Recensé :
David Cosandey, Le Secret de l’occident. Vers une théorie générale du progrès scientifique, Paris, Flammarion, coll. « Champs », 2007, 864 p, 15 euros.
La forêt Galilée
Les historiens des sciences s’accordent au moins sur un point : le véritable coup d’envoi de la physique « moderne » fut l’énoncé de la loi de la chute des corps par Galilée, aux alentours de 1604. Cette découverte – la fameuse « coupure galiléenne » –ouvrit au temps les portes de la physique en faisant de lui une variable mathématique, qui joua un rôle décisif dans l’élaboration de la cinématique. Jusqu’alors, la notion de temps était restée centrée sur des préoccupations quotidiennes, servant essentiellement aux hommes de moyen d’orientation dans l’univers social, en conformité avec le cours global des événements terrestres. Le Pisan, lui, voulait trouver le statut qu’il convenait d’accorder au temps pour rendre possible la mesure du mouvement et fonder une véritable science de la dynamique. C’est ainsi qu’il finit par découvrir que si le temps (plutôt que l’espace parcouru) est choisi comme variable, alors la chute des corps dans le vide obéit à une loi simple : la vitesse acquise est proportionnelle à la durée de la chute et est indépendante de la masse et de la nature du corps. Résultat capital, révolutionnaire, qui venait contredire la théorie d’Aristote, laquelle expliquait depuis deux millénaires que la vitesse de chute est d’autant plus rapide que le corps est plus massif.
Cette histoire est vraie pour l’essentiel. Reste qu’en racontant ainsi les choses, on laisse accroire que l’invention de la cinématique serait due au génie d’un seul homme, Galilée, rayon de soleil inattendu, imprévisible, miraculeux, qui aurait éclairé les hommes grâce à son intelligence supérieure, à la manière d’un envoyé du ciel, alors qu’en réalité de très nombreuses personnes ont collaboré à ce que nous nommons « l’œuvre de Galilée ».
D’abord, Galilée ne fut pas tout à fait le premier : bien avant lui, de nombreux autres savants s’étaient penchés sur des problèmes de cinématique, proposant diverses théories du mouvement, et il s’est inspiré de toutes ces productions, ne serait-ce que pour en dénoncer les erreurs. Ensuite, Galilée ne fut nullement isolé : il participait aux débats qui avaient cours dans les cercles cultivés et universitaires, pour ne pas parler des militaires. Enfin, après leur publication, il a bien fallu que les théories de Galilée fussent copiées, diffusées, enseignées, sans quoi elles eussent été complètement oubliées. Cette dernière condition n’est pas si fréquemment réalisée, contrairement à ce que l’on imagine parfois : le cas des grands algébristes chinois du XIIIe siècle, complètement effacés du champ de la pensée au cours des siècles suivants, démontre que l’oubli de découvertes, même géniales, est parfaitement possible lorsque, dans une société donnée, les courroies de transmission font défaut.
Il a donc fallu que Galilée fût entouré de beaucoup de monde, de son vivant bien sûr, mais aussi, d’une certaine façon, après sa mort, pour pouvoir devenir le grand savant qu’il est devenu aux yeux de tous. S’il n’avait pas fait partie d’un vaste groupe, s’il n’avait pas été relié à un réseau pluriséculaire, nous ne reconnaîtrions pas en lui le découvreur de la cinématique. Or, la vision individualiste et naïve qui sommeille au fond de tout Occidental moderne a justement tendance à voiler ces points essentiels. En un sens, Galilée est le très grand arbre qui cache la forêt dont il provenait et sans laquelle il n’aurait pu s’épanouir. En conséquence, si l’on veut tenter de comprendre certaines caractéristiques et certaines phases de l’histoire des sciences, il faut aussi découvrir la vaste forêt qui entoure les quelques arbres géants dont l’Histoire a gardé le nom.
Cet élargissement au contexte global de la science est d’autant plus nécessaire que l’individu historique Galileo Galilei n’était peut-être pas indispensable à la découverte des lois de la cinématique. Un autre n’aurait-il pas pu y penser à sa place, à un autre endroit, vingt ans plus tard ? Vu l’état des connaissances et l’effervescence intellectuelle de l’Europe de cette époque, on est certainement en droit de considérer – à défaut de pouvoir le démontrer – que cette découverte était dans l’ordre des choses, qu’elle serait survenue de toute façon. Sans rien ôter au génie de Galilée, il semble raisonnable d’imaginer que des êtres brillants se présentent régulièrement au cours de l’Histoire, mais sans qu’ils puissent systématiquement laisser derrière eux une trace féconde. Pour cela, il est nécessaire que leur milieu social leur permette de s’exprimer. En conséquence, la question n’est pas tant de savoir pourquoi un « Galilée indien » ou un « Galilée chinois » n’est pas apparu – il y a certainement eu des centaines de Galilée indiens ou chinois au cours des millénaires – mais de savoir pourquoi les Galilée potentiels des autres civilisations n’ont pas pu déployer leurs talents ni se maintenir dans le souvenir de leurs compatriotes.
Rien n’est établi
Dans une lettre célèbre, datée de 1953, Albert Einstein déclarait ceci : « Le développement de la science occidentale a eu pour bases deux grandes réalisations, l’invention d’un système logico-formel (dans la géométrie euclidienne) par les philosophes grecs, et la découverte qu’il est possible de trouver des relations causales par une expérience systématique (à la Renaissance). À mon avis, il n’y a pas à s’étonner que les sages chinois n’aient pas accompli les mêmes pas. Ce qui est étonnant, c’est simplement que ces découvertes aient été faites. » Aux yeux du père de la relativité, la genèse de la science en Europe constituait en somme un phénomène tout à fait surprenant, dont l’explication est située bien au delà des limites de notre compréhension du monde. Il s’agirait pour ainsi dire d’une sorte de « miracle ». Et le terme en l’occurrence n’en produit pas du côté de la compréhension. Albert Einstein (dont l’anagramme du nom est Rien n’est établi !) conviendrait aisément que son opinion, qui reste une opinion, mérite certainement d’être réinterrogée, voire critiquée, dans la mesure où nous connaissons aujourd’hui beaucoup mieux qu’à son époque l’histoire des sciences arabes, chinoises ou indiennes.
Mais avant de partir à la recherche d’explications éventuelles, il convient de faire rentrer la science dans son enveloppe charnelle, d’analyser la matrice sociale dont elle est issue. Car seul l’embrassement de son environnement général permet d’espérer découvrir les forces qui meuvent la science, les obstacles qui la freinent, les impulsions qui l’accélèrent.
C’est ce qu’a fort bien compris David Cosandey [1], qui se pose, après beaucoup d’autres, les questions suivantes : Pourquoi, au cours des derniers siècles, les sciences et les techniques ont-elles bien davantage progressé en Europe occidentale qu’au Moyen-Orient, en Inde et en Chine ? Pourquoi, en particulier, est-ce l’Occident qui a engendré les révolutions scientifique et industrielle ? Et d’où vient que, depuis deux siècles, le monde appartient à ceux qui se lèvent Occidentaux ?
Dans un ouvrage de plus de 800 pages, longuement et utilement préfacé par l’historien Christophe Brun, David Cosandey s’essaie à un inventaire des différences historiques et géographiques qui permettent d’expliquer la morphogenèse de la dynamique d’innovation scientifique et technique grâce à laquelle l’Europe occidentale, puis l’Occident, ont fini par inventer la science moderne et par affirmer une sorte de prééminence planétaire. Il ne s’agit pas pour lui de rendre compte de l’identité globale de l’Occident, mais d’isoler un petit nombre de facteurs susceptibles de créer une « exception » au regard d’autres civilisations qui lui furent équivalentes par leurs créations, leurs richesses, leurs puissances.
D’ordinaire, lorsqu’il s’agit d’expliquer la singularité de l’Occident, on évoque un certain nombre d’hypothèses fondamentales, toujours les mêmes, qui convoquent tantôt les conceptions religieuses, tantôt les orientations culturelles ou les prédispositions innées des Européens. Sont également sollicités, à des degrés divers, le climat, l’héritage grec, le pillage colonial, l’éthique judéo-chrétienne, l’autonomisation de l’individu ou, en désespoir de cause, le hasard pur et simple. Mais David Cosandey juge que les progrès récents de l’historiographie des sciences obligent à relativiser toutes ces hypothèses, voire à les écarter.
À titre d’exemple, examinons ce qu’il est advenu de l’hypothèse selon laquelle les peuples européens auraient une disposition particulière et permanente pour l’exercice des sciences. Cette idée cadre mal avec le fait, désormais bien établi, que des civilisations non-européennes ont été, à certaines époques, beaucoup plus avancées que l’Europe : les Chinois ont connu leur propre miracle scientifique à peu près au même moment que les Grecs, c’est-à-dire entre les VIIe et IIe siècle av. J.-C., puis un nouvel essor entre les IIe et XIIIe siècles après J.-C., à une époque où l’Occident ne brillait pas particulièrement. L’Inde, quant à elle, s’est distinguée, notamment en mathématiques et en astronomie, entre les IIIe et VIIe siècles après J.-C.
David Cosandey ne fait pas pour autant table rase des explications traditionnelles. Il concède que les dimensions culturelles ou religieuses ont pu jouer un rôle important dans le développement des sciences et de la technologie, mais selon lui, elles n’ont eu d’effet qu’à une échelle réduite, au niveau de l’individu, et seulement sur des périodes courtes, ce qui le conduit à rejeter l’idée qu’elles aient pu guider les grands courants de l’histoire. D’où sa proposition d’une théorie plus générale du progrès scientifique. Celle-ci comporte deux « étages ». L’étage supérieur, de facture assez classique, décrit les conditions politiques et économiques du progrès scientifique. Cette partie de la théorie se veut déterministe au sens où, chaque fois que les bonnes conditions politiques et économiques sont réunies, il doit y avoir un progrès dans les sciences et les techniques, et seulement dans ce cas. L’étage inférieur, qui est plus original, décrit quant à lui les causalités sous-jacentes, plus profondes, qui sont d’ordre purement géographique. Ce niveau se veut probabiliste au sens où, étant données de bonnes conditions géographiques, une civilisation a plus de chances, à long terme, mais sans certitude, de voir émerger une situation politique et économique favorable à l’avancement des sciences et des techniques.
La thalassographie articulée
Évoquons d’abord l’étage supérieur de la théorie, celui des conditions politiques et économiques. Selon David Cosandey, deux seulement sont nécessaires et suffisantes pour qu’il y ait progrès scientifique dans une civilisation donnée : l’essor économique et la division politique stable. En d’autres termes, il faut que la civilisation jouisse d’une croissance économique satisfaisante et soit subdivisée en plusieurs États durables, bref qu’elle dispose de ce que Cosandey appelle un « système d’Etats stable et prospère ». Selon lui (et beaucoup d’autres), un tel système ne peut qu’exercer une influence bienfaisante sur le progrès des sciences et des techniques grâce à plusieurs effets : la prospérité économique engendre un surplus qui permet d’entretenir des activités coûteuses et non immédiatement vitales, comme la recherche ; les marchands et les banquiers ayant une mentalité proto-scientifique, axée sur l’exactitude, le chiffre, la mesure, le calcul, leur montée en force dans une société donnée ne peut que bénéficier à la science ; les hommes d’affaires mettent en place des infrastructures de communication et manifestent une audace exploratrice qui favorisent les échanges d’idées et les découvertes. Quant à la division politique stable, elle favorise elle aussi la science, notamment parce que les différents États membres du système mènent des luttes de prestige dans lesquelles les savants deviennent des atouts. De plus, chaque gouvernement s’efforce de moderniser ses manufactures, ses infrastructures, sa marine, ce qui crée un environnement stimulant pour les ingénieurs et les techniciens.
Quant au premier étage de la théorie, il tente d’identifier la forme des territoires qui facilite le plus, dans la longue durée, la combinaison de liberté et de sécurité nécessaire à l’innovation intellectuelle. David Cosandey introduit le concept judicieux de « thalassographie articulée », terme par lequel il désigne la morphologie territoriale qui, à ses yeux, rend possibles la formation et l’existence durable d’un « système d’États stable et prospère » : un ensemble de terres tout à la fois séparées et reliées par la mer, qui joue en l’occurrence un double rôle, celui d’obstacle et celui de lien. D’une part, elle individualise et pérennise des entités politiques rivales relativement protégées. D’autre part, en liaison avec les cours d’eau navigables, elle fait de ces entités politiques des partenaires aussi bien que des concurrentes, en permettant entre elles des échanges massifs ainsi que la circulation des personnes.
Mais comment quantifier le degré d’articulation thalassographique d’un socle territorial ? Une première mesure consiste à rapporter la longueur des côtes, mesurées avec une précision fixée, à la surface totale. Le résultat, appelé « indice de développement », place clairement l’Europe occidentale en tête, loin devant les trois autres civilisations historiques : l’Europe de l’Ouest jouit grosso modo de quatre à cinq fois plus d’ouverture sur la mer, à superficie égale, que le Moyen-Orient, l’Inde ou la Chine, qui sont pour l’essentiel d’énormes masses continentales dont la topographie est peu favorable aux échanges. Un autre indice, plus délicat à définir, est ce que les mathématiciens appellent la « dimension fractale ». Celle-ci mesure le degré de sinuosité des courbes complexes, dotées d’une infinité de plis et de replis, comme le sont les littoraux. Sa mesure fait ressortir le même avantage pour l’Europe occidentale que l’indice de développement. On peut donc affirmer, chiffres à l’appui, que l’Europe occidentale a réellement un profil plus articulé, plus complexe, que ses concurrents. Et même tenter d’expliquer, grâce à de telles mesures, la divergence qui a pu exister entre les moitiés occidentale et orientale de l’Europe : l’Est constitue une immense masse territoriale, souffrant d’un accès à la mer insuffisant et d’un manque de frontières maritimes pour ses États, de sorte que son commerce a toujours été moins dynamique et ses frontières moins stables que ceux de l’Europe occidentale.
Toutes ces considérations sont fort intéressantes, mais autorisent-elles à conclure que c’est grâce à sa situation géographique, et au découpage particulier de son littoral, que l’Europe a bénéficié de conditions politiques et économiques favorables à la science qui ont pu être préservées pendant de longues durées ? David Cosandey pense que oui. Son ouvrage a en tout cas le mérite de présenter, dans la pure tradition de Fernand Braudel, une théorie générale de la stabilité et de la prospérité des systèmes d’Etats qui repose sur une base explicitement géographique, avec à la clé une ébauche de corroboration empirique couvrant près de trois millénaires d’histoire des civilisations. Reste que l’explication d’événements aussi importants par un nombre aussi restreint de facteurs, bien que séduisante, n’est pas une pilule facile à avaler sans une gorgée d’eau. Il appartient donc désormais aux géographes, aux historiens, aux sociologues et aux économistes de soumettre cette théorie générale à l’épreuve de leur érudition et de leurs propres descriptions. Il s’agira ensuite de voir dans le détail si les prévisions qui en découlent (et que David Cosandey explicite à la fin de son ouvrage) se vérifieront. C’est en somme à la suite de l’histoire qu’il reviendra de dire dans quelle mesure c’est encore la géographie qui la pilote.