et les séditions catholiques, celles de la Ligue catholique et des assassinats successifs de Henri III et de Henri IV. Le livre est condamné et brûlé.
Penser par paradoxes
Parce que la pensée de Bayle se déploie selon des contextes et assume les contradictions qui les façonnent, O. Abel la présente sous forme de paradoxes. Le premier repose sur la double adhésion de Bayle à un subjectivisme religieux et à l’absolutisme. L’adhésion à l’absolutisme repose sur un loyalisme animé par l’espoir qu’un pouvoir absolu pourra tenir l’aristocratie comme le pouvoir des parlements (les « brigues les plus fortes », p. 38) et qu’un roi puissant mettra fin aux guerres de religions, autonomisera le politique et protégera les religions minoritaires. Bayle sépare ainsi l’adhésion religieuse, libre et en conscience, de l’adhésion politique qui se fait en contexte : adhésion à l’absolutisme en France, au républicanisme aux Provinces-Unies.
Un deuxième paradoxe repose sur deux discours que mobilise Bayle : l’un pour la tolérance, l’autre pour l’obéissance, y compris au monarque absolu et intolérant. Les arguments en faveur de la tolérance visent notamment Bossuet et son interprétation augustinienne, littérale, du « Compelle intrare » (« Contrains-les d’entrer », Luc, 14 : 15-24), qui incite aux conversions forcées et aux violences à l’égard des Réformés. Or, la conscience est la voix divine intérieure qui oblige chacun, soutient Bayle, elle est ce qui reste de bon dans notre nature et de notre condition pré-lapsaire. En l’absence de critère objectif de vérité, la foi droite est celle qui procède de la bonne foi, de la sincérité, et qui conserve un doute sur sa propre vérité (p. 57). Forcer les consciences et convertir par violence en se prévalant d’une interprétation littérale revient donc à imposer l’hypocrisie plutôt que la foi, à s’octroyer un pouvoir dont ne dispose aucune autorité humaine – Bayle menant, avant la Lettre sur la tolérance (1689) de Locke, une réflexion sur les limites de la puissance politique. En réalité, le devoir d’obéir à sa conscience fonde pour Bayle les droits de la conscience, y compris errante ou hétérodoxe.
Dans le Commentaire philosophique (1686), cette thèse théologique jointe à la défense d’une herméneutique non littéraliste s’articule à une « pragmatique du discours, c’est-à-dire du contexte d’énonciation » (p. 45, 69) qui enjoint de considérer les effets des discours. Les interprétations de la Bible qui conduisent à des crimes peuvent être rejetées comme fausses – l’herméneutique devant intégrer des considérations pratiques, les effets sociaux qu’elle suscite, ainsi que les conclusions de la lumière naturelle – puisque le propre de l’Evangile serait de s’adresser aux humains comme créatures raisonnables (p. 47). Le pragmatisme se retrouve encore, selon O. Abel, dans la défense de la tolérance au nom de l’utilité sociale (la pluralité des opinions favorisant l’émulation) et dans l’invitation de Bayle au décentrement par l’imagination, à l’élévation au-dessus de ses intérêts propres pour se mettre à la place d’autrui et envisager l’interchangeabilité des places, la réciprocité. Il s’agit, comme le formule O. Abel, d’accomplir l’« épreuve pragmatique d’universalisation » (p. 55).
Mais on aurait tort d’identifier la conception qu’a Bayle de la conscience à celle du sujet émancipé « choisissant librement parmi des options sur un marché des opinions » (p. 51), ou encore de saisir les droits de la conscience errante comme une forme de la liberté d’expression des modernes. O. Abel soutient que pour Bayle, les droits de la conscience procèdent de la doctrine de la prédestination : la conscience est en l’homme ce qui ne dépend pas de lui mais de Dieu seul. On trouve cependant chez Bayle la conception politique moderne pour laquelle la pluralité confessionnelle ne constitue pas une menace pour l’État. La défense de l’absolutisme n’en est que plus déroutante. Car à Rotterdam, sur fond de controverse (présentée de manière limpide p. 58-60) entre Arminiens et Gomaristes, et contre la thèse de Jurieu en faveur de la résistance (un souverain qui rompt son pacte avec le peuple peut légitimement être combattu), Bayle soutient qu’il serait dangereux pour les protestants français de passer pour des républicains séditieux en rupture avec leur patrie. Il plaide ainsi la loyauté politique, l’obéissance au souverain absolu, y compris lorsqu’il impose sa religion. C’est donc de façon anonyme qu’il publie son pamphlet Ce que c’est que la France toute catholique sous le règne de Louis le Grand (1686). Déroutante, aussi, la critique qu’adresse Bayle aux protestants, dans l’Avis aux réfugiés (1688), auxquels Bayle reproche leur docilité par nécessité lorsqu’ils sont en minorité (en France) mais appellent à la guerre contre la France lorsqu’ils sont en majorité (aux Pays-Bas).
Mais si Bayle déroute, soutient O. Abel, c’est parce qu’il hérite à la fois d’une lignée issue de la Renaissance puis des doctrines absolutistes (Machiavel, Bodin, Hobbes) et d’une lignée issue de la Réforme et de ses hétérodoxies (Calvin, Milton et les Monarchomaques, Grotius). En termes contemporains, O. Abel soutient que Bayle adhère à la fois à une ligne quasi monarchique qui s’est prolongée dans un jacobinisme républicain et un principe de laïcité, et à une ligne quasi républicaine qui s’est prolongée dans un pluralisme démocratique et une tolérance issue de la sécularisation (p. 114).
Ces paradoxes expriment la complexité de Bayle, les intrications de la pensée et de la politique au présent, ainsi que l’immense érudition de Bayle qui dirigeait la revue les Nouvelles de la République des lettres (1684-87), y rédigeait des recensions sur toutes sortes d’ouvrages, publiait des textes sur l’exégèse critique et exposait des controverses théologiques à destination du public éclairé. Bayle a ainsi pensé la possibilité d’un nouvel espace public, celui de l’opinion européenne éclairée dont il fut une figure incontournable. Il a finalement cherché à tenir ensemble, selon O. Abel, une pensée de l’ordre proprement politique, entièrement dégagé de toute emprise religieuse, et une pensée de la tolérance, de la pluralité religieuse, de la liberté de conscience. Radicale dans la République des lettres – « utopie d’une société des consciences libres » (p. 105) – cette liberté est considérablement plus vaste que celle prônée par bien des penseurs des Lumières : Bayle demande une liberté de conscience pour tous, y compris les non chrétiens et les athées.
Continuer le geste ?
O. Abel souligne à quel point la pensée de Bayle reste d’actualité pour la pensée politique d’aujourd’hui. L’ouvrage explore ainsi certains articles du Dictionnaire historique et critique (première édition en 1697), comme « Milton » qui représente une liberté sans frontière, et « Hobbes » qui représente un ordre politique territorialisé. Bayle nous parle encore lorsqu’il produit une définition critique du blasphème – qu’il subjectivise et relativise en montrant qu’il n’existe que pour ceux qui le constituent comme tel –, lorsqu’il condamne des interprétations littéralistes ou pense la tolérance, sans la condescendance ironique de Voltaire. Ce sont autant d’éléments qui parlent à notre époque, avance O. Abel, en nous rappelant que
c’est parce que nous sommes plongés dans les ténèbres de cet interminable différend qu’il nous faut trouver un modus vivendi dans le différend même. (p. 17)
Dans un dernier chapitre plus personnel nous invitant à « Attraper le geste et continuer », l’auteur avance d’autres raisons de relire Bayle. L’un des problèmes de notre temps serait que l’État-nation moderne, qui défend les droits individuels contre les communautarismes, serait issu d’un « théologico-politique » vertical, incapable face au pluralisme et tolérant faiblement les minorités, tandis que la reconnaissance démocratique des libres attachements peut prendre la forme de « liens communautaristes sectaires ou mafieux » (p. 116). L’auteur plaide pour un dialogue entre les modèles « théologico-politiques » implicites à nos cultures politiques, contre l’ignorance de ces modèles (on regrettera d’autant plus la comparaison du Talmud au « burlesque », p. 9). Il étend ainsi à la laïcité une certaine critique qui a été naguère adressée à la politique, laquelle, en régulant la pluralité des sphères, risquerait de devenir totalitaire : la question serait alors de savoir si la laïcité consiste en un principe neutre de régulation entre les sphères ou bien en la sphère éminente qui dissout les autres, anéantit la religion dans la politique, laquelle deviendrait le seul sacré. La question se pose, mais pour autant que la politique ait quoi que ce soit de sacré.
Bayle, l’autre du sujet moderne
L’une des très grandes vertus de cet ouvrage est d’éclairer la pensée de Bayle par ses différents contextes, par les controverses dans lesquelles elle s’inscrit, sans réduire les idées à un cadre dans lequel elles se dissoudraient, ni les séparer de ce cadre sans lequel elles sembleraient contradictoires, foisonnantes et désordonnées. Bayle a relevé le défi d’une pensée par concepts et en contexte, d’une réflexion mouvante et éclectique. Il en a fait une forme philosophique et un style : celui d’un ton du discours – ironique, parfois sarcastique, associant digressions et régimes discursifs pluriels – et celui d’une philosophie non systématique, « une manière de penser, d’entrelacer les discours sans jamais les conduire à une synthèse » (p. 105).
Bayle a écrit ses grands livres polémiques sous pseudonymes, sous des masques, ou anonymement, tout en prônant la sincérité jusqu’à substituer cette dernière à la vérité. Faut-il y voir une expression de la prudence spinoziste (si importante dans son Dictionnaire, mais peu évoquée par O. Abel) qui nous obligerait à déployer, face à cet art d’écrire, un art d’interpréter ? O. Abel propose une autre explication. Les paradoxes de Bayle et son style pluriel seraient autant d’« essais de soi », « des manières de montrer la cohérence plausible de divers points de vue » (p. 15). Ainsi la réflexion de Bayle sur la tolérance se fait-elle esthétique politique : la tolérance est à l’image d’une polyphonie – cette harmonie des voix ou union des diversités, parce que le pluralisme religieux est « la chose du monde la plus propre à ramener le siècle d’or, et à faire un concert et une harmonie de plusieurs voix et instruments de différents tons et notes, aussi agréable pour le moins que l’uniformité d’une seule voix » (cité p. 44). La tolérance se dit par la métaphore musicale mais aussi spatiale : ainsi apprécie-t-on, observe Bayle, l’irrégularité d’une ville parce qu’elle se bâtit « en divers temps, et se répare tantôt en un lieu tantôt en un autre ». De la même façon, Bayle présente des pensées « informes et mal digérées » (cité p. 32) – d’un style exactement opposé, somme toute, aux villes conçues par un seul architecte telles que Descartes les rêve [1]. Bayle varie sans cesse les points de vue et les perspectives, à l’inverse de la pensée systématique qui se construit hors contexte, au risque de perdre la texture qui lui donne ses significations et sa puissance. Parce qu’il déploie des « processus de subjectivation plurielle » (p. 111), Bayle invente une pensée qui se déroule au contact d’autres pensées, d’autres savoirs – une pensée qui prend en compte ceux auxquels elle s’adresse parce que « le cauchemar, conclut O. Abel, c’est quand chacun prend son point de vue comme le seul vrai » (p. 108). Du scepticisme de Bayle, il ne reste donc pas rien. Il reste, somme toute, cet autre du sujet moderne cartésien.
Recensé : Olivier Abel, Pierre Bayle. Les paradoxes politiques, Paris, Michalon, « Le bien commun », 2017, 125 p., 12 €.