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Stuart Hall, pionnier des Cultural Studies

À propos de : Malek Bouyahia, Franck Freitas-Ekué et Karima Ramdani (dirs.), Penser avec Stuart Hall. Précédé de deux textes de Stuart Hall, La Dispute


par Zacharias Zoubir , le 27 janvier 2022


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Figure emblématique des Cultural Studies, le sociologue britannique Stuart Hall demeure assez peu connu en France. Un ouvrage collectif sur l’œuvre et l’héritage scientifique de Hall montre l’actualité de ses travaux, en particulier son étude des rapports entre discours et pouvoir.

Les travaux du sociologue britannique Stuart Hall (1932-2014), originaire de Jamaïque, font l’objet d’un intérêt grandissant en France depuis une quinzaine d’années. L’œuvre de cette figure pionnière des Cultural Studies, professeur de sociologie à l’Open University de 1979 à 1997, est internationalement reconnue pour ses approches innovantes des cultures, des médias et de l’ethnicité. Néanmoins, elle a ceci d’atypique qu’elle ne se concentre pas dans un ou quelques ouvrages-phares. En effet, Hall n’a cessé de se réclamer de la pratique de l’essai, au sens d’enquêtes de terrain traitant des relations entre politique, société et culture, et ce en prise directe avec son époque. Dès lors, il peut au premier regard paraître paradoxal que le sociologue Malek Bouyahia et les politistes Franck Freitas-Ekué et Karima Ramdani nous invitent, en 2021, à penser avec Stuart Hall, alors que ce dernier s’attachait autant à penser en son lieu et en son temps.

Quel Stuart Hall ?

Il s’agit de puiser dans l’œuvre de Stuart Hall ce qui s’avère stimulant pour les enquêtes présentes. L’accent est mis sur l’épistémologie de Hall, d’après lequel la recherche en sciences humaines et sociales a pour vocation d’aborder les difficultés rencontrées par des collectivités dominées, ainsi que les différentes modalités des luttes qu’elles mènent. La mise en dialogue avec Abdelmalek Sayad est à ce titre intéressante. Tout comme ce sociologue de la migration algérienne, Hall abordait les faits migratoires comme des phénomènes qui dérangent les représentations répandues, selon lesquelles les nations doivent être faites de populations culturellement unifiées.

Il serait cependant difficile de « penser avec Stuart Hall » sans l’avoir lu au préalable. Pour les non-anglophones, ce fut longtemps une tâche difficile du fait du manque de traductions françaises. Ce manque a en partie été comblé par les nombreuses éditions critiques des essais de Hall, parues en 2017 aux éditions Amsterdam [1]. Penser avec Stuart Hall contribue, modestement certes, à ce travail, puisqu’il contient deux articles inédits, traduits par Séverine Sofio : « Des sujets dans l’histoire. La fabrication des identités diasporiues » (p. 31-44) et « L’Ouest et le Reste. Discours et pouvoir » (p. 45-60) [2]. Ces textes constituent à eux seuls une porte d’entrée dans la pensée de Hall. Ils condensent l’un des leitmotive de celle-ci : l’idée que les questions culturelles sont des questions politiques, au sens où la manière dont nous donnons sens à nos expériences vécues exerce une influence sur nos actions et nos positionnements collectifs.

Du cadre initial aux usages actuels et potentiels de la pensée de Hall

Le reste de l’ouvrage se structure en deux parties. La première offre un panorama de l’héritage de Stuart Hall dans les domaines où il a opéré. Loin de tout culte de la personnalité, on apprécie ici que cet héritage fasse l’objet d’une histoire critique. L’enseignant-chercheur Maxime Cervulle procède à une forme de démystification de l’institution dont Hall fut le directeur de 1969 à 1979 : le Centre for Contemporary Cultural Studies (CCCS), rattaché à l’Université de Birmingham. Cervulle confronte l’image du Centre – celle d’un haut lieu des recherches collectives et transdisciplinaires sur la culture, les médias et les sociétés – à ce que l’on peut lire dans ses archives. Ces dernières révèlent que l’histoire du Centre, qui est aussi l’histoire de l’institutionnalisation du champ des « études culturelles » (cultural studies), a été marquée par de nombreux conflits. Ceux-ci ont opposé Stuart Hall et ses collègues aux logiques bureaucratiques et « néolibérales » du système universitaire, mais aussi les chercheurs marxistes dominants du Centre – dont, à certains égards, Hall lui-même – aux chercheuses féministes qui s’y frayaient difficilement leur chemin.

Si les trois autres chapitres de cette première partie se concentrent, eux, sur l’héritage de Stuart Hall au sein des enquêtes contemporaines sur les rapports entre classe, genre et race, cette thématique y est abordée sous l’angle dynamique de l’usage qui est actuellement fait – ou non – des interventions de Hall. James Cohen interroge ainsi la réception limitée de l’œuvre de Hall dans les études consacrées à l’ethnicité et au racisme aux États-Unis. L’une des hypothèses formulées pour en rendre compte est particulièrement intéressante : l’insistance de Hall sur le caractère labile des identités, contre tout essentialisme, aurait souvent été tenu pour incompatible avec les démarches de sociologues ou d’historiens focalisés sur le racisme entendu comme un rapport social de domination. En d’autres termes, Cohen suggère que ces chercheuses et chercheurs auraient, à tort, supposé qu’une conception de l’identité comme réalité changeante et contestée saperait nécessairement l’idée d’une réelle fixation des collectivités dans une hiérarchie sociale.

Pourtant, on trouve justement chez Hall des outils pour envisager l’ancrage des pratiques culturelles dans les conditions d’existence des populations minoritaires. Un exemple en est le concept de « cosmopolitisme vernaculaire » (vernacular cosmopolitism), que Cohen définit comme une « expérience du monde liée […] aux migrations imposées par nécessité » (p. 104). Un autre exemple est approfondi dans la contribution des chercheuses Lotte Arndt et Taous Dahmani. Celle-ci porte sur les échanges intellectuels entre Stuart Hall et certains pionniers du cinéma noir britannique des années 1980. En écho à l’anti-essentialisme de Hall, les films d’un groupe tel que le Black Audio Film Collective ont ainsi développé des manières de projeter sur l’écran l’hétérogénéité des expériences des Noirs britanniques, expériences variables selon les origines (antillaises, africaines, etc.) mais aussi selon l’appartenance de classe. Pour apporter un éclairage nouveau sur un débat déjà balisé [3], l’enseignante-chercheuse Nelly Quemener avance que le concept d’ « articulation » de Hall – qu’elle entend comme une relation entre expérience et identité – permet de traiter certains des problèmes posés aussi bien par les perspectives intersectionnelles que par leurs critiques. Refusant de concevoir les identités comme de simples produits des expériences, sans pour autant éluder la question en affirmant le primat des rapports de domination, Hall permettrait en effet de penser les identités, notamment ethniques, comme les significations que les agents donnent à leurs pratiques sociales dans un cadre donné.

Comment la domination s’installe dans le temps

La seconde partie de l’ouvrage prend pour fil conducteur la problématique de l’hégémonie. Celle-ci renvoie à l’établissement du consentement qui permet à un pouvoir ou à un rapport de domination de s’installer au sein de la société sur une durée plus ou moins longue. Tout en montrant la dette de Stuart Hall à l’égard de celui qui, le premier, formula la question de l’hégémonie, à savoir le marxiste italien Antonio Gramsci, le politiste Kolja Lindner fait apparaître l’originalité de Hall. Ce dernier refusait la réduction du politique à l’économique tout en insistant sur l’importance des représentations sociales dans toute lutte pour – ou contre – le pouvoir. Sur ce point, la contribution de Lindner réajuste le tir de celle de Quemener. En effet, Hall s’inscrit tout de même en faux vis-à-vis des théoriciens du « populisme de gauche », Ernesto Laclau et Chantal Mouffe [4]. Justement, Hall évite l’écueil du réductionnisme propre à ces théoriciens, soit l’idée que la constitution de la société serait avant tout symbolique. Pour Hall, au contraire, la force des images médiatiques, par exemple, ne peut être comprise que dans le cadre constitué par la coercition sociale et économique, les institutions de l’État et le gouvernement. Dans sa contribution, Franck Freitas-Ekué investit cette compréhension de l’hégémonie dans une analyse passionnante des mutations du rap français, par laquelle cette musique serait passée, entre les années 1980 et les années 2000, de l’engouement pour un « socialisme de cité » (marqué par la revendication de la justice sociale émanant des quartiers stigmatisés) à la prédominance des idéaux bourgeois de l’entrepreneuriat et de l’enrichissement individuels.

Là où le texte de Freitas-Ekué s’intéresse au passage de thématiques et de significations culturelles du contexte états-unien (Jay-Z) au contexte français (Booba), l’enseignant-chercheur Marc Lenormand se penche sur les analyses, menées par Hall, du « tournant autoritaire » au sein de la société britannique sous les gouvernements conservateurs d’Edward Heath (1970-1974) et de Margaret Thatcher (1979-1990). Lenormand décrit ainsi la place centrale du concept d’hégémonie au sein des recherches auxquelles Hall a contribué. Ces travaux vont de l’examen de la construction médiatique d’une panique morale autour d’épisodes de vol à l’arraché et d’agressions commis par des Noirs, principalement à Birmingham, durant la seconde moitié des années 1970 (Policing the Crisis, 1978) à la critique, dans les années 1980-1990, d’un parti travailliste britannique mal adapté à une nouvelle configuration des rapports de classe marquée par une plus grande diversité culturelle ainsi que par une fragmentation de la classe ouvrière. Dans la dernière contribution de l’ouvrage, le sociologue Éric Maigret part justement de cette dernière période des réflexions de Hall pour réévaluer le « pessimisme » de celui-ci comme une tentative de confrontation sans concession aux échecs des gauches britanniques parlementaires et extra-parlementaires.

Des outils pour penser les changements culturels, sociaux et politiques

Penser avec Stuart Hall montre donc à quel point l’acuité avec laquelle ce dernier a pensé les évolutions de son temps lui a, en retour, permis d’esquisser un ensemble de perspectives fort utiles pour l’action présente.

Ses réflexions autour du concept de race constituent à cet égard un exemple frappant, pertinemment relevé dans l’introduction de l’ouvrage. Hall, en effet, refusait de donner une réponse définitive lorsqu’il s’agissait de définir la race en elle-même. Il souhaitait ainsi éviter l’écueil d’une alternative binaire, entre une conception biologique des races (perçues comme des types humains physiques) et une conception réaliste-sociale (où les races sont vues comme des groupes constitués par la domination et la discrimination). La position de Hall, qu’il qualifie lui-même de discursive, correspond à une voie intermédiaire. Si l’existence de différences visibles, en premier lieu les couleurs de peau, est indéniable, la pertinence sociale de ces différences – le fait qu’elles aient un impact sur les trajectoires des individus et des groupes, voire sur leurs chances de vie mêmes – ne découle pas de telle ou telle propriété supposément inhérente aux personnes concernées. Ce n’est donc qu’en tant qu’elles sont inscrites dans une certaine « grammaire qui façonne nos vies et nos représentations » (p. 22), c’est-à-dire dans un ensemble de règles qui leur donne un sens uniquement dans des conditions données, que ces différences ont des effets sociaux et politiques. Dans cette perspective, les discours ne sont pas que des manières de parler des choses. Plus fondamentalement, ils désignent une « logique » qui « établit une chaîne de correspondances » entre certaines caractéristiques – les traits physiques, les attributs vestimentaires, les noms, etc. – et leur signification pour une culture donnée (p. 33).

S’il y a lieu de penser avec Stuart Hall aujourd’hui, c’est précisément parce qu’on lui doit ce genre d’outils théoriques visant à saisir un présent conflictuel, mouvementé et incertain. C’est d’ailleurs là un point qui aurait mérité d’être davantage souligné dans Penser avec Stuart Hall. Dès ses débuts, le rayonnement de l’œuvre de Hall prit non la forme d’une école, mais celle de la transmission d’un mode d’enquête et de raisonnement. Des premières publications d’étudiant-e-s du CCCS sur le racisme en Grande-Bretagne [5] jusqu’à certains écrits contemporains sur les émeutes urbaines [6], le legs de Hall est, en ce sens, celui d’une critique sociale et culturelle résolument ancrée dans la conjoncture.

Malek Bouyahia, Franck Freitas-Ekué et Karima Ramdani (dirs.), Penser avec Stuart Hall. Précédé de deux textes de Stuart Hall, Paris, La Dispute, 2021, 245 p., 24 €.

par Zacharias Zoubir, le 27 janvier 2022

Pour citer cet article :

Zacharias Zoubir, « Stuart Hall, pionnier des Cultural Studies », La Vie des idées , 27 janvier 2022. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Stuart-Hall-pionnier-des-Cultural-Studies

Nota bene :

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Notes

[1Voir M. Alizart, S. Hall, E. Macé et É. Maigret, Stuart Hall, Paris, Éd. Amsterdam, 2007 ; S. Hall, Le Populisme autoritaire. Puissance de la droite et impuissance de la gauche au temps du thatchérisme et du blairisme, Paris, Éd. Amsterdam, 2008 ; M. Cervulle (dir.), Identités et cultures 1. Politiques des cultural studies, Paris, Éd. Amsterdam, 2017 ; M. Cervulle (dir.), Identités et cultures 2. Politiques des différences, Paris, Éd. Amsterdam, 2019 ; S. Hall, Race, ethnicité, nation. Le triangle fatal, trad. J. Vidal, Paris, Éd. Amsterdam, 2019.

[2Les éditions originales respectives sont les suivantes. S. Hall, « Subjects in History : Making Diasporic Identities » in W. Lubiano (éd.), The House That Race Built, New York, Vintage, 1998, p. 289-300 ; S. Hall, « The West and the Rest : Discourse and Power » in Tania Das Gupta et al., Race and Racialization : Essential Readings, Toronto, Canadian Scholars’ Press Inc., 2007, p. 56-60.

[3Les Cahiers du CEDREF ont participé de l’introduction et de l’approfondissement de ce débat en France : voir, par exemple, (Ré)articulation des rapports sociaux de sexe, classe et « race », no 14, 2006. L’ouvrage L’intersectionnalité : enjeux théoriques et politiques (Paris, La Dispute, 2016), dirigé par Marta Roca i Escoda, Farinaz Fassa et Éléonore Lépinard, permet aussi de se documenter sur les objectifs de la démarche intersectionnelle et sur les questions que celle-ci soulève. On peut, enfin, se rapporter aux contributions au dossier « Intersectionnalité » dans Mouvements, 12 février 2019.

[4Voir notamment E. Laclau et C. Mouffe, Hégémonie et stratégie socialiste. Vers une politique démocratique radicale, trad. J. Abriel, Besançon, Les solitaires intempestifs, 2009 (1985).

[5Cf. Centre for Contemporary Cultural Studies, The Empire Strikes Back. Race and Racism in 70s Britain, Londres, Hutchinson & Co., 1982. Cet ouvrage comporte certaines des premières publications de Paul Gilroy et des pionnières du féminisme noir britannique que sont Pratibha Parmar et Hazel V. Carby.

[6Voir J. Clover, L’Émeute prime. La nouvelle ère des soulèvements, trad. J. Guazzini, Genève, Entremonde, 2018 (2016).

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