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Essai Économie Portraits

Ronald Coase, un siècle d’économie


par Élodie Bertrand , le 12 septembre 2017


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Nobel d’économie en 1991, Ronald Coase (1910-2013) est célèbre pour son “théorème”, aussi souvent cité que mal compris. Ses travaux fondateurs sur les coûts de transaction, les droits de propriété et la régulation continuent aujourd’hui d’alimenter une riche réflexion, en économie et au delà.

Ronald Harry Coase reçut en 1991 le Prix de Sciences Économiques de la Banque de Suède en mémoire d’Alfred Nobel en raison de « sa découverte et sa clarification de la signification des coûts de transaction et des droits de propriété pour la structure institutionnelle et le fonctionnement de l’économie ». Le comité Nobel mentionne deux articles dans lesquels sont respectivement introduits ces deux concepts : « The Nature of the Firm » (1937) et « The Problem of Social Cost » (1960) [1]. Il est vrai que ces deux articles ont chacun grandement contribué à renouveler une sous-discipline de la théorie économique : la théorie de la firme pour le premier, et le courant dit « Droit et économie » (Law and Economics en anglais) pour le second. C’est pourquoi la littérature économique, juridique et politique se concentre sur ces articles de Coase, les comprenant d’ailleurs souvent mal, et au détriment de ses autres apports.

Coase a vécu plus de 100 ans et a écrit près d’une centaine d’articles académiques entre 1935 et 2013. Il a fréquenté principalement deux grandes institutions au cœur de la fabrication de la théorie économique contemporaine : la London School of Economics (1932-1951) et l’Université de Chicago (de 1964 jusqu’à sa retraite en 1981). C’est dire qu’il a eu l’occasion d’intervenir dans différents débats économiques du XXe siècle. Ses contributions sont importantes, et souvent critiques, y compris, plus tard, contre ceux qui disent s’inspirer de lui. Elles font preuve d’une grande cohérence à la fois méthodologique, puisqu’elles se veulent « réalistes », et théorique, puisqu’elles s’inscrivent dans la continuité de ses réflexions sur la notion de coût entamée dans les années 1930.

Quels coûts les entrepreneurs prennent-ils en compte ?

Ronald Coase est né le 29 décembre 1910 dans la banlieue de Londres, fils unique d’une famille modeste (son père est opérateur des télégraphes). À cause d’une grande faiblesse dans les jambes, il a effectué le début de son parcours scolaire dans une école spécialisée regroupant enfants déficients physiquement et mentalement. Ne pouvant prétendre à un diplôme d’histoire à cause du retard pris, il s’inscrit à 18 ans dans le cursus de gestion (commerce en anglais) de la London School of Economics. Il y étudie le droit, les statistiques et la comptabilité. Mais c’est surtout Arnold Plant, un économiste appliqué spécialisé dans les structures industrielles et les droits de propriété, qui l’introduit au raisonnement économique, l’initie à l’efficacité du système des prix et aux problèmes de l’intervention publique — ce qui ne remet pas (encore) en question les ferveurs socialistes du jeune Coase. Celui-ci assiste aussi aux cours de Lionel Robbins, dont il retiendra la définition de l’économie comme science du choix.

À la fin de son cursus, Coase obtient une bourse pour un voyage de quelques mois aux États-Unis (1931-1932). Interpellé par la variété des structures industrielles, il décide d’étudier l’intégration verticale (la prise de contrôle d’un stade différent de la production du même bien) : pourquoi une entreprise décide-t-elle de fabriquer elle-même un produit intermédiaire plutôt que de l’acheter sur le marché ? En creux, c’est la question de la planification qui taraude Coase : pourquoi les économistes occidentaux la critiquent-ils au nom de l’efficacité du marché alors que, dans nos propres économies de marché, existent ces îlots de planification que sont les entreprises ? L’entreprise se définit en effet par un mode d’allocation des ressources différent de celui du marché (dans lequel elle se fait par les prix) : la hiérarchie, ou le commandement. En examinant des comptes d’entreprises, en s’entretenant avec des responsables d’achats, Coase trouve une réponse à ses questions : le système des prix est parfois trop coûteux. L’entrepreneur qui doit se procurer un produit compare le coût d’achat de ce produit sur le marché, qui comprend les coûts de la transaction (trouver le partenaire, négocier avec lui, faire respecter le contrat), avec le coût de production dans sa propre entreprise, qui comprend le coût de l’organisation (c’est-à-dire de la coordination d’activités supplémentaires). C’est cette idée qui est développée dans « The Nature of the Firm », un article d’abord passé inaperçu.

Après un passage par la Dundee School of Economics and Commerce (1932-1934) puis par l’Université de Liverpool (1934-1935), Coase revient en tant que lecturer à la LSE, qu’il n’avait jamais vraiment quittée. Au sein du groupe de Plant (avec Ronald Fowler et Ronald Edwards en particulier), il y travaille à une nouvelle approche de la comptabilité, laquelle vise à persuader les comptables de changer leurs pratiques afin d’être plus utiles aux entrepreneurs. Il les enjoint de prendre en compte non le coût réel d’une décision (son coût monétaire, ex post, objectif et mesurable), mais le coût d’opportunité subjectif, le seul vraiment utile à l’entrepreneur. Les marginalistes autrichiens (comme Friedrich von Wieser et Carl Menger, dont l’influence à la LSE passe par Robbins et Plant) avaient déjà montré que le « vrai » coût est d’abord un coût d’opportunité : ce sont les gains auxquels vous renoncez quand vous choisissez telle option. Ce que Coase (avec son groupe de la LSE) ajoute, c’est ce que ce coût d’opportunité est subjectif : le seul coût qui compte dans la décision est le coût d’opportunité anticipé par le producteur, qui fait face à l’incertain et qui est aussi influencé par des facteurs non monétaires (il peut désirer — ou non — vendre ses produits à des fabricants d’armes par exemple) [2]. Ce coût n’est pas mesurable par un observateur extérieur. Ceci a des conséquences dramatiques pour la théorie marginaliste de la firme, qui se développe également dans les années 1930 avec Arthur Pigou puis Joan Robinson et qui deviendra dominante. Dans cette théorie, la firme est conçue sous la figure d’un producteur qui maximise son profit, d’où l’on déduit son niveau d’offre en fonction du prix. Cependant, si la décision est subjective, comme le pense Coase, le modélisateur ne peut pas connaître le coût qui compte dans la décision du producteur, donc ne peut pas prédire son offre : toutes les formules déduites d’une maximisation du profit sont irréalistes.

Coase s’intéresse en particulier au problème du monopole car, à la LSE, il est chargé des cours sur les monopoles et les services publics (public utilities). S’apercevant que les économistes ne connaissent rien à ces sujets en pratique, il cherche, par des études historiques, à comprendre comment ces grands monopoles nationaux que sont la BBC ou la Poste britannique sont apparus et à évaluer leur fonctionnement : il affirme que la nationalisation n’a pas eu les résultats escomptés et il remet en cause les justifications officielles de ces monopoles publics. Mais ses recherches sont interrompues par la Seconde Guerre mondiale : mobilisé d’abord comme statisticien à l’office des forêts (1940-1941), puis à l’office central des statistiques du Ministère de la guerre jusqu’en 1946. C’est là qu’il découvre, dira-t-il plus tard, les défaillances de l’administration publique, ce qui continue de l’éloigner du socialisme de sa jeunesse. Coase accepte finalement de quitter Londres pour rejoindre l’Université de Buffalo aux États-Unis (1951-1958), par crainte que la Grande-Bretagne ne devienne socialiste. Après un an à Stanford, où il rencontre Thomas Kuhn (dont l’influence sur ses travaux sera perceptible), il rejoint l’Université de Virginia (1959-1964). Aux États-Unis, il continue de s’intéresser aux monopoles de radiodiffusion.

La main invisible coasienne

Coase avait commencé à mener dans les années 1930 des études historiques sur les services publics britanniques, en particulier les institutions de radiodiffusion. Quand il émigre aux États-Unis, il se penche sur l’histoire et le fonctionnement des institutions américaines d’attribution des fréquences radio, dont la Federal Communications Commission (FCC) à laquelle il consacre un article [3]. Il y critique notamment les justifications de l’attribution publique des fréquences et soutient que celle-ci pourrait se faire efficacement par le mécanisme des prix. Reprenons un de ses exemples, celui d’une grotte. Quelle que soit la manière dont la loi attribue le droit de propriété privée sur cette grotte, la personne qui finira par l’acquérir sur le marché est celle qui en propose le paiement le plus élevé, que ce soit pour stocker des billets de banque ou cultiver des champignons. L’usage final de la grotte est donc, d’une part, déterminé non par la loi sur la propriété, mais par les transactions de marché ; et il est d’autre part le plus efficace (celui qui propose le paiement le plus élevé pour la grotte en fait l’usage le plus rentable). Il en serait de même avec les fréquences radio si elles étaient attribuées par enchères et non de manière administrative. Le fait que l’utilisation du droit d’émettre sur une fréquence puisse provoquer des interférences (des « externalités » dans le langage usuel de l’économiste) ne fait aucune différence.

Coase soumet cet article pour publication au Journal of Law and Economics, mais Aaron Director, qui en est éditeur, lui demande de supprimer le passage qui remet directement en question l’analyse traditionnelle des externalités (que l’on doit à Arthur Cecil Pigou), ce que Coase refuse de faire. L’article est publié (1959) et Coase s’en explique lors d’une soirée de discussion à Chicago, devenue légendaire, au domicile de Director devant, entre autres, George Stigler et Milton Friedman. Il convainc son auditoire en quelques heures et développe son argumentation par écrit dans « The Problem of Social Cost », publié également dans le Journal of Law and Economics en 1960.

La théorie dominante montre que, en présence d’externalité (quand l’activité de consommation ou de production de A a un effet sur l’utilité ou le niveau de production de B, effet ne passant pas par les prix – typiquement la pollution), l’équilibre du marché n’est pas optimal (il y a trop d’externalité négative ou, symétriquement, pas assez d’externalité positive), et l’intervention publique est donc nécessaire. À l’opposé, Coase affirme que si les droits de propriété sont clairement définis et attribués (comme le droit d’émettre de la pollution, ou d’en être protégé), alors les agents peuvent s’échanger ces droits jusqu’à ce que le résultat soit optimal, comme pour tout bien. Il n’y aurait donc pas besoin de règlementation, de taxe ou de subvention ; il suffit de définir et d’attribuer les droits concernant les externalités. Peu importe, même, à qui on les attribue, puisque le résultat sera identique. Tout cela vaut à une condition : les coûts de recours au marché (ceux identifiés dans « The Nature of the Firm ») doivent être nuls.

Le « théorème de Coase », un raisonnement par l’exemple L’objet de Coase n’est pas de proposer une solution universelle aux externalités car toutes, que ce soit l’intervention publique ou le marché, ont des coûts. La solution la plus adaptée (la moins coûteuse relativement aux bénéfices) dépend donc des circonstances particulières de chaque situation et c’est pourquoi l’argumentation de Coase repose sur des exemples. Un de ceux qu’il tire de la jurisprudence anglaise est l’arrêt Sturges v. Bridgman de 1879. Un médecin avait récemment installé son cabinet médical au fond de sa propriété, mitoyen à l’atelier d’un confiseur. Parce que le bruit des machines rendait l’auscultation difficile, le médecin présenta le cas devant la justice et obtint gain de cause : le droit d’être protégé des nuisances lui fut reconnu. Coase souligne qu’il serait possible de modifier la répartition des droits qui résulte de cette décision de justice au moyen d’une négociation entre les parties. Supposons que le déménagement de l’un ou de l’autre soit la seule solution possible et que le coût du déménagement du confiseur (100 $) soit inférieur à celui du médecin (200 $). Le confiseur est prêt à payer jusqu’à 100 $ au médecin pour que celui-ci déménage, mais le médecin demande au moins 200 $ pour le faire : dans ce cas, il n’y a pas d’échange possible et le droit reste entre les mains du médecin. Coase examine ensuite la situation inverse, dans laquelle le droit de nuire aurait été attribué au confiseur. Il insiste en effet sur la nature réciproque du dommage : le médecin est tout aussi responsable de la nuisance que le confiseur puisque s’il n’exerçait pas à cet endroit, il n’y aurait pas de nuisance. Coase imagine alors le même type de négociation : le confiseur pourrait accepter de déménager à condition que le médecin lui donne une somme supérieure à 100, ce que ce dernier accepte puisqu’il est prêt à payer jusqu’à 200. Dans ce cas, le confiseur vend au médecin le droit qui lui avait été attribué, pour un montant compris entre 100 et 200 $ et les deux gagnent à l’échange – qui est donc dit mutuellement avantageux. Dans les deux cas examinés, le confiseur déménage ; le même résultat est ainsi atteint, quelle que soit l’attribution initiale du droit, et il est collectivement efficace (c’est la moins coûteuse des deux options).

L’argument de Coase repose sur une hypothèse implicite selon laquelle, en l’absence de coûts de transaction, tous les échanges mutuellement avantageux ont lieu. Le problème, que nous ne développerons pas ici, est qu’il faut d’abord que les agents (le confiseur et le médecin) tombent d’accord sur un prix (entre 100 et 200 dans notre exemple) pour que l’échange ait lieu. Or rien ne dit qu’ils vont se mettre d’accord, même en l’absence de coûts de transaction.

Cette proposition de Coase sera résumée par Stigler dans la troisième édition de son manuel The Theory of Price (1966) sous le nom de « théorème de Coase ». La dénomination pourrait surprendre : l’article de Coase n’énonce aucun théorème et utilise seulement des exemples. Plus encore, la majeure partie de cet article explore les conséquences de l’introduction des coûts de transaction pour le traitement des externalités. Quand ils ne sont pas nuls, le résultat des négociations individuelles peut ne plus être optimal, auquel cas d’autres solutions sont nécessaires : ce peut être la règlementation ou l’attribution du droit de propriété à la personne qui lui accorde la plus grande valeur. Et le résultat n’est plus indépendant de l’allocation initiale des droits de propriété : c’est l’idée que le droit a une influence sur le résultat économique qui était pour Coase le point le plus important de son article.

Depuis, le « théorème » a eu sa vie propre, valant à Coase et à son article de 1960 une notoriété rare, tant en économie qu’en droit. Les enjeux du « théorème de Coase » sont importants : il remet en question l’analyse traditionnelle des externalités et réaffirme l’efficacité du marché ; et il met l’accent sur la nécessité de l’introduction des concepts de coûts de transaction et de droits de propriété. La portée de ces enjeux s’apprécie au nombre de controverses que le théorème a suscitées : sur l’idéologie dont il est porteur (pro-marché ou socialiste), sur sa validité interne (vrai, faux ou tautologique), sur sa validité empirique (confirmé ou réfuté), et sur les rapports entre droit et économie qu’il sous-tend (interdisciplinarité ou impérialisme).

Ces 60 ans de controverses, de célébrations et de critiques ont fait du « théorème de Coase » un objet étrange de la microéconomie. Et cela pour trois raisons. Premièrement, ce « théorème » n’en est pas un : nombre d’articles le réfutent (par exemple en présence d’information incomplète), autant tentent d’apporter de nouvelles preuves (par exemple en affirmant que la présence d’information incomplète revient à introduire un coût de transaction), mais la majorité sera d’accord pour le qualifier de tautologie, précisément parce que l’hypothèse de coûts de transaction nuls peut s’entendre comme subsumant toutes les critiques. Ni définitivement démontré, ni définitivement réfuté, le « théorème de Coase » est un argument qui convainc plus qu’il ne démontre ; et c’est sans doute la leçon à tirer de cette conversion nocturne des économistes de Chicago. Deuxièmement, et c’est ce qui explique les différentes affirmations sur sa validité, ce « théorème » n’a pas d’énoncé unanime. Ses énoncés sont autant d’interprétations des exemples de Coase ou de ses hypothèses. Troisièmement, le nom associé à ce « théorème », qui fait l’hypothèse de coûts de transaction nuls, n’est pas approprié puisque Coase souhaitait plutôt examiner l’influence de la présence de ces coûts dans le monde réel.

Le « théorème de Coase » rejoint ainsi le petit nombre de ces idées économiques dont la diffusion semble avoir échappé au contexte ou aux conditions dans lesquelles elles avaient été initialement émises, pour se transformer en se diffusant selon un mouvement qui dépend désormais de leur propre logique. L’article de Coase partage ainsi le sort de la Théorie générale de John Maynard Keynes, réduite au modèle IS-LM ou encore, de façon plus lointaine, de la Richesse des Nations d’Adam Smith, ramenée à la main invisible.

Il n’en reste pas moins que le premier effet majeur du « théorème » et de l’article dont il est issu a été la transformation du courant Law and Economics dans les années 1970, amorcée conjointement par Guido Calabresi, Armen Alchian et Harold Demsetz, avec en particulier la fondation de l’analyse économique du droit par Richard Posner. C’est aussi le succès du « Problem of Social Cost » qui a permis la redécouverte de « The Nature of the Firm », et donc l’émergence des nouvelles théories de la firme et plus largement le renouveau des courants institutionnalistes, également à partir des années 1970. Oliver Williamson, conduit à l’article de 1937 par un travail sur l’article de 1960, rendra célèbre le concept de coût de transaction, ce qui lui a valu le prix Nobel en 2009. Et, en effet, l’article de 1960 permet de mieux comprendre l’importance du concept de coût de transaction introduit en 1937, et cette méthode particulière de Coase appliquée dans les deux cas, à savoir la comparaison entre des « arrangements institutionnels » : aucun système n’est parfait, tous ont des coûts et le choix du système le plus approprié dépend de leurs coûts comparés pour chaque situation particulière. En 1937 Coase comparait l’efficacité du marché et de la firme, systèmes jamais parfaits, tous deux coûteux ; en 1960, il compare le marché, la firme et l’intervention publique.

L’anti-interventionnisme à la lumière des phares

Quand la Law School de l’Université de Chicago lui offre un poste en 1964, l’Université de Virginie ne fait rien pour garder Ronald Coase, qui n’est pas keynésien (James Buchanan et Gordon Tullock connaîtront le même sort). Coase est enchanté de rejoindre Chicago dans la perspective de coéditer le Journal of Law and Economics ; il en sera éditeur jusqu’en 1982. Participant pleinement au renouveau de la théorie institutionnaliste, il est Président fondateur de l’International Society for New Institutional Economics en 1996. Il a écrit son dernier livre en 2012, avec Ning Wang, sur la transition capitaliste de la Chine. Il est décédé à Chicago le 2 septembre 2013, un an après Marian Hartung, la femme qu’il avait épousée en 1937.

Dans ce second demi-siècle, Coase continue de travailler sur ses thèmes favoris (régulation, économie industrielle) auxquels s’ajoutent des travaux plus réflexifs sur la nature de la firme, l’état de la discipline, la méthodologie et l’histoire de la pensée économique. Ces travaux ont en commun de prendre en compte les coûts de transaction, de procéder par comparaison des arrangements institutionnels, et de se soucier de pertinence empirique. Coase multiplie les études historiques sur la régulation, et en édite aussi de nombreuses dans le Journal of Law and Economics. Ce sont ces études sur la régulation qui, dit-il, ont achevé de le convaincre que l’intervention publique faisait en général plus de mal que de bien. Depuis le socialisme de son adolescence jusqu’à son appartenance à la très libérale Société du Mont-Pèlerin (fondée en 1947 à l’initiative de Friedrich Hayek pour défendre l’économie de marché et les valeurs de la « société ouverte »), Coase a fait un long chemin jalonné des enseignements de Plant, de ses études historiques sur les grands monopoles publics, de son expérience pendant la guerre, et de ces études sur la régulation dans les années 1970.

Parmi ces dernières, l’une deviendra célèbre bien au delà du monde académique : celle qui porte sur les phares anglais [4]. Depuis les Principes d’économie politique de John Stuart Mill (1848) au moins, on cite le phare comme un bien collectif réclamant l’intervention publique, l’exemple étant repris dans l’Économie du bien-être de Pigou (1920) ou le manuel d’économie de Paul Samuelson (1948). Les arguments traditionnels renvoient à l’impossibilité d’exclure de l’éclairage du phare le bateau qui ne paie pas pour cet éclairage, et à l’absence de rivalité dans la consommation de cet éclairage (un bateau qui en profite ne diminue pas l’éclairage disponible pour un autre) ; ils mettent en avant, autrement dit, ses caractéristiques de bien collectif.

Or Coase décrit dans son article un système de financement des phares, en Angleterre et au pays de Galles, du XVIe au XIXe siècle, dans lequel des personnes privées prirent en charge le financement, la construction et l’entretien de nombreux phares. En pratique, dès le début du XVIIe siècle, des personnes privées, soutenues par des pétitions de marins, obtinrent des lettres patentes du Souverain les autorisant à construire un phare (avec le monopole sur le lieu en question) et à récolter les paiements correspondants (des droits de feux, levés dans les ports, calculés en fonction du trajet et du tonnage). Au XVIIIe siècle, ce sont surtout ces personnes privées qui construisent des phares ; plutôt sous forme d’un bail avec l’organisme caritatif en charge des phares, la Trinity House. Coase en conclut que les économistes ont tort de voir dans le phare un exemple typique de bien collectif dont la production ne saurait être assurée que par l’État. Il y voit bien plutôt l’illustration des erreurs de l’approche usuelle de la politique économique et, plus généralement, de l’inattention des économistes au monde réel. De symbole de la nécessité du financement public des biens collectifs, le phare est devenu, depuis Coase, l’image de la capacité du secteur privé à fournir des biens collectifs, et l’emblème des erreurs des politiques économiques fondées sur la détection de soi-disant défauts du marché (comme les biens collectifs ou les externalités). La conclusion de Coase a pourtant été remise en question par des historiens, des juristes et des économistes : le système anglais n’était pas privé, mais mixte, et surtout, cher et de mauvaise qualité, il n’était pas efficace. Ces problèmes ont été résolus par la nationalisation des phares au XIXe siècle : entre 1820 et 1842, la Trinity House racheta les phares privés à la demande de la Chambre des Communes.

Pour une théorie économique réaliste

Même s’ils sont en apparence très divers, la grande majorité des travaux de Coase ont en commun de s’appuyer sur des études historiques, depuis celles sur la firme dans les années 1930 jusqu’à la transformation capitaliste de la Chine en 2012, en passant par les services publics et les institutions de radiodiffusion entre les années 1940 et 1970. On trouve peu trace, chez Coase, de la formalisation qui caractérise la théorie économique contemporaine, et, au lieu de propositions générales, ce sont surtout des cas particuliers, des études historiques, parfois des études empiriques de première main. Coase est toutefois conscient qu’on ne regarde pas la réalité sans théorie (même s’il n’en tire pas toutes les conséquences), et prône plutôt un aller-retour entre la théorie et les faits. Il n’en reste pas moins qu’il juge la théorie économique de son époque, ou plutôt des époques successives qu’il a traversées, trop abstraite et éloignée du monde réel, traitant d’échanges entre des hommes irréels, supposés maximisateurs d’utilité (une entité qui n’existe pas) dans un monde dont les institutions sont abstraites ; en résumé, une théorie dans laquelle « nous avons des consommateurs sans humanité, des firmes sans organisation et même des échanges sans marché » [5]. Coase a souvent insisté sur la nécessité d’un travail empirique accru en économie ; c’est ce qui le distingue des autres économistes et qui constitue le fond de sa critique à leur endroit. Il assigne comme objet à la théorie économique de comprendre le système économique réel et s’oppose ainsi à l’irréalisme qu’il prête à la microéconomie usuelle.

Cette volonté d’explication du monde réel s’oppose bien à l’instrumentalisme friedmanien revendiqué par la majeure partie des économistes, y compris par les « disciples » de Coase comme Williamson et Posner, pour lesquels une théorie s’évalue à la justesse de ses prédictions, et non au réalisme de ses hypothèses. Coase veut lui construire la théorie économique à partir d’études historiques qui doivent fonder, d’une part, des hypothèses réalistes (comme dans le cas de la firme) et, d’autre part, des politiques elles aussi réalistes, c’est-à-dire élaborées par comparaison d’arrangements institutionnels concrets (comme dans le cas des institutions de radiodiffusion). Coase utilise également les études empiriques pour réfuter les théories usuelles et leurs conclusions de politique économique, ainsi qu’il l’a fait avec les phares. Mais comme on le voit avec ce dernier exemple, ses études historiques peuvent aussi être imprégnées de présupposés théoriques et politiques.

par Élodie Bertrand, le 12 septembre 2017

Pour citer cet article :

Élodie Bertrand, « Ronald Coase, un siècle d’économie », La Vie des idées , 12 septembre 2017. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Ronald-Coase-un-siecle-d-economie

Nota bene :

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Notes

[1Coase Ronald H., «  The Problem of Social Cost  », Journal of Law and Economics, 1960, vol. 3, p. 1–44 et «  The Nature of the Firm  », Economica, 1937, vol. 4, n°16, p. 386–405. Ces deux articles ainsi que celui sur les phares mentionné plus loin sont reproduits dans son recueil The Firm, the Market and the Law, Chicago, University of Chicago Press, 1988  ; traduit en 1997 aux Éditions Diderot sous le titre La firme, le marché et le droit. Pour une évaluation de l’impact de ces différents travaux, voir E. Bertrand et C. Ménard (dir.), The Elgar Companion to Ronald H. Coase, 2016, Cheltenham, Edward Elgar.

[2Coase Ronald H., «  Business Organization and the Accountant  », une série de 12 articles publiée dans The Accountant, 1938, vol. xiii. Cette série a été rééditée dans une version plus courte et avec une introduction dans le recueil de J. M. Buchanan et G. F. Thirlby (dir.), L.S.E. Essays on Cost, 1973, Londres, London School of Economics and Political Science.

[3Coase Ronald H., «  The Federal Communications Commission  », Journal of Law and Economics, 1959, vol. 2, p. 1–40.

[4Coase Ronald H., «  The Lighthouse in Economics  », Journal of Law and Economics, 1974, vol. 17, n°2, p.357–76.

[5Cette citation est extraite de l’introduction par Coase à son recueil de 1988 qui constitue un excellent résumé de sa pensée sur les points essentiels abordés ici.

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