Il y a deux types d’hommes et de femmes. Ceux et celles qui réussissent leur folie et ceux et celles qui se retrouvent à l’hôpital psychiatrique. Dans nos sociétés enclines à distinguer clairement la frontière entre le sain et le malsain, une telle affirmation est devenue incompréhensible. Et pourtant, elle est fondamentale pour saisir l’importance de la pensée de François Tosquelles – auteur de ladite affirmation – et dont certains textes font aujourd’hui l’objet d’une édition récente en français. Des morceaux de vie et de pensée, choisis et présentés par Joana Maso, nous donnent à voir et à lire le parcours exceptionnel et la richesse intellectuelle d’une œuvre singulière.
Le personnage fait indéniablement partie du panthéon des professionnels de la psychiatrie et est devenu une figure mythique convoquée au chevet d’une psychiatrie en crise, mais connaissons-nous vraiment Tosquelles ? Tout à la fois trublion et fondateur, fantasque et organisateur, intemporel et produit de son espace-temps, le psychiatre catalan interpelle encore et toujours par l’originalité de ses interrogations et de ses engagements. Ce livre – une « anthologie de fragments » (p. 19) - n’est évidemment pas un travail dégagé d’une admiration sans bornes, mais il représente une étape importante dans l’écriture d’une histoire de la psychiatrie du XXe siècle et particulièrement de ce que l’on a appelé la psychothérapie institutionnelle.
« La chance de monsieur Hitler, ce con de fasciste »
« J’ai eu une autre chance extraordinaire, la chance de monsieur Hitler, ce con de fasciste je ne peux pas m’en plaindre parce qu’une chose extraordinaire est arrivée, qui est qu’à partir de 1931 ont commencé à venir à Barcelone des juifs réfugiés, surtout d’Autriche. » Dans un entretien informel traduit du catalan (p. 76) datant de 1983 dont est extrait cette citation, Tosquelles ouvre une fenêtre sur le contexte qui a vu naître ! son projet de « foutre la psychanalyse dans les asiles psychiatriques » (p. 76). Né en Catalogne en 1912, Tosquelles était familier de la médecine et des questionnements du monde ouvrier. Avec un père trésorier de la coopérative santé des ouvriers et un oncle médecin qui écrivait sur Freud, deux de ses passions étaient déjà là. Durant ses études de médecine à Barcelone (1928-1934), il s’engage auprès du bloc ouvrier et paysan, commence une psychanalyse et lit Lacan qui vient de soutenir sa thèse en 1932. Le jeune catalan est polymathe. Il écrit sur l’anarchisme, le syndicalisme, le féminisme, la psychanalyse, la poésie et collabore déjà à diverses institutions médico-psychologiques.
Les guerres sont pour lui (et pour le champ psy) une chance, comme il l’affirme à plusieurs reprises dans les textes glanés par Joana Maso. Une petite Vienne s’est constituée à Barcelone sous l’impulsion des Autrichiens fuyant le nazisme qui influence les conceptions thérapeutiques de Tosquelles. La guerre d’Espagne consolide son engagement anti autoritaire et son compagnonnage trotskiste, mais lui donne aussi ses premières positions institutionnelles : mobilisé en Aragon, il devient chef des services de santé des armées de l’Estrémadure. Mais les communistes ne veulent pas de psychiatrie dans l’armée (un soldat ce n’est pas fou !). La guerre encore. La République espagnole vaincue, Tosquelles se cache et passe les Pyrénées en septembre 1939. Au camp de réfugiés de Septfonds il organise une unité psychiatrique originale. La guerre toujours. En Janvier 1940 à la demande de Paul Balvet, alors à la recherche de praticiens, il rejoint l’hôpital de Saint-Alban qui va devenir dans les années suivantes la matrice d’un projet de réforme de la psychiatrie. Le rapport du commissaire de police de Mende sur « TOSQUELLAS » (1943) est un petit bijou d’archive qui montre l’embarras des autorités face à ce « professionnel qui donne toute satisfaction », mais soulève les interrogations de Vichy sur « un espagnol non rallié au régime » qui « se livre discrètement à une propagande adroite et dangereuse pour le pays » (p. 173).
Durant cette décennie de guerre permanente, la crise de la psychiatrie devient patente. Les effectifs hospitalisés qui s’étaient réduits à la fin de la Grande Guerre (grippe et rationnements obligent) sont redevenus ingérables dans les années 1930. La chronicisation des vieux patients dans des asiles structurés sur des concepts du XIXe siècle n’avait pas de limites. Certes les premières thérapies de choc commençaient à produire leurs effets, mais l’espoir des réformateurs était ailleurs. Le Front populaire esquissait une réforme possible du dispositif de soin psychiatrique sous la houlette de Marc Rucart. En Afrique du Nord, des psychiatres profitaient de la situation coloniale pour proposer des dispositifs innovants. Les services libres et les dispensaires psychiatriques se multipliaient hors des enceintes asilaires. Tosquelles contemporain de cette crise, de ce nouvel espoir de réforme, saisit les opportunités du conflit pour expérimenter lui aussi une nouvelle forme de soin psychiatrique.
Expériences, pragmatisme et glanages
La pratique de Tosquelles se construit en parallèle d’une réforme politique, celle de la république catalane qui, dans les années 1930, promeut une grande réforme de la santé mentale. Fondée sur une approche géographique (comme la réforme du secteur dans la France des années 1970), elle articule le soin sur des formes dispersées d’assistance (dispensaires, colonies sanitaires, assistance familiale) dans la communauté au sein d’un territoire de 80 000 habitants et conjugue une approche humaniste (refus de la contention) aux techniques thérapeutiques modernes (recours à l’électricité). Tosquelles reprend notamment du psychiatre allemand Hermann Simon l’idée d’une thérapie active en psychiatrie. Non pas le travail productif comme il était d’usage dans la culture asilaire, mais une ergothérapie pensée comme un exercice physique et mental. En 1961 Tosquelles évoque dans le Bulletin technique du personnel soignant l’histoire d’une patiente : « Je pense à telle malade complètement délirante, délire qui cachait des troubles de la mémoire d’origine toxique et qui, grâce au travail à la cantine de l’hôpital, a pu faire des exercices de mémoire ; elle n’a plus eu besoin de délirer. […] A la place de dire à son médecin que la Sainte Vierge avait des cornes et qu’elle était apparue un Vendredi saint au sommet de la tour Eiffel, elle lui dit ‘Monsieur j’ai des troubles de la mémoire, vous ne pourriez pas m’indiquer quelque chose qui puisse encore m’améliorer ? ’ On voit par cet exemple caricatural que l’ergothérapie n’a rien à voir avec la production. » (p. 63). Le jeune psychiatre catalan s’engage auprès des enfants à une époque où peu de services leur sont consacrés, réalise des visites à domicile auprès des familles et travaille dans de nombreuses institutions qui permettent de penser un nouveau rapport entre l’espace, le travail et le soin.
L’arrivée à l’hôpital psychiatrique de Saint-Alban lui offre un nouveau terrain d’expérimentations. Il s’agit d’abord de travailler à partir des contingences matérielles : le froid, la famine, l’isolement lozérien, les évasions (dont certaines sont organisées par les gardiens qui touchent une prime au retour des patients à l’asile). Tosquelles est au mieux dans cet établissement ouvert à tous les vents, dans lesquels les paysans commercent avec les internés, et qui a vu se développer dans les années précédentes de premières pratiques réformistes sous l’impulsion d’une femme psychiatre Agnès Masson (directrice de Saint Alban entre 1933 et 1936, elle crée une monnaie, une bibliothèque).
L’établissement a été inauguré au début du XIXe siècle par un frère de Saint Jean de Dieu, Hilarion Tissot, un religieux rarement cité dans les histoires de la psychiatrie parce qu’il ne cadre pas avec le récit progressiste et laïc qui en a trop souvent été donné. Tosquelles, avec tendresse et peut être beaucoup d’imagination, réhabilite ce personnage : « Ce Tissot a envoyé Gauzi et Rousset, paysans de la Lozère, travailler pendant un an chez Dupuytren pour apprendre ce qu’on pouvait apprendre d’une clinique valable du point de vue thérapeutique. Ils ont été les deux premiers infirmiers psychiatriques de France… les années ont passé, et quand je suis arrivé à Saint-Alban, j’ai trouvé la supérieure du couvent, qui était de la famille Rousset, et quelques mois après il y a eu un rejeton des Gauzi qui est venu travailler à Saint-Alban. » (p. 280) L’histoire repose sur de nombreuses vérités : l’importance dans cet hôpital de figures atypiques (Tissot, Masson), l’importance du soin religieux en psychiatrie sur la longue durée, l’existence de dynasties familiales de soignants dans les établissements, l’importance accrue du rôle des infirmiers à partir des années 1930 dans le dispositif de soin psychiatrique. Mais le récit a aussi une fonction dans cette œuvre anarchique et joyeuse, celle de dire le rôle capital des expérimentations et des lieux. Quand Tosquelles affirme « je n’ai rien eu à inventer tout était là » en parlant de Tissot et Saint-Alban, il théorise a posteriori son pragmatisme dans L’enseignement de la folie en 1992 : « je ne me suis jamais engagé dans la recherche de quelque chose de radicalement neuf. Jamais je n’ai parié sur le métier d’inventeur. Je n’ai jamais pensé à construire et faire valoir quoi que ce soit qui puisse être breveté. Je penche plutôt du côté des plagiats ou, si on veut, du vol d’idées que je glane n’importe où et qui me semblent constituer de petits cailloux qui peuvent être utilisés dans ma tâche de psychothérapeute. En fait, paradoxalement, c’est dans mon travail de psychothérapeute que j’ai eu le plus fréquemment l’occasion de glaner. Mais aussi dans tous les événements de ma vie concrète » (157). Le caractère atypique de Saint-Alban, une institution mal foutue, désorganisée, isolée, convenait au prolongement de ses expérimentations anarchiques et poétiques initiées dans la Catalogne travaillée par la guerre et les réformes dans le champ de la santé mentale.
Quand Lucien Bonnafé, antifasciste proche des surréalistes, devient directeur de l’établissement à la fin 1942, ces expérimentations peuvent se déployer sans entraves. Pendant la guerre on s’occupe comme on peut : jardinage, cueillette de champignons, lectures, projections, chant. La communauté soignante discute ensemble les parcours des hospitalisés. Toute la famille Tosquelles participe aux activités : Elena, sa femme, travaille avec les enfants du service. Ça va et ça vient entre le dedans et le dehors. Les paysans traversent l’établissement avec leurs vaches pour aller à la foire. Les malades leur vendent des objets ou les échangent contre des bouteilles de vin. Autant d’expériences qui font écho aux récits de sauve-qui-peut des patients évadés/libérés des asiles par l’arrivée de l’armée allemande et libres d’aller mieux dans ce contexte d’anarchie (voir à ce sujet le film peu connu de Philippe de Broca, Le Roi de cœur, 1966). Après l’occupation il s’agira pour Tosquelles et ses collègues de Saint-Alban d’institutionnaliser ces pratiques et ces espaces pour utiliser chez tous les capacités non aliénées : le bar, la salle de spectacle, la bibliothèque, le journal mural sur lequel chacun peut écrire et dont on trouve de riches illustrations dans le livre. Forme sublime de ces lieux d’échanges, le club Paul Balvet qui fonctionne sur l’autogestion des malades. Tout n’est pas nouveau : la société de patronage qui vend les objets fabriqués dans l’hôpital à l’extérieur existe depuis le XIXe siècle. Tout n’est pas singulier : des expériences socio-thérapiques existent, innombrables, dans de nombreux hôpitaux psychiatriques au sortir de la guerre qui mobilisent les voyages, les rencontres sportives, les projections, la participation des patients, l’écriture de journaux. Mais Tosquelles en fait une politique qu’il sait habilement médiatiser, comme dans cet entretien avec Hervé Bazin dans France soir en 1959 (169) ou dans ces films muets très parlants dont le contenu est décrit finement dans l’ouvrage (228).
Vie et mort de la « psychothérapie institutionnelle »
Dans ce laboratoire que fût un temps Saint-Alban, où se mêlent défenseurs de l’art brut (les écrits et images de patients circulent à l’initiative notamment de Dubuffet), surréalistes (de la catalogne de Dali à la présence d’Eluard), poètes (en 1946 Tosquelles rend visite à Artaud à l’asile de Rodez), universitaires (Canguilhem), jeunes psychiatres freudo-marxistes et décoloniaux (Jean Oury en 1947, Fanon en 1952, Gentis en 1956), s’élabore le concept de psychothérapie institutionnelle. Celui-ci résulte d’une critique de l’asile rendu responsable de la mort de 45 000 fous durant le conflit. Sur ce point le livre mériterait d’être plus au fait des avancées de l’historiographie sur le sujet plutôt que reprendre trop rapidement les thèses anciennes de Max Lafont sur cet épisode (p. 17). Il n’est pas utile non plus d’ajouter du mythe au mythe en reprenant l’idée d’un Saint-Alban « zéro mort » durant la guerre.
Ce concept résulte aussi de l’expérience de Tosquelles qui déplace l’intérêt de la psychanalyse de l’individu à l’institution dans un contexte de lutte contre la bureaucratie, contre les enfermements, contre la routine qui sédimente les malades. Il procède aussi d’une dimension politique forte : « l’État est toujours fasciste. Ce sont ceux qui empêchent qu’il y ait de l’institution » (p. 85). Qu’est-ce que l’institution dans ce discours ? L’idée de Tosquelles est de favoriser le mouvement, les échanges concrets, les actions quotidiennes engagées par l’ensemble de la communauté des malades et des soignants. Les hôpitaux psychiatriques sont des anti institutions qui par leur inertie empêchent ce travail quotidien, ce mouvement. Il s’agit donc de modifier les lieux par une technique de l’ambiance, en multipliant les interférences entre plusieurs micros institutions (les clubs, les ateliers, les salles de loisirs, le jardin, etc.). À proprement parler la psychothérapie institutionnelle n’existe nulle part, puisqu’elle est en mouvement continu afin de contourner l’immobilisme et l’hospitalisme. Cependant porté par le contexte réformateur de l’après-guerre, le mouvement devient courant, le courant se fige. D’abord en définition et Tosquelles y contribue en donnant en 1953 les principes de la thérapie active (p. 244) puis en réunissant en 1960 à Saint-Alban les groupes de travail du mouvement. Puis en nouvelles institutions : l’histoire de la clinique de La Borde (1953), celle de La Chesnaie (1956) s’ouvrent. Tosquelles a beau jeu ensuite de critiquer a posteriori la manière dont ses collègues (Daumezon, Koechlin) au même moment consacrent l’expression de psychothérapie institutionnelle et dans le même temps réduisent sa force en conquérant des positions de pouvoir. Pour lui l’expérience prend fin dès lors qu’on la baptise. Un concept mort-né donc.
L’ouvrage laisse de côté à dessein la période supposée plus connue des années 1960 et 1970. On pourra combler les manques en s’inspirant de l’excellente chronologie publiée, une fois n’est pas coutume, en début du livre. À partir de 1962 Tosquelles commence un long parcours transhospitalier. Il quitte Saint-Alban, est nommé à Marseille puis à Melun. Il œuvre aussi en pédopsychiatrie à la nouvelle forge jusque 1975, puis à La Candelie, jusqu’à sa retraite en 1979. Il meurt en 1994. C’est cette dernière période qui nourrit au fond le plus cet ouvrage, car les témoignages traduits datent pour la plupart des années 1980. Construit sur l’apport de documents historiques très riches, il est aussi une part de mémoire reconstituée d’une pratique qui prend place dans un temps historique et psychiatrique bien retracé, mais aussi d’une pratique inspirée et unique, celle d’une utopie concrète pensée à la charnière du poétique et du politique. Une poético-politique du soin forgée dans la haine de l’État et l’apologie du mouvement.
François Tosquelles, Soigner les institutions, textes choisis et réunis par Joana Maso, Paris, L’Arachnéen, 2021, 400 p., 35 €.