Marie-Jeanne Rossignol revient aux origines du mouvement pour l’égalité des droits politiques aux États-Unis, dont on situe bien souvent les origines dans une période récente, négligeant la profondeur temporelle et la complexité du phénomène.
Marie-Jeanne Rossignol revient aux origines du mouvement pour l’égalité des droits politiques aux États-Unis, dont on situe bien souvent les origines dans une période récente, négligeant la profondeur temporelle et la complexité du phénomène.
Professeure à l’Université Paris-Diderot, Marie-Jeanne Rossignol propose un ouvrage de synthèse que l’on pourrait qualifier de protohistoire du mouvement des droits civiques aux États-Unis, un mouvement que beaucoup d’historiens font abusivement commencer en 1954, sans histoire et sans antécédents. Pour l’auteure, ce mouvement prend forme à la fin du XVIIIe siècle et repose sur l’alliance des progressistes blancs et des activistes noirs pour obtenir l’abolition de l’esclavage et l’égalité des droits. Mais les voies empruntées pour atteindre cet objectif sont diverses et pas toujours concluantes. L’exposé est chronologique, scandant une période qui va de l’Amérique coloniale à la présidence d’Andrew Jackson, lequel durcit les affrontements qui conduiront à la guerre civile. Mais l’auteure prend soin de bien « territorialiser » un mouvement qui n’est pas exempt de contradictions. Elle propose également des mises au point historiographiques appuyées sur une bibliographie exhaustive, tout à fait utile pour esquisser des comparaisons avec d’autres situations, en particulier le mouvement abolitionniste en Europe occidentale.
La première période, antérieure à la Révolution américaine, est celle de l’affirmation d’un militantisme contre l’esclavage, très majoritairement animé par le mouvement quaker (1688–1776). Au tournant des années 1750, un anti-esclavagisme de principe devient plus radical, incarné par des activistes tels que John Woolman et surtout Antony Benezet, dont le militantisme conduit à la fondation de la première société anti-esclavagiste à Philadelphie. Des essais, de tonalité pamphlétaire, irriguent les cercles « éclairés », dont An historical account… du même Benezet, récemment traduit par Bertrand Van Ruymbeke et Marie-Jeanne Rossignol sous le titre Une histoire de la Guinée… (1771). Une correspondance s’établit entre les deux rives de l’Atlantique, qui font alors partie de la même entité impériale, sous l’égide du mouvement quaker. L’auteure se tient à distance du terme d’« internationale abolitionniste », car c’est bien alors un mouvement interne au monde anglophone. Elle s’attache à montrer la spécificité de l’esclavage (les colonies anglaises d’Amérique sont plutôt des sociétés à esclaves que des sociétés esclavagistes) et de l’anti-esclavagisme américains (de nature plutôt religieuse car, en parallèle au mouvement quaker, se développe un mouvement de réforme du protestantisme appelé « le Grand réveil » dans les années 1730–1740). Dans les décennies suivantes cependant, l’abolitionnisme déborde les frontières du monde anglophone, et on ne peut que constater son internationalisation, au moins dans les années 1787 -1791.
À propos de la seconde période - la Révolution américaine et ses lendemains-, Marie-Jeanne Rossignol fait des mises au point nuancées et argumentées, concernant certaines tendances récentes de l’historiographie. La première discussion porte sur la sincérité des Pères Fondateurs, dont un certain nombre était propriétaire d’esclaves, dans leurs affirmations concernant la conciliation de l’esclavage et de la liberté. Les historiens qui doutent de la sincérité des positions émancipatrices des Pères fondateurs s’appuient sur la présentation du projet indépendantiste comme réflexe d’auto-défense d’une communauté exclusivement blanche (et masculine). A contrario, M.-J. Rossignol affirme qu’il y eut bien un moment émancipateur lié aux idéaux universalistes des Lumières révolutionnaires. De 1776 à 1784, des abolitions graduelles de l’esclavage eurent lieu dans plusieurs États du Nord, parallèlement à une vague d’affranchissements privés dans les États du Sud. Ainsi, la communauté des libres de couleur passe de quelques milliers en 1775 à 180 000 en 1810.
La seconde mise au point concerne l’engagement des Noirs dans les rangs des Insurgents. L’accent est mis sur la fuite de milliers d’esclaves du Sud vers les positions britanniques, ce qui équivaudrait à une critique en actes des idéaux « conservateurs de la révolution blanche américaine » (p. 74) L’auteure rappelle les quelque 5 000 soldats noirs qui combattirent pour les États-Unis, ainsi que leur engagement ultérieur dans les causes anti-esclavagistes (ce qui éclaire également leurs motivations).
Une fois l’indépendance acquise, les planteurs sudistes organisent une offensive pour la préservation de l’esclavage. C’est dans ce contexte que se tiennent les débats autour de la rédaction de la Constitution de 1787, que certains présentent comme une constitution « raciste ». Rossignol y voit plutôt le produit d’un équilibre conservateur entre les propriétaires d’esclaves du Sud et les hommes d’affaires du Nord. L’esclavage (« l’institution particulière » comme l’écrivirent les rédacteurs de la Constitution) n’est jamais nommé en tant que tel, et les sudistes peuvent se prévaloir de ce silence comme d’une protection. En retour, la Constitution reprend les termes de l’ordonnance du Nord-ouest qui interdit la pratique de l’esclavage dans les nouveaux territoires ouverts à la colonisation. Dès lors, les entrepreneurs du Nord-Est vont s’efforcer de maintenir ce compromis, tandis que les propriétaires sudistes ne songent qu’à étendre le mode de production esclavagiste vers les nouveaux territoires. Cette élite blanche du Nord-est prône l’abolition graduelle de l’esclavage, et soutient des actions ciblées pour un arrêt rapide de la traite négrière transatlantique. Dans la communauté noire, l’espoir de l’émancipation est porté par les églises évangéliques (baptistes et méthodistes).
L’abolition définitive de la traite transatlantique le 1er janvier 1808 pose le problème de la cohabitation sur un même territoire de deux groupes humains profondément antagoniques. Jefferson avait mis depuis longtemps l’accent sur cette impossible cohabitation. Avant même l’abolition de la traite, des plans de déportation des Noirs avaient vu le jour, proposant différentes zones d’accueil possibles : retour vers l’Afrique ? Migrations forcées vers la Louisiane nouvellement acquise ? Octroi d’une réserve territoriale dans les nouveaux territoires ouverts à la colonisation ?
Ces interrogations ouvrent la troisième époque, de 1810 à 1830, pour laquelle l’analyse est principalement spatiale. La diversité des territoires conditionne la diversité des engagements anti-esclavagistes. En 1816 est créée l’American Colonization Society, qui prône le retour des Noirs affranchis en Afrique, et donc la séparation d’avec les Blancs, seuls vrais possesseurs de terre aux États-Unis. Cette solution connaît un énorme succès auprès d’un public essentiellement blanc. Sans surprise, la réaction de la communauté noire est très hostile ; les Noirs ne veulent pas partir, leurs revendications sont l’abolition de l’esclavage (la liberté) et l’égalité des droits civiques (la citoyenneté). En décembre 1821, le gouvernement états-unien achète une terre sur la côte d’Afrique de l’Ouest pour installer les captifs qui ont été libérés lors des croisades anti-traite. Cette terre va devenir le Libéria : l’accès est ouvert aux Africains-Américains volontaires, mais l’offre rencontre peu d’échos : seuls 13 000 volontaires se manifestent entre 1822 et 1860.
Dans les territoires du Nord-Ouest, les mouvements anti-esclavagistes s’affirment tout en se radicalisant. Dans le Tennessee, en 1820, paraît The Emancipator, premier journal entièrement consacré à l’esclavage. Son principal rédacteur, Elihu Embree critique les projets de déportation et le gradualisme. Ces mêmes territoires sont situés sur la route des clandestins qui fuient les États du Sud (underground railroad). Les militants pratiquent l’aide directe aux fugitifs, qui gagnent les terres du « refuge » : le Canada, et certains États du Nord-est. Un autre pôle d’émigration est Haïti - Claire Bourhis-Mariotti a montré à quel point la république caraïbe du président Boyer avait fait figure de terre promise [1].
Au Nord-est, une large communauté de Noirs libres s’organise depuis 1780, jusqu’à constituer un foyer essentiel pour ceux qui luttent pour l’abolition immédiate de l’esclavage (l’immédiatisme). New York abrite une proportion élevée d’esclaves ; 20 000, soit 14% de la population. La New York manumission Society y fut active jusqu’en 1799, date de l’abolition graduelle de l’esclavage dans l’État de New York. Elle fut présidée par John Jay, puis Alexander Hamilton, scellant l’alliance entre les fédéralistes et les abolitionnistes, provoquant en retour un raidissement raciste du côté des démocrates-républicains. Marie-Jeanne Rossignol traduit manumission par émancipation. Aux Antilles, le terme manumission renvoie à l’affranchissement, une mesure juridique intéressant les individus, tandis que l’émancipation est une mesure politique collective (son équivalent est la liberté générale.) Entre la suppression de la traite en 1808 et l’arrivée massive des migrants européens, le nombre des affranchis augmente beaucoup. L’action des militants anti-esclavagistes va consister, pour une bonne partie, à protéger ces affranchis des gangs de kidnappeurs qui sillonnent les États à la recherche de main d’œuvre à vendre aux planteurs esclavagistes.
Outre la ville de New York, d’autres centres urbains du Nord-Est vont marquer le mouvement pour les droits civiques, par l’autonomisation des communautés noires. À Philadelphie, l’épicentre du mouvement des droits civiques selon l’auteure, Richard Allen, ancien esclave, fondateur de la première église méthodiste noire, indépendante de la hiérarchie protestante et de la communauté blanche, est la figure marquante du mouvement. Boston est la capitale de l’anti-esclavagisme radical et multiracial. L’État du Massachusetts a aboli immédiatement l’esclavage dès 1783. L’année suivante, Prince Hall, ancien combattant de la Guerre d’Indépendance, y fonde la première loge franc-maçonne noire. Puis apparaît une école noire, plus ou moins dans le sillage de l’église africaine baptiste. En 1827, le Freedom’s Journal est le premier journal conçu et rédigé par des Noirs.
Pourquoi terminer la séquence vers 1830 ? En raison de la révolte de Nat Turner en Virginie (1831) qui inaugurerait une phase plus violente de l’activisme abolitionniste ? Pourtant, Rossignol fait remarquer que les fuites d’esclaves ont joué un rôle bien plus déterminant que les révoltes.
La conclusion insiste sur l’autonomie et l’originalité du mouvement anti-esclavagiste noir, singulièrement dans les États du Nord-est. Tantôt articulée au mouvement abolitionniste blanc, tantôt critique vis-à-vis de celui-ci, l’étude incite à réfléchir sur la complexité d’un fait historique (le mouvement pour l’égalité des droits politiques) que l’on a tendance à simplifier, et dont on situe bien souvent les origines dans une période récente, négligeant la profondeur temporelle, et la permanence des conflits par-delà les moments d’alliance ou de lutte commune : la coexistence de deux communautés antagonistes sur un même territoire. Cette histoire incite à réfléchir aux difficultés et à la portée d’un projet de réforme politique et sociale en termes universalistes. Une réflexion qui n’est pas propre aux seuls États-Unis, mais que l’on rencontre aussi en France à la même époque.
par , le 9 octobre 2023
Bernard Gainot, « Unis contre l’esclavage ? », La Vie des idées , 9 octobre 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Rossignol-Noirs-et-Blancs-contre-l-esclavage
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[1] Claire Bourhis-Mariotti, L’union fait la force. Les Noirs américains et Haïti. 1804-1893, Presses Universitaires de Rennes, 2016.