Voici un livre, ou plutôt un atlas, qui permettra au lecteur de se désorienter et de se décentrer. Se désorienter, car il nous entraîne à la recherche des trous paumés littéraires et/ou géographiques, parfois situés au bout du monde, parfois au milieu de nulle part – comme l’indique le titre. Se décentrer du présent, aussi, car l’auteur propose une analyse historique et idiomatique. C’est ce qu’il nomme « Pétaouchnok(s) » [1].
L’exotisme ici et là
Le projet de Riccardo Ciavolella, anthropologue chercheur au CNRS, est d’étudier les lieux réels et imaginaires des différentes civilisations qui évoquent soit le bout du monde, soit un lieu perdu au milieu de nulle part, soit encore les deux. L’auteur part du constat que la Terre, en ce début du XXIe siècle, a été explorée en totalité. Pour lui, les dernières traces de liberté résident dans l’imagination. Ce faisant, il cherche l’exotisme dans les marges littéraires et historiques et se demande si elles ont une retranscription réelle – c’est-à-dire géographique.
Pour réaliser son atlas non exhaustif, il s’est appuyé sur ses expériences de terrains passées, des recherches documentaires, archivistiques et numériques. D’ailleurs, celui-ci utilise l’intelligence artificielle pour l’aider dans ses recherches linguistiques, afin d’appréhender les manières de dire « paumé », « tataouine », « pétaouchnok » dans d’autres idiomes. Méthodologiquement, il a construit ses Pétaouchnok(s) par ordre alphabétique, sous la forme de fiches d’identité avec titre, idée évoquée par ce mot ou cette expression, contexte géographique (une petite carte géographique localise le lieu littéraire), typologie et étymologie, et s’il y a une application géographique réelle dans notre monde.
Viennent ensuite quelques pages explicitant l’origine de cette expression et son évolution dans le temps. Ciavolella nous propose ainsi un tour du monde en 80 entrées ordonnées alphabétiquement – en un clin d’œil au Tour du monde en 80 jours de Jules Verne. Une carte en deux parties nous permet d’avoir une vision totale de ces Pétaouchnok(s) répartis sur le planisphère.
Prenons quelques exemples. L’auteur rappelle que la Chine, désormais au centre de l’échiquier mondial au XXIe siècle, a été, par le passé, considérée comme le « bout du monde » par les Européens, tandis que, pour les Chinois, le Japon constitue une marge lointaine lors de la dynastie des Han. On pourrait citer aussi le Kamtchatka, Katmandou, la province du Saskatchewan. Au Rwanda, le terme « Ikantarange » désigne un lieu lointain non défini géographiquement en marge ou en dehors du pays où sont présents des expatriés et des gens de la diaspora.
Il en va de même pour la « diagonale du vide » en France, Tweebuffels-Meteenskoot-Morsdood-Geskietfontein localisé quelque part en Afrique du Sud, Black Stump en Australie du Sud ou encore Kilombo, lieu perdu qui se situerait soit en Angola, soit au Brésil. Il est intéressant d’apprendre que Serendip, que l’on doit à l’écrivain anglais Horace Walpole, est l’ancien nom du Sri Lanka et qu’il signifie le lieu que l’on trouve sans chercher. Désormais, les anthropologues attribuent à la sérendipité un état d’esprit prompt à trouver ce que l’on ne cherchait pas.
Des Philippines à Honolulu
La majorité de ces pétaouchnoks ont la caractéristique d’être ce « bout d’un monde » ou ce « milieu de nulle part » pour une communauté qui partage cet avis du fait de la difficulté d’accès – lorsque ces lieux existent. Les transports jouent un rôle majeur dans la création d’imaginaires positionnant des lieux éloignés. Parfois, l’installation d’une gare suffit à désenclaver le lieu concerné, mais les imaginaires persistent qui revendiquent ce lointain désormais disparu.
Plusieurs espaces géographiques cités dans l’ouvrage font référence à des territoires insulaires : Macarabomba à Cuba, Tahiti, l’Australie, Boondocks aux Philippines, Canicatti en Sicile, le Japon, Eketahuna en Nouvelle-Zélande, Honolulu. Ces bouts du monde, parce qu’ils n’ont pas été facilement accessibles pendant une longue partie de l’histoire, conservent ces caractéristiques dans les mentalités. Parallèlement, certains bouts du monde constituent des extrémités terrestres, comme la Patagonie au sud de l’Argentine et du Chili, Nouadhibou en Mauritanie, Finis Terrae localisé soit en Galice, soit en Bretagne, Gokk au nord de la Norvège. Il est surprenant de ne pas y lire que quelques bouts du monde se localisent en Arctique ou en Antarctique.
Le travail de l’auteur est connecté à plusieurs recherches ayant trait à la conquête du territoire, à l’évolution du tourisme et, plus largement, aux voyages. En proposant une analyse sémantique des lieux réels, mythiques ou littéraires caractérisés par une certaine marginalité, Ciavolella s’inscrit dans la veine des travaux de Georges Vigarello sur l’histoire des lointains [2] et d’Alain Corbin circonscrivant la terra incognita [3]. Ces deux auteurs cartographient dans le temps et l’espace l’effacement des taches blanches sur les cartes géographiques, tandis que Ciavolella s’attache à les faire ressurgir, posant la question de savoir si elles avaient vraiment disparu ou, au contraire, s’étaient déplacées au rythme des conquêtes et découvertes territoriales.
L’anthropologue montre que, malgré nos connaissances des sommets, des fonds marins et des pôles [4], des préjugés demeurent, parfois issus de la colonisation. Ce que rappelle parfaitement l’exposition qui s’est tenue en 2024 à la Bibliothèque municipale de Lyon, intitulée « Représenter les lointains ».
Surtourisme et détourisme
Ce mouvement visant à réenchanter les espaces est très présent dans le tourisme. On l’a vu pendant la crise du covid, où les acteurs du tourisme promouvaient le tourisme de proximité du fait de la fermeture des frontières. Bien avant cet événement mondialisé, le sociologue Rodolphe Christin faisait la critique du tourisme et encourageait les individus à regarder à nouveau frais le local [5], à l’exotiser plutôt que de le croire non apte à nous dépayser.
Il nous faut donc lutter contre l’attrait des « noms magnifiques », évoqué par Bénédicte Commengé [6]. New York, Samarcande, Venise, Rio de la Plata peuvent et doivent faire jeu égal avec Trifouilly-les-Oies. Il en va du futur du tourisme comme du futur de la planète, les deux étant intimement liés. Sylvain Venayre, lui, parle de « détourisme », qui consiste à essayer d’imaginer des pratiques ludiques de l’espace. Le détourisme, c’est la passion du détour, un terme en général associé à l’imaginaire de l’aventure et donc aux confins du monde, mais dont il s’agit d’appliquer les vertus de curiosité, de rencontre, de découverte, d’imprévu à l’espace qu’on connaît le mieux, celui de notre lieu de vie. C’est un peu l’idée contenue dans la célèbre formule « l’aventure est au coin de la rue », qui date du moment où on commence à critiquer cet imaginaire des confins, et selon laquelle l’aventure est dans l’individu qui la vit plus que dans le monde qui l’entoure. Et qu’il est possible, sans avaler les kilomètres, de vivre des émotions, de ressentir des sensations qui sont celles-là même de la grande littérature d’aventures telle qu’elle s’est constituée depuis la fin du XIXe siècle [7].
On pourrait voir l’œuvre de Ciavolella comme un talisman pour se protéger du tourisme qui se lance activement vers la conquête spatiale [8]. Pour l’instant, le tourisme spatial n’en est qu’à ses balbutiements, réservé à une élite richissime, comme l’était le Grand Tour au XVIIe siècle, avant de se démocratiser progressivement.
Ce n’est pas une mauvaise chose en soi, mais on voit, trois siècles plus tard, les effets négatifs persistant du tourisme – pollutions, surtourisme, inégalités économiques et sociales, etc. L’altérité est à notre porte et l’anthropologue nous la montre à travers nos expressions idiomatiques et des lieux spécifiques. Cela prolonge le travail de Rodolphe Christin mis en scène dans l’exposition « Faut-il voyager pour être heureux ? » qui s’est tenue à la Fondation EDF à Paris en 2023-2024 et qui vantait, à travers des cartes postales, les banlieues du Grand Paris comme lieux touristiques à aller voir [9]. Quant à Jean-Christophe Gay, il analyse le phénomène du surtourisme [10].
Le proche du lointain
En proposant de faire surgir des lieux entourés d’un certain mystère, Ciavolella entre-t-il dans la danse macabre de la touristification mondiale [11], comme pourrait l’affirmer Rodolphe Christin, ou bien se fait-il le promoteur de l’égalisation des territoires ? Il est intéressant d’opposer cette lecture à celle de l’anthropologue Anne-Sylvie Malbrancke, qui explicite ses désillusions de l’ailleurs sur les terrains qu’elle a visités [12].
Ce débat du proche et du lointain, toujours existant en anthropologie, est quelque peu dépassé par Ciovolella, puisqu’il nuance ces deux notions qui ne sont que des points de vue d’individus, susceptibles d’évoluer. Pour les lieux réels et imaginaires de bout du monde, il aurait été intéressant de hiérarchiser les Pétaouchnocks chronologiquement, pour voir leur évolution quantitative : va-t-on vers « moins » ou « plus » de Petaouchnoks ? Une cartographie évolutive aurait été intéressante ici, afin de montrer les avancées géographiques de la sédentarisation humaine.
L’ouvrage-dictionnaire de l’anthropologue Ricardo Ciavolella décentre le regard et l’imaginaire dans le temps et dans l’espace. Il offre en questionnement les concepts de centre et de périphérie. Il vient à point nommé en réenchantant d’un certain exotisme divers territoires proches ou lointains, réels ou imaginaires, passés ou présents.
Riccardo Ciavolella, Pétaouchnok(s). Du bout du monde au milieu de nulle part, Paris, La Découverte, 2023, 416 p., 26 €.