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Recension Philosophie

Penser comme un Autre

À propos de : Sofia Miguens, ed., The Logical Alien. Conant and his Critics, Harvard University Press


par Rosanna Wannberg , le 22 avril 2021


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Peut-on concevoir une pensée illogique ou bien serait-ce comme vouloir sortir de sa propre peau ? La figure de l’ « alien logique » proposée par James Conant, et discutée par un ensemble de philosophes, permet d’explorer toutes les implications d’une telle question, à défaut de cas concrets.

Pourrions-nous imaginer des êtres qui raisonneraient selon des principes logiques contraires aux nôtres ? Si oui, serions-nous prêts à dire que ce qu’ils font c’est bien penser et que les sons qui sortent de leur bouche sont bien l’expression de pensées ? Édité par Sofia Miguens et publié en 2020 par Harvard University Press, The Logical Alien. Conant and his Critics est un volume imposant de 1069 pages, consacré au problème de la possibilité de la pensée illogique.

La philosophie comme clarification, non argumentation

Ce qui est en jeu dans ce livre est en effet le concept même de pensée, ses limites et ses fondements. Le problème court tout au long de la philosophie moderne – de Descartes et Kant à Wittgenstein entre autres – et jusqu’au cœur des débats contemporains, notamment en philosophie analytique, où l’une des contributions historiques et théoriques majeures est due à James Conant, et en particulier à son article séminal « The search for logically alien thought : Descartes, Kant, Frege, and the Tractatus » de 1991. Réédité en ouverture de The logical alien, il forme avec une série de huit commentaires (notamment de Barry Stroud, Charles Travis et Jocelyn Benoist), précédés d’une introduction instructive de S. Miguens et C. Travis, la première partie du volume. La seconde partie se compose des réponses de J. Conant à ses critiques – par lesquelles il est aussi amené à réévaluer sa position initiale – encore une fois clairement synthétisées par S. Miguens. Le travail éditorial de cette dernière mérite par ailleurs une mention spéciale pour la cohérence globale donnée à ce livre multivalent, particulièrement dense et complexe, dédié à un penseur qui est lui-même un philosophe prolifique de grande portée.

Auteur de nombreux articles couvrant une grande variété de domaines philosophiques et d’auteurs tant « analytiques » que « continentaux », J. Conant est plus particulièrement connu pour son interprétation dite « résolue » de Wittgenstein, élaborée en collaboration avec Cora Diamond au début des années 1990 et notamment dans l’article de 1991 sus-cité. La lecture austère que J. Conant fait de Wittgenstein lui attribue – et apparemment endosse avec lui – une conception de la philosophie non pas comme une activité argumentative visant à défendre des thèses substantielles, mais comme étant de nature essentiellement clarificatrice. Dès lors, la philosophie n’a pour but ni l’explication de la nature de choses, ni la fondation en remontant à leurs origines et assises métaphysiques ultimes, mais bien l’élucidation conceptuelle puisqu’il s’agit, en explicitant la logique de notre langage, de débusquer le non-sens caché dans nos problèmes philosophiques apparemment les plus redoutables comme, justement, celui de l’alien logique.

La pensée illogique : un non-sens philosophique ?

L’une des originalités de l’article initial de J. Conant est en effet d’aborder la possibilité de la pensée illogique non pas en arguant pour ou contre, mais en mettant en question le sens même du scénario envisagé : pourrions vraiment le concevoir ? C’est pourtant ce qu’a essayé de faire notamment Wittgenstein dans ses Remarques sur les fondements des mathématiques, en imaginant une tribu étrange qui vendrait des piles de bois au prix calculé selon la surface occupée par les piles au sol indépendamment de leur hauteur, et qui serait en outre insensibles à toute tentative de correction ou objection que l’on aurait envie de leur faire de « notre » point de vue. L’expérience de pensée de Wittgenstein est elle-même une réponse à Frege qui le premier s’est employé à jeter un ombre de doute sur l’intelligibilité de ce genre de scénario. La position que défend J. Conant – en passant notamment par une reconstruction magistrale de l’argumentation de Frege – est que si nous arrivons bien à nous figurer quelque chose ici (et dans d’autres cas similaires), nous ne pouvons cependant pas le considérer comme relevant d’une autre logique dans la mesure où l’identification d’un conflit entre des logiques concurrentes exige un concept de désaccord qui n’est prend lui-même du sens qu’à l’intérieur d’un cadre logique déjà défini.

Pour le montrer, J. Conant retrace – et c’est un autre mérite notable de son article – les racines historiques du problème au débat théologico-philosophique concernant l’incompatibilité entre la nécessité des lois logiques fondamentales gouvernant notre pensée et l’omnipotence de Dieu. Il montre ensuite comment les positions alternatives de cette querelle sont structurellement reproduites dans des discussions du XXe siècle, et qu’elles reposent sur un présupposé commun, mais fâcheux : l’ambition d’identifier aux lois de la logique des fondements explicatifs, qui selon J. Conant conduit à chaque fois à une forme de piété – qu’elle soit religieuse, scientifique ou logique – laissant donc le cœur philosophique du problème intact.

Le problème est le suivant. On considère généralement que les lois de la logique sont nécessaires, ou inexorables. Les philosophes ont alors tendance à se demander pourquoi il en est ainsi. D’où cette nécessité puise-t-elle ses sources ? Quels sont les fondements des lois de la logique ?

Pour y répondre, une option consiste à dire qu’elles sont nécessaires de manière « contingente », selon l’expression de J. Conant : les lois logiques apparaissent comme nécessaires pour nous, en raison de nos limites cognitives, que celles-ci soient imposées par un Dieu tout-puissant qui aurait pu les faire autrement (c’est la thèse de Descartes), ou par l’état actuel de la connaissance scientifique qui pourrait les faire évoluer dans des directions inattendues, susceptibles d’imposer la révision de certains de nos principes de raisonnement les plus élémentaires (les empiristes contemporains, comme Quine et Putnam à un stade précoce dans sa carrière). À cette première solution, qui est psychologiste, s’opposent ceux qui considèrent qu’il y a des lois logiques qui sont nécessaires « nécessairement », ou « absolument » en ce qu’elles délimitent la sphère du pensable telle quelle et pas simplement pour nous (Thomas d’Aquin, Leibniz et Putnam qui soutint par la suite qu’il y a « au moins une vérité a priori », le principe de non-contradiction). Or, malgré leurs divergences apparentes, ces deux positions ne sont que deux chemins aboutissant pour J. Conant, à la même impasse, car elles ruinent chacune la possibilité d’établir rationnellement leur propre vérité. Dans le premier cas, la notion de vérité est en effet relativisée à ce que les êtres humains « tiennent pour vrai », par déférence inconditionnelle à une autorité supérieure, quoiqu’incompréhensible (pour nous), tandis que le deuxième type de raisonnement repose sur une circularité qui présuppose la notion même de nécessité qu’il cherche à expliquer.

En se tournant vers une troisième tradition de pensée, évoluant de Kant via Frege à Wittgenstein, J. Conant cherche dans l’article de 1991 à surmonter cette alternative insatisfaisante. En se focalisant principalement sur les problèmes du psychologisme, il se montre favorable à l’idée selon laquelle les lois de la logique sont constitutives de la possibilité de la pensée elle-même, une idée qu’il retrouve chez les trois auteurs dont il discute. Cependant, il refuse, à l’encontre de la seconde approche, de voir dans cette idée une sorte d’explication ou de justification. Car s’il n’y a pas de pensée en dehors des lois de la logique, il en découle qu’il n’y a pas de point de vue à partir duquel nous pourrions évaluer de manière externe ou transcendantale les principes sous-tendant nos raisonnements, et donc à partir duquel nous pourrions les comparer à d’autres manières de penser. C’est pourquoi l’hypothèse d’une logique radicalement alternative est un leurre.

En effet, comme Frege l’a montré dans la préface aux Grundgesetze der Arithmetik, dans son attaque contre le psychologisme, il n’est pas clair que nous puissions rendre intelligibles pour nous les sons émis par lesdits aliens logiques de telle sorte à les voir comme l’expression de jugements suivant des principes logiques différents des nôtres. Or le logicien psychologiste, en fondant les lois de la logique dans nos habitudes de penser humaines, présuppose justement l’intelligibilité d’un tel scénario. Pour qu’il y ait des aliens logiques, il suffirait pour lui qu’il y ait des êtres dont les habitudes de penser soient différentes. Mais, en suivant Frege, pour que ces aliens logiques soient des aliens proprement logiques, le psychologiste a besoin d’un concept de désaccord en vertu duquel il pourrait qualifier leurs expressions non simplement comme des sons qui sont différents de ceux que nous reconnaissons typiquement comme des expressions de pensées (comme le pourraient aussi bien l’être « les meuglements de deux vaches différentes, p. 80), mais surtout comme de types de pensées qui sont en conflit avec les nôtres. Pour ce faire, il faut selon Frege un cadre logique déjà établi et partagé par les penseurs dits en désaccord, un cadre sur le fond duquel le désaccord est identifiable. Or c’est précisément un tel cadre dont le psychologiste s’est privé. Par conséquent, il ne saurait donner du sens à l’hypothèse d’une logique alternative, ce qui est censé montrer négativement la confusion profonde de sa conception des fondements de la logique, et positivement, le rôle absolument central que joue la logique dans la constitution de la possibilité de la pensée et du discours rationnel per se.

Bien entendu, ce n’est pas tout ce qui se passe dans l’article de J. Conant, qui est riche en propos à la fois théoriques et exégétiques, notamment en ce qui concerne les continuités et ruptures qui existent entre Kant, Frege et Wittgenstein. Les huit essais qui répondent à l’article initial s’attellent tant à la question substantielle des conditions de possibilité du sens, qu’à l’évolution de l’idée de nécessité logique dans l’histoire de la philosophie. Parmi les plus remarquables, soulignons la réponse longue et difficile de C. Travis portant sur la distinction entre objet et concept, ou encore pour ce qui concerne le plus explicitement la thématique de l’alien logique, la contribution subtile de J. Benoist qui clôt la première section en revenant sur les différentes interprétations des « vendeurs de bois » de Wittgenstein. Dans leur ensemble, les essais sont judicieusement agencés afin de traiter successivement différentes parties de l’article et reflètent ainsi l’ampleur et la fécondité de la proposition initiale de J. Conant. Cette dernière se voit ensuite prolongée et affinée dans une section de « réponses aux réponses », légèrement déconcertante. Alors que le format adopté par The logical alien est bien connu, J. Conant joue en effet un coup inhabituel en construisant ses réponses non pas pour être lues individuellement, mais comme formant un tout systématique. Occupant deux tiers du volume, soit environ 700 pages, cela fait du The logical alien un ouvrage rare ou comme l’écrit avec humour J. Conant une « particular beast » (p. 322 ; tr. fr. « bête étrange ») dans un champ académique où l’article de revue, bref et autoportant, constitue le format de publication privilégiée dans la tradition de la philosophie analytique souvent accusée d’ignorer ses propres origines. The logical alien contourne avec succès ces écueils en donnant l’occasion de suivre de près le mouvement d’une pensée philosophique dans toutes ses sinuosités, et de se plonger dans les sources historiques du problème traité.

Des limites de la pensée à celles d’un certain type de philosophie

Cependant, on pourrait regretter l’absence complète de toute confrontation avec des cas concrets qui font de fait défi à notre compréhension rationnelle. Certes, on ne s’en étonnera pas de la part d’une philosophie qui se donne pour objectif le dévoilement d’illusions inhérentes à toute pensée théorique. Pour J. Conant, l’alien logique est en effet une figure purement intra-philosophique. Ce point est déjà clair dès sa première discussion à propos de Frege et il est davantage appuyé dans la deuxième partie du volume au moment où J. Conant précise les trois sens dans lesquels il emploie l’expression, à savoir, comme référant : 1) soit à d’autres philosophes dont les conceptions de la logique s’éloignent sur quelque(s) aspect(s) profondément de la nôtre (par exemple, lorsqu’elles sont entremêlées à des considérations théologiques qui n’ont plus leur place naturelle dans nos réflexions sur la rationalité) ; 2) soit aux êtres étranges qu’ils fabriquent dans leurs expériences de pensée (comme la tribu wittgensteinienne avec des habitudes de calcul et de vente bizarres, ou bien le Dieu tout-puissant, infiniment bon ou trompeur) ; 3) soit enfin, au philosophe à l’intérieur de chacun de nous qui devient étranger à lui-même en réfléchissant aux conclusions qu’il conviendrait de tirer de telles fictions philosophiques (cf. p. 368). Dans le premier cas, J. Conant explique en effet que la séparation n’est pas définitivement insurmontable, parce qu’avec les philosophes du passé, malgré des différences locales, il y a un arrière-fond de commensurabilité, un ensemble de références partagées qui rend de telles divergences identifiables et évaluables. Dans le deuxième cas, par contraste, nous sommes confrontés à des figures conçues justement pour manquer d’un standard commun et pour cette raison, aucun dépassement n’est à attendre et en particulier, aucune conclusion substantielle n’est à tirer quant à leur forme de pensée. Comme nous ne pouvons même pas identifier comme penser ce qu’ils font, l’erreur ultime, conduisant J. Conant à son troisième sens d’aliénation, serait de le qualifier en termes de logique et notamment comme une forme de penser logiquement primitive :

On this third way of deploying the expression the ‘logical alien’, a philosopher who suffers from logical alienation is one who mistakes a case that suffers from logical privation – a logically alienated form of consciousness, or of the exercise of a cognitive capacity, or a form of human life – for the logically primitive form of the phenomenon under philosophical investigation (p. 368, je souligne).

Selon cette troisième manière de déployer l’expression l’« alien logique », un philosophe qui souffre d’aliénation logique est un philosophe qui confond un cas qui souffre de privation logique – une forme de conscience ou l’exercice d’une capacité cognitive logiquement aliéné, ou une forme de vie humaine – avec la forme logiquement primitive du phénomène faisant l’objet de l’investigation philosophique.

Selon J. Conant, ceci ne dit donc rien de ceux que nous serions tentés de qualifier d’aliens logiques, mais dépeint un état d’esprit du philosophe qui, partant du « conceptual landscape in which she is always already at home » (p. 368, tr. fr. « paysage conceptuel dans lequel il est toujours et déjà chez soi ») essaie de comprendre ce qui pourtant lui demanderait de « sortir de sa propre peau », pour reprendre une formule de Frege. Nonobstant cette dimension intra-philosophique, J. Conant nous laisse avec une conception générale de la compréhension et de l’altérité, une conception selon laquelle nous ne pourrions pas réellement comprendre des formes de pensée qui sont véritablement différentes des nôtres. C’est cette conception qui – à mon sens – mériterait d’être testée contre les ambiguïtés de scénarios réels, par exemple des cas de changement scientifique radical, de clashs anthropologiques de visions de mondes différentes, ou de propos délirants des patients psychiatriques. Ceux qui sont confrontés à ce dernier cas de figure – notamment les psychiatres et psychologues, mais aussi les proches des malades – se voient en effet obligés de composer avec ce qui paraît soit comme du pur non-sens (dans les discours hermétiques que l’on considère souvent comme caractéristiques de la schizophrénie), soit comme des raisonnements, mais fondés sur des prémisses « folles » (chez les « paranoïaques »), et il n’est pas sûr qu’une approche purement « logique » de ce genre de discours permette de surmonter la brèche qui s’y creuse ou de juger au contraire qu’elle soit définitive. Or le lecteur ne trouvera dans ce livre aucun exemple élaboré de ce genre, ni de piste à même d’éclairer ceux qui existent par ailleurs. Peut-être rétorquera-t-on que ce sont là des problèmes purement empiriques, dont la résolution ne peut par conséquent n’être qu’empirique. Il me semble pourtant qu’une telle réponse ne peut pas être avancée de manière complètement a priori, ce qui serait se dispenser par principe de se frotter au réel. The logical alien nous propose un voyage fascinant et stimulant « at the cuckoo corners at the edge of philosophy » (p. 1026, tr. fr. « aux coins du coucou aux bords de la philosophie »), et c’est déjà beaucoup. Qu’il continue en s’enrichissant de cas réels au fil des stations.

Sofia Miguens, ed., The Logical Alien. Conant and his Critics, Harvard University Press, 2020, 1080 p.

par Rosanna Wannberg, le 22 avril 2021

Pour citer cet article :

Rosanna Wannberg, « Penser comme un Autre », La Vie des idées , 22 avril 2021. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Sofia-Miguens-The-logical-alien

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