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Recension

Sur le terrain des riches

À propos de : Nicolas Jounin, Voyage de classes : Des étudiants de Seine-Saint-Denis enquêtent dans les beaux quartiers, La Découverte


par Jules Naudet , le 26 février 2015


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Le sociologue Nicolas Jounin a invité ses étudiants de Paris 8 à étudier les quartiers huppés du 8e arrondissement. Il livre le récit de cet apprentissage des barrières sociales par de futurs sociologues.

Recensé : Nicolas Jounin, Voyage de classes : Des étudiants de Seine-Saint-Denis enquêtent dans les beaux quartiers, Paris, La Découverte, 2014, 256 p.,16€.

Voyage de classes offre le récit des étonnements et des déconvenues de trois cohortes d’étudiants en sociologie de l’Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis qui se rendent dans le très huppé 8e arrondissement de Paris pour apprendre les techniques de l’enquête sociologique aux côtés de leur enseignant, Nicolas Jounin. Le titre joue sur le mot « classe », renvoyant aussi bien à l’expérience du décentrement social qu’à celle de l’excursion scolaire. L’objet du livre est, lui, tout aussi pluriel. Cet ouvrage est en effet tout à la fois un manuel de sociologie, le compte rendu d’une ethnographie de l’entre-soi de la grande bourgeoisie parisienne et le support d’une réflexion sur le statut de l’enquête sociologique. Il plaide pour que l’enquête sociologique constitue non seulement un travail d’accumulation de savoir mais également une expérience intrinsèquement politique indispensable à la construction d’une société d’égaux.

Une expérience de décentrement

Enseigner la pratique de l’enquête à des étudiants de première année n’est pas chose aisée et beaucoup de départements de Sociologie préfèrent généralement attendre quelques années avant de demander à leurs étudiants de se rendre « sur le terrain ». Le département de sociologie de Paris 8 a, au contraire, depuis longtemps fait le pari d’une pédagogie centrée sur la pratique de l’enquête afin de donner à voir aux étudiants les conditions dans lesquelles se forge le savoir sociologique et espérer ainsi qu’ils saisissent à quel point le savoir est « un corpus toujours discutable » (p. 230). Ce choix s’inscrit dans la continuité du projet initial de cette université créée en 1968 comme Centre expérimental et où la remise en cause des savoirs institutionnels a souvent été au cœur des enseignements.

Réinvestissant la tradition de son institution, Nicolas Jounin s’efforce ainsi de transmettre à ses étudiants les principales ficelles du métier de sociologue. Il défend notamment l’idée que l’une des qualités essentielles de tout sociologue repose dans sa capacité à situer son objet d’étude dans un espace social plus vaste et dans sa capacité à saisir combien les subjectivités des acteurs sont variées et produites par la spécificité de leurs conditions d’existence. Dès lors, l’expérience du décentrement est fondatrice pour le sociologue : elle lui permet de comprendre à quel point sa propre expérience du monde social est particulière et contingente du milieu dans lequel il évolue ou a évolué. En amenant dans les beaux quartiers du 8e arrondissement des étudiants originaires en très grande majorité des classes populaires et résidant pour la plupart en Seine-Saint-Denis, Nicolas Jounin leur offre ainsi l’occasion de développer ce regard réflexif indispensable à tout raisonnement sociologique.

Bien que séparés par seulement quelques stations de métro, le choc culturel est puissant et le sentiment de dépaysement radical entre la Seine Saint Denis et le 8e arrondissement. Le moindre détail, de la rareté des toilettes publiques au prix du café, surprend les étudiants et l’un d’eux va jusqu’à se convaincre (à tort ou à raison) que là-bas même les pigeons sont différents de ceux de Seine-Saint-Denis [1]. Hésitant entre fascination pour les habitants de ce quartier (« qu’est-ce que j’aimerais être comme eux », p. 21) et répulsion, ils doivent faire l’apprentissage de la juste distance à tenir à l’égard de leur objet d’étude. Leur enseignant leur demande de mobiliser les trois principales méthodes de l’enquête sociologique : l’observation, la passation de questionnaires et la réalisation d’entretiens. Les étudiants pénètrent ainsi dans des palaces, s’asseyent à la terrasse de cafés, observent les sorties d’école, les parcs publics, le comportement des passants devant les boutiques de luxe, etc. Ils interviewent également divers résidents de ces quartiers parmi lesquels on compte par exemple une membre du conseil d’Administration de l’association « Les amis du Parc Monceau », un joailler présidant le comité des commerçants de la rue du Faubourg Saint-Honoré, des membres du très fermé « Cercle de l’Union Interalliée », une élue locale, le propriétaire d’un hôtel particulier du parc Monceau.

Il leur est difficile, voire impossible, de passer inaperçu dans l’exercice de leurs observations sociologiques : chaque étudiant doit faire avec les limites imposées par des apparences trahissant leurs origines sociales. Vêtements, façons de parler, timidité, stigmates raciaux : leurs corps transpirent l’altérité et celle-ci est difficile à dissimuler. Deux d’entre eux ayant voulu observer, assis sur un banc, la surveillance d’une ambassade déclenchent par leur simple présence une grande agitation chez les policiers en charge de cette tâche qui viennent régulièrement tenter de les convaincre de quitter le trottoir et de traverser la rue. Cette anecdote montre comment la présence de l’observateur perturbe l’environnement observé et cette loi de base de l’ethnographie est ici particulièrement exacerbée par le choix de s’intéresser à un dispositif policier. Les observations des étudiants auraient été bien différentes s’ils avaient fait le choix d’adopter une posture plus discrète n’impliquant pas une station immobile devant l’ambassade.

Sous la direction de leur enseignant, les étudiants prennent progressivement conscience du fait que ce qui leur paraît surprenant constitue la norme des habitants du 8e arrondissement. L’étonnement des uns est la familiarité des autres. Les étudiants sont ainsi confrontés à la question du rapport qu’ils entretiennent avec leurs propres valeurs, centrale dans les réflexions de Max Weber. La science ne peut pas épuiser l’infinie diversité du réel et chaque événement peut être interprété en fonction de multiples points de vue. Max Weber rappelle en effet dans ses Essais sur la théorie de la Science que pour parvenir à la signification d’un phénomène historique, il convient de distinguer le « jugement de valeur » (qui nuit à l’accession à un savoir objectif) et le « rapport aux valeurs » (qui est le point depuis lequel le savant se place pour produire du savoir). L’angle d’attaque que choisit le chercheur pour rendre compte du réel est fonction de l’espace culturel auquel il appartient et la sélection des faits dépend de l’intérêt culturel personnel du chercheur, lequel a sa manière propre de découper le réel, d’en tirer ce qui l’intéresse. C’est donc au travers d’allers-retours permanents entre leur propre univers culturel et celui qu’ils étudient que les étudiants de Nicolas Jounin s’efforcent de produire du savoir. Ils réalisent une sociologie du 8e arrondissement à l’aide d’un va-et-vient permanent entre Kiabi et Chanel, La Halle aux Chaussures et Louboutin, le parc de La Courneuve et le Parc Monceau.

L’image fréquemment mobilisée par Weber du « point d’Archimède » [2] est ici particulièrement pertinente : le fait d’être situé en dehors des conventions et des présuppositions d’un milieu permet de déplacer ce fameux point d’équilibre et ouvre des pistes de réflexion qui ne seraient pas apparues à ceux moins éloignés socialement et pour qui certains principes du milieu étudié sont trop évidents.

Le choc culturel comme outil de savoir

La démarche retenue par Nicolas Jounin et ses étudiants est donc bien différente de celle de la plupart des sociologues de l’élite. Ceux-ci s’appuient généralement sur un contact prolongé avec le milieu étudié et s’efforcent tant bien que mal de franchir les nombreuses barrières de l’entre-soi bourgeois, comme par exemple Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot parvenant à gagner la confiance de quelques aristocrates cosmopolites ou Bruno Cousin et Sébastien Chauvin [3] s’entretenant longuement avec les membres des plus grands cercles parisiens.

Si, par-delà la richesse des réflexions méthodologiques évoquées, les tribulations des étudiants de Paris 8 dans certains des quartiers les plus exclusifs de France parviennent à produire du savoir, ce n’est donc pas par leur capacité à gagner la confiance de leurs enquêtés. Les étudiants de Nicolas Jounin ne parviennent que rarement à franchir les barrières de l’entre-soi et s’ils y parviennent c’est généralement dans le cadre d’une interaction très courte n’offrant aucune possibilité de prolonger davantage l’expérience. Tout au plus arrivent-ils à réaliser quelques coups de sonde très brefs en n’offrant qu’un abord superficiel de la grande bourgeoisie parisienne.

Ce n’est donc pas un hasard si l’essentiel des analyses proposées dans cet ouvrage concerne les mécanismes d’imposition ou d’intériorisation de la domination symbolique, comme par exemple le rôle de l’espace vide dans les boutiques de luxe, les techniques mobilisées pour faire sortir les indésirables des magasins les plus exclusifs, le placement différencié des nourrices et des parents à la sortie des écoles, le rôle des contrôles policiers dans le maintien à distance des « étrangers », la réticence à servir un café aux clients détonnant avec la clientèle traditionnelle, etc. L’accumulation des petites vignettes proposées par les étudiants à leur enseignant donne à voir la puissance du traçage de frontières symboliques par les habitants de ce quartier. C’est en effet la transgression qui permet ici la production de savoir. Les étudiants enchaînent malgré eux les expériences de déstabilisation (breaching experiments) et le retour réflexif sur ces violations des normes parvient à produire du savoir.

Les étudiants de Paris 8 sont dans une position particulièrement inconfortable : ils sont eux-mêmes victimes des mécanismes qu’ils étudient. Ils incarnent l’une des formes de l’altérité sociale que les habitants du 8e cherchent à maintenir à distance et se retrouvent ainsi victimes de généralisations, d’humiliations, de dénigrements, de louanges infériorisantes de la part de leurs interlocuteurs qui franchissent en apparence les distances sociales (en acceptant d’interagir avec eux) pour en fait mieux les renforcer (en leur donnant subtilement à voir à quel point ils appartiennent, respectivement, à deux mondes que tout sépare). Tout cela montre ainsi l’étendue et la banalité du racisme (qu’il soit de classe ou non) qui prévaut dans ces quartiers, et dresse un portrait de la façon dont se construit l’entre-soi bourgeois essentiellement centré sur les mécanismes de ségrégation et d’exclusion (et laissant donc davantage de côté le second ressort de cet entre-soi, à savoir la préférence pour l’agrégation affinitaire [4].

L’enquête sociologique comme expérience politique

Les étudiants ne parviennent jamais à dépasser complètement cette violence dont ils sont victimes, même lorsque la méthode de l’entretien leur permet d’aller plus loin dans l’exploration de la subjectivité des résidents du quartier. Ces entretiens leur permettent surtout d’illustrer la distance sociale qui les sépare de leurs interlocuteurs. Ils recueillent certes des anecdotes sur le sauvetage du Fouquet’s par une coalition de personnalités locales allant de Léo Ferré à Maurice Druon, sur les rallyes dansants, sur l’acceptation par les femmes de la domination au sein des grands cercles de l’élite, etc. Mais, maîtrisant mal ces informations exotiques, les étudiants sont en permanence renvoyés à leur altérité et à la conception restreinte de l’égalité qui prévaut chez leurs interviewés. Celle-ci s’illustre particulièrement bien lorsque l’une d’eux affirme, pour justifier l’emploi de personnel de maison, « on est comme tout le monde » (p. 198). Les étudiants de Nicolas Jounin ne parviennent donc pas à explorer les subtilités des luttes de classement au sein de l’élite, à déconstruire avec finesse la légitimation des privilèges par les plus grands bourgeois ou encore à renouveler l’approche du rapport de l’élite économique à la culture. Ils parviennent néanmoins à objectiver d’une manière puissante la distance sociale qui sépare la Seine-Saint-Denis du 8e arrondissement et ils révèlent ce faisant la violence symbolique qui est au cœur de l’ethos des classes supérieures. On pourra regretter ici que Nicolas Jounin ne s’interroge pas davantage sur le caractère volontaire ou non de l’exercice de cette violence.

Le récit du parcours initiatique de ces étudiants et du travail sur soi qu’ils doivent réaliser pour espérer devenir sociologues donne sa valeur à cet ouvrage (et révèle les grandes qualités pédagogiques de son auteur). On trouvera ainsi des développements passionnants sur la façon d’amener les étudiants à s’interroger sur la place qu’ils occupent dans l’espace social, sur la meilleure manière de les pousser à développer leur imagination sociologique pour parvenir à objectiver les phénomènes qu’ils étudient ou encore sur la façon de leur enseigner les enjeux théoriques liés au concept de race [5]. Si ce récit est aussi passionnant ce n’est pas seulement pour son intérêt pédagogique mais peut-être aussi car les lecteurs n’étant pas eux-mêmes issus de la haute bourgeoisie parisienne n’ont aucun mal à s’identifier, au moins partiellement, à ces apprentis-sociologues.

Nicolas Jounin insiste sur le fait que l’enquête sociologique offre l’occasion d’un retour réflexif sur la place que l’enquêteur occupe au sein d’un espace social inégal et qu’elle recèle donc en cela le potentiel de transformer le regard porté sur la diversité des groupes sociaux. L’expérience pédagogique qu’il propose dépasse ainsi le simple apprentissage de techniques d’enquête et porte avant tout sur la transmission d’un rapport au monde qui, s’il est indispensable à la pratique du métier de sociologue, n’est pas l’apanage du professionnel des sciences sociales. C’est en cela que l’ouvrage peut ainsi être lu comme un plaidoyer fort pour une conception politique de l’enquête sociologique. Non seulement Nicolas Jounin défend l’idée que « mieux comprendre le monde, c’est mieux comprendre la place qu’on y occupe » (p. 226), il insiste également sur le fait que « chaque personne est porteuse d’un bout de réalité du monde social » (p. 227). Plutôt que d’imposer une perspective légitime, il faut donc au contraire veiller à diversifier les regards sur la société. Rappelant que « l’oppression des femmes par les hommes n’a pu commencer à être un sujet des sciences sociales qu’avec la féminisation des professionnels de ces disciplines » (p. 232-233), Nicolas Jounin soutient que c’est la pluralité des sensibilités qui fait la richesse de ceux qui ont le monopole de la parole légitime sur le monde social. La construction d’une société d’égaux passe donc par la capacité qu’ont des personnes inégalement situées dans un même espace social à s’étudier les unes les autres.

par Jules Naudet, le 26 février 2015

Pour citer cet article :

Jules Naudet, « Sur le terrain des riches », La Vie des idées , 26 février 2015. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Sur-le-terrain-des-riches

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Notes

[1L’observation de cet étudiant est certainement juste : il y a davantage de pigeons ramiers, une espèce nichant dans les arbres, dans l’Ouest parisien du fait de la proximité du Bois de Boulogne et de nombreux autres espaces arborés.

[2Par exemple, à propos des révolutionnaires russes, Max Weber affirme : « Parce que leur type de position radicalement révolutionnaire à l’égard du gouvernement en place leur donne un point d’Archimède situé à l’extérieur de tous les ordres établis de la société, qui pour nous vont de soi, les Russes ont la particularité d’épuiser intellectuellement les conséquences les plus extrêmes de la pensée. » (cité par Isabelle Kalinowski, Leçons wébériennes sur la science & la propagande, Paris, Agone, p. 196-197).

[3Cousin B. and Chauvin S. (2014) “Globalizing forms of elite sociability : varieties of cosmopolitanism in Paris social clubs”, Ethnic and Racial Studies 37 (12) : 2209-2225.

[4Cousin B. (2014) « Entre-soi mais chacun chez soi. L’agrégation affinitaire des cadres parisiens dans les espaces refondés », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 204 : 88-101.

[5Nicolas Jounin aurait néanmoins pu s’interroger davantage sur les vertus (ou les limites) de l’effort de l’enquêteur pour respecter les normes (notamment vestimentaires) prévalant sur son terrain. Il a visiblement fait le choix de ne pas encourager ses étudiants à modifier leur apparence avant de se rendre dans ces quartiers

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