Et si, en politique, il fallait se laisser guider par nos affinités au lieu de vouloir construire un discours général et souvent trop lointain ? Et si la proximité avait plus de valeur que la vérité ? Valérie Gérard en fait l’hypothèse, dans un livre ouvert et stimulant.
Par affinités. Amitié politique et coexistence propose une réflexion, pour partie inspirée de la lecture de Hannah Arendt et Simone Weil, autour d’une thèse qui s’énonce simplement : en politique, il est non seulement fécond, mais entièrement légitime, de se laisser orienter par les « affinités ». Qui appuie ses positionnements politiques sur le seul raisonnement détaché court le risque d’errer plus gravement que celui qui accepte de se laisser guider par son attirance pour certaines personnes et certaines manières de vivre. Valérie Gérard présente ainsi la réflexion de l’ouvrage comme une manière de prendre à contre-pied une posture classique de la pensée philosophique : « j’aime Socrate, j’aime Platon, mais j’aime encore plus la vérité ». Tout au contraire, nous dit l’auteur, en politique, il est non seulement tentant, mais absolument fondamental de se laisser guider par la préférence pour les amis.
Défense et illustration d’une logique affinitaire
L’argument repose pour partie sur trois hypothèses qui se dégagent dès la très stimulante série d’« Introductions à l’ouvrage », et qui sont ensuite explorées au fil de ses deux parties :
– une première hypothèse est d’ordre épistémologique, et tient en un sens aigu des limites de la raison abstraite au moment de s’orienter sur les questions politiques. L’ouvrage repose sur une forme de modestie, de conscience des limites de notre capacité à fonder rationnellement chacune de nos opinions politiques, et met au contraire en lumière le poids considérable joué par les goûts et les dégoûts, une adhésion d’ordre à la fois émotionnel et existentiel à une manière d’être au monde – « les affinités inclinent, hors de l’ordre de la raison, parce qu’elles relèvent d’un goût pour certaines manières d’être très concrètes, un goût pour la compagnie de certain·e·s, qui ne peut que s’expérimenter, qui s’impose à la sensibilité » (p. 21) ;
– une deuxième hypothèse consiste à affirmer le sens proprement politique de ces affinités qui reviennent à choisir un monde : ces affinités ne sont pas simplement du matériau moral, elles ont un sens proprement politique. La réflexion de Valérie Gérard s’inscrit à cet égard dans une compréhension arendtienne de la politique qui est aussi une affaire de choix de manières de vivre, et qui emporte avec elle l’épaisseur de jugements d’ordre éthique ;
– une troisième hypothèse consiste à affirmer la différence entre l’orientation par affinités et l’orientation identitaire - « les orientations affinitaires ne sont pas forcément sectaires » (p. 21). Valérie Gérard fait le pari que cette orientation par affinités n’est pas affaire de communautés pré-définies, figées.
L’ensemble de ces thèses fait de l’ouvrage une lecture d’autant plus bienvenue que le style et le format adoptés invitent le lecteur à participer activement à la réflexion. En pleine cohérence avec la première hypothèse épistémologique, l’ouvrage est bien plus une conversation avec le lecteur qu’une démonstration close. Valérie Gérard explore des pistes, teste des hypothèses, nous invite à expérimenter des nouvelles manières de penser à la politique, avec une modestie de l’approche qui facilite une lecture active, impliquée. Je citais plus haut la pluralité des introductions : Valérie Gérard pose plusieurs points de départ à la réflexion, et cela sonne juste. Elle montre comment la réflexion sur la logique affinitaire de la politique s’ancre dans une série d’expériences et de points de départ aussi variés qu’une discussion de rentrée dans une cour de lycée, la lecture de Hannah Arendt, des conversations entre amis. C’est bien là que s’ancre notre expérience quotidienne du politique, et il est précieux qu’un ouvrage de philosophie politique y fasse droit : qu’est-ce que cela veut dire pour la pensée politique qu’elle se tisse d’abord dans nos conversations quotidiennes, avec le contexte, les émotions et les sensibilités qu’elles charrient ?
À cet égard, le format même du livre ajoute à l’expérience de la lecture : une première partie qui s’inscrit d’abord dans le dialogue avec des écrits – philosophiques (Arendt, Cicéron) ou littéraires (Woolf, Goethe) ; et une seconde partie qui entrelace l’écrit (La Boétie, Simone Weil) avec des expériences récentes de contestation politique – Valérie Gérard commentant alors « quelques banderoles » (c’est le titre d’une des sections) et conversations tenues dans des contextes de lutte politique.
L’ouvrage défend donc avec force une certaine compréhension du politique, comme étant affaire de choix d’un monde, de choix de manières d’être, avec une dimension existentielle pleinement présente. Il y a peu de modèles de philosophie politique qui reconnaissent positivement l’importance des forces émotionnelles, existentielles, qui nous meuvent sur ce terrain. L’ouvrage de Valérie Gérard est une défense et illustration stimulante de cette conception du politique.
Quand l’ordre des affinités heurte celui des idées
Dans cette défense, l’auteur assume souvent des postures qui n’en sont pas moins radicales pour être exprimées avec précaution. Pour établir la thèse de la pertinence des affinités en politique, l’auteur assume une opposition marquée entre affinités d’une part, idées d’autre part. En effet, une chose est de dire que les idées et le raisonnement entrent dans une relation de complémentarité avec l’expérience et les affinités ; autre chose est de dire que les idées et le raisonnement entrent dans une relation d’opposition avec celles-ci, et qu’il faudrait donc, parfois, choisir. Soit les affinités et les idées ne sont pas sur le même plan, et alors il n’y a pas vraiment opposition ; soit elles le sont, et on doit alors parfois choisir les unes plutôt que les autres - et c’est bien ce que semble suggérer l’auteur au fil de l’ouvrage, avec des expressions comme « faire passer les affinités avant les idées » (p. 26), « s’orienter en fonction des gens plutôt qu’en fonction des idées » (p. 41), « c’est parce que l’enjeu des orientations affinitaires est celui de la qualité de nos liens et de notre façon d’habiter le monde ensemble que l’expérience sensible partagée passe avant les arguments » (p. 58), et jusqu’à la dernière formule « il s’agit là finalement de destituer la vérité » (p. 214).
Si Valérie Gérard semble clairement opter pour cette deuxième voie, elle articule parfois ce choix avec l’expression d’un manque d’affinités, précisément, avec certains des tenants officiels du parti de la raison - ceux qui se disent « philosophes ». « Et, lorsque le philosophe prétend se mêler de politique en tant que philosophe, depuis son statut et ses habitus de philosophe, il y a des chances qu’il continue à trouver hors de propos la prise en considération des personnes, la prise en considération des vies dans lesquelles s’ancrent telles idées, des vies affectées par la diffusion de telles idées. C’est ce qui peut le rendre arrogant et insupportable » (p. 41). On pourrait se demander cependant si les affinités, en l’occurrence, n’entrainent pas dans une thèse un peu trop radicale : ce n’est pas parce que certains philosophes sont présomptueux qu’il faut opposer idées et affinités – et il y a peut-être un espace à donner à une philosophie modeste du politique – ce que, me semble-t-il, propose précisément Valérie Gérard avec bonheur.
Cette opposition assumée en plusieurs passages de l’ouvrage entre l’ordre des affinités et l’ordre de la raison est peut-être aussi ce qui jette un doute sur le fait que logique affinitaire et logique identitaire puissent vraiment être distinguées. La question est clairement posée et affrontée au début de l’ouvrage, quand l’auteur cite une phrase de Rassemblement de Butler : « La proximité non voulue et la cohabitation non choisie sont les conditions préalables de notre existence politique ». Le défi de la politique consiste précisément à vivre avec ceux qui nous semblent infréquentables, et c’est un des grands mérites du livre que de prendre ce défi pleinement au sérieux. Valérie Gérard nous dit que les deux logiques, affinitaires et identitaires, se distinguent avant tout parce que la deuxième est fermée, fixe, peu accueillante aux nouveaux membres, alors que la première au contraire est ouverte, et fondée sur des communautés de pensée qui peuvent s’élargir. C’est effectivement une distinction importante. Mais on peut se demander si elle suffit vraiment à répondre au défi de la coexistence lorsque les affinités font défaut. La question de fond, et qui fait vraiment toute la pertinence de l’ouvrage, est effectivement de tenir ensemble trois remarques :
– de fait, nous nous orientons largement en politique par affinités ;
– si l’on suit la thèse de l’ouvrage, cette orientation est non seulement de fait, mais elle est de droit, dans le sens où elle est légitime : la politique est affaire de choix de monde, et c’est la réduire à un fantasme que de vouloir la vider de cette épaisseur existentielle ;
– et en même temps, la politique, si elle ne veut pas être totalitaire, est d’abord affaire de coexistence entre des affinités diverses. Comment puis-je à la fois me laisser orienter par les affinités et accepter de coexister politiquement avec ceux qui me dégoûtent ? en d’autres termes : que fait-on politiquement de nos dégoûts ?
De ce point de vue, je me suis parfois interrogée sur le statut de certaines affirmations de l’ouvrage où l’auteur partage avec nous son propre sens des affinités. À titre d’exemple, Valérie Gérard commente et critique à un certain point la philosophie d’Ayn Rand. Elle ne laisse pas de doute sur le fait qu’il s’agit là d’une pensée avec laquelle elle n’a aucune affinité - et, à titre tout à fait personnel, la lectrice que je suis partage en l’occurrence les goûts et dégoûts de l’auteur. Mais alors que faire de la phrase suivante : « l’ouvrage d’Ayn Rand était un livre de propagande politique, qui, de manière déconcertante et consternante, a eu un succès considérable » (p. 89) ? Peut-on vraiment s’étonner du fait qu’Ayn Rand attire l’affinité de certains ? Si nous nous étonnons que le monde soit peuplé de gens dont nous qualifions les goûts comme non seulement « déconcertants » mais encore « consternants », n’a-t-on pas déjà échoué à relever le défi de Butler - la politique comme art de vivre avec ceux que nous sommes tentés de juger comme infréquentables ?
Partager un monde politique avec ceux que nous n’aimons pas fréquenter
J’ai souligné plus haut qu’un des intérêts de l’ouvrage est son style et sa construction : en pleine cohérence avec sa modestie épistémologique, l’ouvrage propose moins une démonstration fermée qu’une série de propositions de réflexions, nourrie de lectures philosophiques, de lectures littéraires, de conversations amicales, d’expériences de lutte politique, et même de photographies de slogans, banderoles de manifestations et graffitis. Je voudrais faire écho à ce choix d’écriture en proposant à mon tour deux expériences contextuelles, l’une qui souligne pour moi le grand intérêt de l’ouvrage et là où, à mon sens, il touche vraiment juste ; la deuxième pour entrer en discussion avec le point plus problématique de la coexistence avec les infréquentables.
Dans la deuxième partie de son ouvrage, Valérie Gérard commente, entre autres, quelques graffitis politiques – « L’important c’est les ami·e·s », « Imaginons une autre façon de vivre, émeutière et aimable », etc. Je me permets donc la contribution suivante à cette petite collection de photographies :
C’est un pendant des images que commente Valérie Gérard : on y retrouve le même mélange d’amour et de conflit, qui fait la chair de l’expérience politique de lutte, et qui pose le problème de savoir jusqu’où l’amour pour les amis (et la haine des autres… ou de leur mode de vie) peut aller sans devenir exclusif, dominateur, totalitaire ?
La deuxième expérience est plus critique. Valérie Gérard nous dit qu’il est légitime de s’orienter par affinités, les affinités étant donc dans ce cas un point de départ de l’orientation politique. Quand les affinités manquent, alors nous sommes en désaccord. Le point qui me trouble est cependant de constater à quel point la causalité entre affinités et orientation politique semble parfois s’établir en sens inverse : parce que nous avons un conflit politique que nous n’arrivons pas à résoudre, alors nous inventons, nourrissons et sur-jouons une inimitié. Il est difficile d’être en conflit avec ses amis ; alors parfois – et la psychologie sociale confirme en cela l’expérience individuelle – il est plus confortable de faire des ennemis de ceux avec lesquels nous sommes en conflit, d’arrêter de fréquenter ceux avec lesquels nous ne sommes pas d’accord dans les mots et les idées, alors même que nous pourrions partager une expérience matérielle.
Puisque Valérie Gérard appuie son ouvrage sur l’expérience contextuelle de conflits politiques récents en France, je me permets l’allusion au conflit politique qui se déroule depuis 2010 entre la région Catalogne et l’État espagnol et qui se traduit par une polarisation des positions plus marquée d’année en année : ce qui était autrefois une position autonomiste modérée de nombreux Catalans virant à l’indépendantisme. Ce qui me frappe ici est l’évolution parallèle du désaccord politique et du sentiment de dés-affinité croissante. Rentrant de la récente manifestation d’octobre 2019, au lendemain de la publication des jugements des responsables politiques du référendum controversé de 2017, une voisine me confie, manifestement très émue : « no tenim res a veure culturalment amb aquesta gent ; no ens volen, tenim que marxar » (nous n’avons rien à voir culturellement avec ces gens-là [ceux de Madrid] ; ils ne nous aiment pas, il faut que nous partions). Quelle est la causalité ici ? Du manque d’affinité au conflit politique ? Ou bien, au contraire, du conflit politique à la construction du manque d’affinité, qui fait que nous souhaitons nous démarquer à toute force de « ces gens-là » comme étant des gens avec lesquels non seulement nous ne pouvons pas être amis, mais nous ne pouvons pas coexister ? La question me semble être au cœur de cette logique affinitaire que défend Valérie Gérard.
Valérie Gérard, Par affinités. Amitié politique et coexistence. Paris, Éditions MF, Collection Inventions, 2019, 221 p., 18 €.
Solange Chavel, « La politique est un art de vivre »,
La Vie des idées
, 13 décembre 2019.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net/Valerie-Gerard-Par-affinites-Amitie-politique-coexistence
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