Recensé : Rachel Silvera, Un quart en moins, des femmes se battent pour en finir avec les inégalités de salaires, préface de Michelle Perrot, La Découverte, Paris, 2014. 224 p., 16 €.
Les femmes perçoivent des salaires inférieurs aux hommes. On le savait. L’écart subsiste quel que soit le mode de calcul, à travail égal et inégal. On le savait aussi. Cette inégalité ne date pas d’hier et ne diminue pas sensiblement à mesure que s’affirme la place des femmes sur le marché du travail, à tous les postes de la hiérarchie.
Ces constats étant établis et savamment documentés, que peut apporter de nouveau le livre d’une économiste sur la question ? La contribution de Rachel Silvera est pourtant très originale puisqu’elle aborde l’étude de cette injustice sous trois aspects largement méconnus : l’histoire de cet écart depuis le XIXe siècle et les façons de le justifier par les différents acteurs, patronat, syndicats, économistes, et même les théoriciens révolutionnaires du mouvement ouvrier ; les combats souvent victorieux aujourd’hui menés par des femmes devant les tribunaux pour obtenir réparation du préjudice subi ; la reconstitution très vivante de carrières salariales particulièrement emblématiques de femmes situées à tous les étages de la hiérarchie sociale.
L’histoire
Le décor est planté par Michelle Perrot dans sa préface. L’expression « régime du quart en moins » remonte à 1918. Appliqué aux femmes qui travaillaient dans les usines de guerre, il a été énoncé et dénoncé par Pierre Hamp, un inspecteur du travail. Lequel, ne se faisait guère d’illusions dès cette époque sur la durée nécessaire à son abolition : « son travail deviendra égal à celui de l’homme, bien avant son salaire. » L’histoire lui a malheureusement donné raison. L’ombre du « quart en moins » plane encore sur le salaire des femmes : tous emplois confondus, elles gagnent aujourd’hui en France 27% de moins que les hommes ! On comprend, en découvrant les fondements anthropologiques de ce moins, la force d’inertie qu’il a pu opposer à toutes les tentatives cherchant à le réduire ou à le supprimer. La pratique du quart en moins a la peau dure, puisque les raisons qui le justifient n’ont rien d’économique ni de rationnel. Elles n’ont rien à voir avec les compétences ou la productivité du travail féminin. Elles ont partie liée au statut réservé à la femme dans la société française du dix-neuvième siècle, celui de mère et d’épouse avant tout. Le salaire d’une femme ne peut qu’être un « appoint » à celui de son mari. C’est le salaire d’un homme qui doit subvenir aux besoins de la famille. Les façons d’argumenter autour de ce postulat varient selon les positions occupées par ceux qui les formulent. Un trait commun, toutefois, ils sont tous de sexe masculin. Les rares économistes qui en traitent, Jean-Baptiste Say en particulier, postulent que les femmes ne travaillent pas pour vivre, du fait qu’à un titre ou à un autre, elles se font toujours « entretenir » et « soutenir » par des hommes (parents, maris, …).
Contrairement à Proudhon, Marx et Engels affichent haut et fort, un principe d’égalité totale, refusant tout privilège à l’un des deux sexes, mais soulignent aussi les risques de la généralisation du travail des femmes mariées : le faible coût pour les patrons de leur force de travail tend, au même titre que le travail des enfants, à faire baisser le salaire des ouvriers masculins ; outre cette concurrence déloyale qu’elles introduisent sur le marché du travail, elles risquent aussi de contribuer à la désagrégation de la famille. Bref, pour eux, la liberté de la femme s’arrête où commencent les devoirs de la femme mariée. Autre raisonnement d’économiste : Paul Leroy Beaulieu justifie le salaire inférieur des femmes par des moindres besoins. Il estime à plus d’un tiers la différence des besoins en nourriture des femmes et des hommes : un bifteck et un litre de vin de plus sont nécessaires à un homme ! L’infériorité physique des femmes est aussi fréquemment évoquée. Quant aux syndicats, leur enthousiasme pour l’égalité des rémunérations a toujours été très maîtrisé ! Madeleine Guibert recense cinquante-six grèves d’hommes contre le travail des femmes entre 1890 et 1908. Le syndicat du Livre se retrouvant toujours aux avant-postes du combat, partageant largement l’idée, au Congrès du Livre de 1910, que « les seules fonctions [de la femme dans la société] devraient consister en une maternité raisonnée. » Seule la veuve ou la célibataire auraient droit au travail. C’est dans la fonction publique, à la Poste surtout, que des femmes syndicalistes vont, dès les années 1880, se mobiliser pour l’égalité des rémunérations entre hommes et femmes, en réfutant point par point les « Arguments contre l’égalité des salaires et les réponses à y apporter » (1924). Ces combats finiront par payer : en 1930, l’égalité de traitement est actée à la Poste.
En évoquant toutes ces justifications, dont le nombre et la diversité peuvent étonner, Rachel Silvera se garde bien de céder à la facilité de tourner en dérision l’archaïsme de ces conceptions morales au nom des valeurs de notre modernité. Elle les explique et les replace à chaque fois dans leur contexte historique et social, soulignant d’autant mieux le courage et la lucidité anticipatrice de quelques militantes qui se battaient, dès la deuxième moitié du XIXe siècle, pour l’égalité des rémunérations. Tous ces arguments énoncés par les uns et par les autres expriment en fait la puissance des conceptions multiséculaires de la division du travail entre les sexes qui imprégnaient, comme une donnée de la nature, les consciences de toutes et de tous. Loin d’avoir disparu, elles demeurent encore assez fortes en France, pour faire défiler aujourd’hui des dizaines de milliers de personnes contre le mariage pour tous et pour alimenter chez les chefs d’entreprise et les directions des ressources humaines le « soupçon de maternité » qui demeure l’un des nœuds de l’inégalité salariale et des fortes divergences entre les profils de carrière entre les femmes et les hommes.
La justice entre en scène
Face à ce fait social particulièrement dur, qui ne cesse de résister à tous les mouvements et à toutes les mesures qui tentent de le réduire, les femmes ne restent pourtant pas l’arme au pied. Certaines se battent devant les tribunaux et obtiennent souvent réparation du préjudice subi. C’est l’un des aspects les plus passionnants du livre de Rachel Silvera. Pour convaincre les juges, il faut des faits et des mesures objectives. Un outil simple et performant a été élaboré dans les années 1990 pour calculer les retards de carrière affectant un salarié donné, la méthode Clerc. Ouvrier chez Peugeot et syndicaliste CGT, François Clerc a petit à petit mis au point une méthode très simple pour comparer les profils de carrière et calculer le manque à gagner des salariés discriminés, pour une raison ou pour une autre (syndicalisme, genre, etc.). Il s’agit de comparer année par année les salaires perçus par le salarié concerné à ceux d’un panel d’autres salariés partageant avec lui des caractéristiques communes, à l’exception du critère de discrimination, femme, immigré, syndicaliste.
Le préjudice subi se calcule simplement en mesurant l’aire du triangle généré par la divergence des deux trajectoires. La validité de cette méthode est désormais reconnue par les tribunaux, jusque dans les cours d’appel. C’est ainsi que l’un des premiers bénéficiaires de la méthode fut François Clerc lui-même et cinq de ses camarades de Sochaux qui ont obtenu de substantielles indemnités, gagnant en référé et devant la cour d’appel. En 2011, on évalue entre 4 et 5 000 le nombre de syndicalistes CGT qui ont obtenu réparation par condamnations ou accords. 224 salariés d’une entreprise française ont même été dédommagés à hauteur de 21 750 000 euros !
Des femmes se sont emparé de cet outil et fait valoir leurs droits en justice. Celles dont Rachel Silvera relate les parcours ont gagné. Ces cas concernent des femmes qui ont occupé des emplois généralement réservés à des hommes : agente technique dans une société informatique, technicienne commerciale au sein d’un groupe industriel, deux ouvrières câbleuses dans des entreprises travaillant pour l’industrie aéronautique, une analyste financière dans une banque, une responsable dans une entreprise de fabrication de matériel aéroportuaire. Les récits de leurs marathons administratifs et judiciaires indiquent qu’elles ont toutes payé cher leurs victoires : durée et dureté des procédures, pressions des entreprises, menaces, incompréhension et absence de soutien de la part des collègues et des supérieurs, phases de dépression, et au bout du compte, départ contraint de l’entreprise… Mais elles ont gagné et parfois beaucoup.
Le suivi des arguments invoqués par les avocats, les attendus des jugements, les péripéties judiciaires sont forts instructifs. Autant la discrimination syndicale est facilement objectivable et intolérable pour les magistrats qui la sanctionnent, autant la discrimination des femmes est plus difficile à appréhender. Elle renvoie à un problème social qui les dépasse. Les faits sont plus difficiles à établir car toutes les entreprises condamnées avaient signé un accord d’égalité professionnelle entre les hommes et les femmes ! Les investigations ont montré que ces accords d’égalité étaient souvent des coquilles vides surtout destinées à alimenter la communication de l’entreprise. Toutes ces actions individuelles ont néanmoins ouvert des brèches. La possibilité de se défendre en justice contre des formes de discrimination sexiste en matière de rémunération existe. Et le risque pour les entreprises de se voir condamnées devient réel. Il est probable que dans les entreprises concernées et dans d’autres aussi, la crainte d’une condamnation ait incité leurs dirigeants à négocier préventivement avec leurs salariées des rattrapages de salaires par des transactions à l’amiable. Mais les données précises manquent à l’appel de même qu’on ignore tout de la proportion de femmes qui, ayant intenté une action en justice, ont perdu leur procès.
Ces démarches ne sont encore qu’individuelles, le code du travail interdisant les recours collectifs. Or, les cas évoqués sont clairs : les retards de carrière sont systématiques et affectent des groupes entiers de salariées partageant les mêmes caractéristiques : femmes analystes financières de la banque, femmes techniciennes dans les services informatiques…
Une nouvelle piste s’ouvre alors. L’action de groupe à l’américaine (class action) qui permettrait de présenter collectivement des dossiers d’un groupe de salariées dans des conditions identiques.
Le contenu du travail : les savoirs discrets
Ce livre ne se borne pas en effet à établir des constats, il cherche et propose, sur la base de ces constats et de ces victoires individuelles, des solutions concrètes, plus collectives, qui permettraient de combler le fossé de ces inégalités salariales. C’est ainsi que la loi ne doit pas seulement prôner « un salaire égal pour un travail égal », mais bien « un salaire égal pour un travail de valeur égale ». On le sait, les tâches massivement dévolues aux femmes sont peu reconnues et « ne sont considérées comme efficaces que lorsqu’elles ne se voient pas ! » Dès lors qu’on cherche à analyser dans le détail les compétences et les savoir-faire nécessaires à la bonne exécution d’un travail féminin prétendument non-qualifié, par exemple celui d’une auxiliaire de vie, d’une agent d’entretien dans un collège, on mesure le nombre incalculable de procédures et de qualifications invisibles qu’elles doivent maîtriser pour mener à bien les missions dont on les charge. Beaucoup ont été acquises en dehors du monde professionnel. Elles ne font pas l’objet d’un apprentissage formel et encore moins d’une certification scolaire. Et pourtant, elles sont mobilisées dans l’activité professionnelle auxquelles elles ajoutent de la valeur. Tous ces « savoirs-discrets » ont un prix. Il importe de les reconnaître et de les rémunérer à leur juste valeur. Or les critères habituellement retenus pour évaluer les contenus des emplois, héritières des arrêtés Croizat Parodi des années 1946-1949 et de la méthode américaine des « critères classants », réclament d’être refondés afin de supprimer les biais sexués qui les marquent. Exemple : les relations à la clientèle, aux usagers et aux patients, omniprésentes dans les emplois féminins (soins, éducation, services publics) sont sous-valorisées dans les classifications des emplois de services. Les luttes récentes des infirmières et des sages-femmes portaient justement sur la nécessité de les reconnaître comme des qualifications à part entière. Idem, pour le caractère multidimensionnel et multi-tâches des emplois à prédominance féminine, comme de leur polyvalence fréquente (c’est-à-dire le statut de « bonne à tout faire », qui impose aux caissières de grandes surfaces d’aller approvisionner les rayons aux heures creuses !)
C’est donc le contenu même du travail qui doit être évalué. Ici encore la justice a déjà tranché dans ce sens. Les cas sont peu nombreux mais « édifiants ». L’ex-Halde et la Cour de Cassation ont ouvert la voie. Analysant avec soin les entretiens très riches qu’elle a recueillis, Rachel Silvera montre que dans beaucoup de cas l’invisibilité du travail est le fil conducteur de certains parcours. Le fait pour des femmes d’exercer un métier de « relations humaines » où domine une forte implication subjective rend le plus souvent invisibles les qualifications qu’elles mettent en œuvre. Or pas de qualification, pas de reconnaissance salariale.
Cette dévalorisation de leur travail – au sens propre du mot – souffre elle aussi d’invisibilité, aux yeux mêmes des premières intéressées. L’idéologie qui justifie le quart en moins par un fait de nature est assez prégnante pour s’instiller jusque dans le cerveau de nombreuses salariées. D’autant que d’autres enquêtes l’ont montré, les femmes sont moins intéressées par le montant de leur salaire que par l’intérêt du poste, les conditions de travail, les horaires et le contenu du travail.
Face à de telles injustices, que faire ? L’analyse montre clairement que les remèdes ne sont ni simples, ni immédiats puisqu’ils touchent au socle des représentations de la division du travail entre les sexes dans notre société. Les victoires individuelles remportées ici et là par des salariées constituent des acquis précieux, mais ne débouchent pas nécessairement sur des mobilisations collectives à grande échelle, les seules à même de transformer en profondeur et de façon durable à la fois les mentalités et les modes d’organisation et de rémunération des emplois exercés par les femmes comme par les hommes. Dans cette longue marche, le livre de Rachel Silvera constitue un jalon utile et même indispensable : il donne à tous les acteurs – employeurs, syndicalistes et salariées elles-mêmes – des outils et des sujets de réflexion.