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Recension Société

Ce que l’islam fait (ou pas) à l’école

À propos de : Samia Langar, Islam et école en France. Une enquête de terrain, Presses universitaires de Lyon


par Ismaïl Ferhat , le 6 octobre 2022


Loin des habituels propos sensationnalistes, une enquête de terrain réalisée dans la banlieue lyonnaise étudie l’attitude des personnels scolaires vis-à-vis de l’islam, ainsi que les attentes des parents d’élèves musulmans, pour certains plus rigoristes que leurs aînés.

Ce serait un doux euphémisme que de noter que les rapports entre l’institution scolaire et l’islam suscitent les passions en France. Depuis la première « affaire du foulard » en 1989, ceux-ci ont connu une exposition médiatique et politique aussi soutenue que régulièrement relancée. Une telle situation a fini par constituer l’islam comme un « problème » public qu’il conviendrait de gérer et de résoudre [1].

Ceci a d’ailleurs suscité une production sensationnaliste, révélant une « infiltration » islamique de l’école française [2]. Cependant, comment s’articule concrètement, dans les quartiers populaires, la rencontre du système éducatif et de générations de musulmanes et musulmans pour certains plus rigoristes que leurs parents ?

Islam et reconnaissance

C’est à cette question que s’attaque Samia Langar dans un ouvrage tiré d’une thèse en sciences de l’éducation, soutenue en 2018. Comme elle le souligne elle-même (p. 217), la réalisation du doctorat, puis du livre, fut doublement bornée par les attentats de 2015 et l’assassinat de Samuel Paty en 2020.

Pour déminer un sujet pour le moins conflictuel, l’auteure choisit une démarche originale et interdisciplinaire. Elle lie enquête ethnographique dans les établissements du second degré à Vénissieux, dans l’agglomération lyonnaise, et approche philosophique inspirée par les travaux d’Axel Honneth sur la reconnaissance [3]. Son terrain s’appuie sur des entretiens auprès de personnels éducatifs et, autre originalité bienvenue de son travail, auprès de parents d’élèves musulmans d’origine algérienne (cette restriction volontaire étant expliquée p. 19).

La première étape du travail vise à comprendre un tournant majeur des quarante dernières années au sein de l’islam de France, plus particulièrement dans l’agglomération lyonnaise. Comment expliquer que la revendication universaliste de la « Marche pour l’égalité » de 1983 (renommée par les médias, de manière bien peu innocente, en « Marche des beurs ») ait cédé la place à une demande de reconnaissance par le biais privilégié de l’islam ? Pourquoi l’école est-elle devenue le réceptacle des tensions que cette mutation suscite ?

À plusieurs reprises (notamment p. 49-62), l’auteure s’appuie sur les rares données existantes sur les élèves de culture musulmane, qu’elles soient issues de l’enquête TEO (Trajectoires et Origines) ou des travaux de Nathalie Kakpo et Gilles Kepel [4].

Le retour du religieux

Pour ses entretiens, Samia Langar a fait appel à quatre chefs d’établissement (p. 71-117), cinq enseignants et un CPE (p. 119-154) ainsi que huit parents, dont deux pères (p. 155-215). Les personnels éducatifs, quels que soient leurs statuts, déclinent leurs réponses et leurs ressentis selon un triple registre.

Le premier est le rappel d’un positionnement d’agent(e) du service public. Ceci se traduit par l’attachement à une culture républicaine et universaliste d’accueil de tous les élèves, quelle que soit l’origine ou le rapport au spirituel. Le second est une lecture de type classiste. Celle-ci privilégie le contexte socio-économique très dégradé du territoire, ainsi que la faible mixité sociale (la question de la mixité ethnique restant implicite). Dans cette optique, le religieux est, selon une célèbre formule de Karl Marx, une « auréole » dans la « vallée des larmes » de la précarité et de la marginalisation des classes populaires.

Néanmoins, un troisième registre est présent chez les personnels éducatifs interrogés, culturalisant le rapport des populations – et en particulier, des élèves – de culture islamique à l’institution scolaire. Ceci est accru par la forte visibilité de la croyance sur le territoire de Vénissieux (« pudeur » revendiquée vis-à-vis du corps, signes extérieurs de religiosité, importance des fêtes et rythmes cultuels).

Dans un tel contexte, chefs d’établissement et enseignants oscillent entre apparente tolérance, fatalisme et déstabilisation face au retour du religieux. Les tenues et les pratiques des élèves cristallisent cette perception contradictoire, conduisant parfois de manière implicite à ce que Géraldine Bozec et Françoise Lorcerie qualifient d’« ethnicisation du rapport » des personnels éducatifs à leurs élèves minoritaires.

Contrairement aux idées reçues

L’enquête auprès des parents est probablement la partie la plus inattendue de l’enquête menée par Samia Langar. D’une part, le point de vue des parents d’élèves musulmans est rarement étudié – du moins par rapport aux élèves ou jeunes de culture musulmane. D’autre part, son travail questionne bien des stéréotypes sur le sujet, autour de trois axes.

Le premier est celui de l’héritage religieux. Les parents interrogés sont des musulmanes et musulmans que l’on pourrait qualifier de « born-again », venus à une foi exigeante à l’âge adulte et qui critiquent la pratique moins fervente de leurs propres parents. Ceci les conduit à un modèle familial exigeant et parfois conservateur.

Le deuxième enjeu est celui de l’ambivalence vis-à-vis de l’institution scolaire. Ces parents ont eux-mêmes ressenti une forme d’échec par une orientation subie – en particulier chez les mères – qui est lue comme « discriminatoire ». Ceci explique une attitude ambivalente vis-à-vis de l’institution scolaire, déjà soulignée dans d’autres études (TEO, Marco Oberti). Si ces parents en attendent beaucoup, elles et ils en remettent en cause la prétention égalitaire. La qualité de l’offre scolaire locale, avec des écoles ségréguées et à la forte instabilité des équipes, est durement ressentie.

Ceci conduit certains des parents enquêtés à tenter l’école privée (catholique et, dans un seul cas, musulmane). Ce choix, présenté comme « pédagogique », n’est néanmoins pas dépourvu d’une préférence culturelle sous-jacente (ordre, travail, discipline), voire religieuse (une école où les croyances se vivent plus librement et visiblement).

Le troisième enjeu est celui du rapport à la laïcité. Les parents musulmans, contrairement aux discours catastrophistes sur le sujet, se révèlent très fermes quant à l’application du principe laïque. Ils sont attachés à une nette distinction entre les apprentissages scolaires et l’éducation religieuse. Cependant, un point fait consensus dans les propos des parents interrogés. Il s’agit de la perception de la loi du 15 mars 2004 interdisant les signes religieux ostensibles à l’école publique. Celle-ci est considérée comme étant avant tout une loi « anti-foulard », qui aurait substantiellement dégradé la situation et la légitimité des femmes (et des mères) voilées.

Ouvrage court, clair et agréablement écrit, le livre de Samia Langar se révèle d’une grande nuance. Il malmène bien des idées reçues, comme le relève l’inspecteur général Benoît Falaize dans son introduction. Ce n’est pas la moindre de ses qualités, dans un contexte où les discours factuels ou distanciés vis-à-vis de l’islam, dans la société française, ne sont pas forcément les plus audibles.

Samia Langar, Islam et école en France. Une enquête de terrain, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2021, 230 p., 20 €.

par Ismaïl Ferhat, le 6 octobre 2022

Pour citer cet article :

Ismaïl Ferhat, « Ce que l’islam fait (ou pas) à l’école », La Vie des idées , 6 octobre 2022. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/samia-langar-islam-ecole-france

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Notes

[1Abdellali Hajjat, Marwan Mohammed, Islamophobie. Comment les élites françaises fabriquent le « problème musulman », Paris, La Découverte, 2013.

[2Bernard Ravet, Principal de collège ou imam de la république ?, Paris, Keros, 2017 ; et Jean-Pierre Obin, Comment on a laissé l’islamisme pénétrer l’école, Paris, Hermann, 2020.

[3Axel Honneth, La Lutte pour la reconnaissance, Paris, Cerf, 2000.

[4Nathalie Kakpo, L’islam, un recours pour les jeunes. Paris, Presses de Sciences Po, 2007 ; Gilles Kepel, Banlieue de la République : société, politique et religion à Clichy-sous-Bois et Montfermeil, Gallimard, 2012.

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