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Essai Arts Histoire

Rire en Islam


par Mohamed Ben Mansour , le 13 décembre 2016


Les textes sont formels : loin de proscrire la jovialité et la plaisanterie, la culture musulmane fait la part belle aux rieurs, qu’ils prennent les traits du fou, du parasite ou du bédouin comme ceux du calife et du Prophète, les deux principales figures d’autorité.

Les attentats terroristes perpétrés à la rédaction de l’hebdomadaire Charlie Hebdo le 7 janvier 2015 ont à nouveau posé la question de la place de l’humour dans la conscience musulmane en général, et dans l’Islam [1] en particulier. Islam et humour sont-ils par essence antithétiques ? Pour répondre à cette question, il faut remonter aux formes du rire et à ses finalités, étudier ses manifestations et ses colorations, dévoiler ses lignes de force et ses limites. Dans cette perspective, les sources littéraires, philosophiques, théologiques et politiques médiévales offrent un bel observatoire des controverses que suscite la place de l’humour dans la société musulmane dès l’apparition de l’Islam, notamment lorsqu’il est question de figures d’autorité comme le calife et le Prophète.

Licite ou illicite ?

L’apparition de l’Islam au VIIe siècle s’accompagne d’un certain nombre d’interdits. Qu’il s’agisse de l’esclavage, de l’alcool ou des jeux de hasard, la nouvelle religion tente de redéfinir les contours du licite et de l’illicite. Mais ces pratiques étant fortement enracinées dans la société arabe, l’Islam n’a pas réellement réussi à les bannir. Il en est de même pour le rire. Cherchant à réformer l’attitude de l’homme dans la société, l’Islam en esquisse un portrait marqué par le sérieux et la retenue, par opposition à la nonchalance des païens peu soucieux de la résurrection et des principes moraux censés l’assurer. Ainsi, l’Islam appellerait à une dignité de maintien qui est naturellement incompatible avec toute forme d’insouciance et de désinvolture caractéristiques du rire.

La défiance à l’égard du rire est confirmée par le texte coranique, qui y attache souvent une connotation négative. Sur les dix occurrences du terme, sept insistent sur sa mobilisation malsaine et pernicieuse par des païens que l’ignorance et l’orgueil amènent à rejeter le message de l’Islam. Animé par la moquerie et par la morgue préislamique, le rire souligne l’attitude hautaine et méprisante des mécréants à l’égard des nouveaux musulmans : « Vous les avez pris pour objets de vos railleries, au point qu’ils vous ont permis d’oublier mes avertissements. Ils étaient l’objet de vos rires moqueurs » (XXIII « les Croyants », verset 111 [2]) ; « Les criminels se moquaient des croyants. / Quand ils passaient auprès d’eux, ils se faisaient avec les yeux des signes ironiques. / De retour dans leurs maisons, ils les prenaient pour l’objet de leurs rires » (LXXXIII « la Fausse mesure », v. 29-31). Dieu Lui-même, ainsi que les premiers adeptes de la nouvelle religion auraient souffert de ces railleries impies. Les païens se moquent en effet des récits où il est question de peuples et de villes détruits par Dieu : « Est-ce à cause de ce discours que vous êtes dans l’étonnement ? / Vous riez au lieu de pleurer » (LIII « L’Étoile », v. 59-60).

À l’instar du Christ, objet des rires de la foule alors qu’il agonisait (Matthieu, 26- 43), Mahomet a été souvent moqué et tourné en dérision. Cette conduite caractérise les mécréants dans les textes sacrés, quel que soit le prophète, comme le montre l’accueil réservé à Moïse : « Lorsqu’il se présenta devant eux avec nos signes, ils s’en moquèrent » (XLIII « Les Ornements », v. 46). L’Ancien Testament ne déroge point à ce phénomène car le prophète Élisée a été raillé par des jeunes garçons à cause de sa calvitie : « Et de là il monta à Béthel. Et comme il montait par le chemin, il sortit de la ville de jeunes garçons qui se moquaient de lui, et disaient : Monte, chauve ; monte, chauve » (2 Rois 2, 23). Ainsi, dans tous les textes sacrés, la réception du message prophétique est souvent accueillie par un rire moqueur, remettant en cause son authenticité et sa véracité.

Selon le Coran, c’est dans l’Au-delà que le Prophète et les fidèles moqués prendront leur revanche, éclatant d’un rire qui sonne comme vengeance éternelle. Assis au Paradis, les élus rient du spectacle du brasier qui dévore les athées : « Aujourd’hui les croyants riront des fidèles ; / appuyés sur des coussins, et portant leurs regards çà et là » (LXXXIII « La Fausse Mesure », v. 34-35). Le Coran insiste sur cette dichotomie émotionnelle entre l’Ici-bas et l’Au-delà en évoquant le traitement réservé aux mécréants le jour du Jugement : « Qu’ils rient un peu, un jour ils pleureront beaucoup en récompense de leurs œuvres » (IX « Le Repentir », v. 83). Ce verset rappelle les propos de Jésus qui, selon Saint Matthieu, aurait déclaré : « Malheur à vous qui riez maintenant / Car vous connaîtrez le deuil et les larmes » (L’Évangile selon Saint Luc, VI, 25).

Face à cette disqualification du rire par le texte sacré, les lettrés musulmans ne pouvaient s’empêcher de justifier leur démarche lorsqu’ils composaient des ouvrages entièrement ou partiellement consacrés à ce sujet. C’est dans les recueils de belles lettres (adab, voir encadré) qu’on rencontre les plaidoyers les plus vifs et les plus habiles. Des ouvrages tels que Le Livre des Avares d’al-Ğāḥiẓ (776-869), Les Sources des récits d’Ibn Qutayba (828-889) ou Les Fous doués de raison d’al-Nīsābūrī (933-1012) commencent par un manifeste en faveur de l’humour et du divertissement. On peut citer également al-Murāḥ fī l-muzāḥ d’abū l-Barakāt al-Ġazzī (904-984), entièrement consacré aux plaisanteries dans le cercle du Prophète et de ses Compagnons ; Aḫbār al-ḥamqā wa l-muġaffalīn d’Ibn al-Ğawzī dont le sujet principal est la fausse stupidité, et al-Taṭfīl wa ḥikāyāt l-ṭufayliyyīn d’al-Ḫaṭīb al-Baġdādī (1002-1071), qui traite du parasite social et du pique-assiette. La légitimation du rire se déploie en général dès l’introduction, à travers des arguments puisés dans le texte coranique, les recueils de dits prophétiques (ḥadīṯ, voir encadré) et les récits des Compagnons (ṣaḥāba, voir encadré) du Prophète.


  Adab : « Ce genre, destiné à être à la fois instructif et divertissant, avait un style spécifique dans lequel coexistaient poésie et prose, et où l’on trouvait des éléments allant du juridique au philosophique, mais où dominait l’anecdote », « Ṭufaylī », Encyclopédie de l’Islam, Leiden, E. J. Brill, 1996, vol. X, p. 350.

  Ṣaḥāba : les Compagnons, « […] considérés comme des transmetteurs dignes de confiance des propos, des gestes et des instructions du Prophète. Leurs propres gestes et propos sont aussi dignes d’imitation, surtout en ce qui concerne les rites islamiques », « Ṣaḥāba », Encyclopédie de l’Islam, op. cit., vol. VIII, p. 857.

  Fatwā : « consultation sur un point de droit (fiqh), ce terme s’appliquant, en Islam, à toutes matières civiles ou religieuse », « Fatwā », Encyclopédie de l’Islam, op. cit., II, p. 886.

  Ḥadīṯ : « Récit, propos est employé avec l’article (al-ḥadīt̲h̲) pour désigner la Tradition rapportant les actes ou les paroles du Prophète, ou son approbation tacite de paroles ou d’actes effectués en sa présence », « Ḥadīt̲h̲ », Encyclopédie de l’Islam, op. cit., vol. III, p. 24.

  Tābi‘ : musulman qui a fréquenté les Compagnons du Prophète mais qui n’a pas connu le Prophète lui-même.

C’est ainsi qu’al-Ğāḥiẓ s’appuie, entre autres, sur le verset coranique dans lequel Dieu, s’exprimant à la troisième personne, affirme : « Il fait rire et il fait pleurer. Il fait mourir et il fait revivre » (LIII, « L’Étoile », v. 44-45) afin de montrer que le rire est si important que Dieu l’associe à la vie, alors que les larmes sont synonymes de mort [3]. Un second passage corrobore cette idée, puisque le rire des heureux élus contraste avec les pleurs des gens de l’Enfer : « On y verra des visages rayonnants, / Riants et gais ; Et des visages couverts de poussière, Voilés de ténèbres : Ce sont les Infidèles, les prévaricateurs » (LXXX « Les Prévaricateurs », v. 38-39). Lorsqu’il n’est pas assimilé au ricanement, à la joie mauvaise et à la moquerie, le rire est une manifestation de vie dans l’Ici-bas et de salut dans l’Au-delà.

C’est essentiellement sur l’attitude du Prophète – le modèle à suivre lorsqu’il s’agit de légitimer ou de délégitimer une action – que les auteurs se fondent pour réhabiliter le rire dans la sphère musulmane. Il est à noter que les préfaces de ces ouvrages mettent au jour l’idée que Mahomet et ses Compagnons, contrairement à la représentation qu’on en donne aujourd’hui, n’étaient pas des personnalités austères et sombres. Les textes rappellent tous ce ḥadīṯ qui est un manifeste prophétique pour l’humour et le rire : « Allégez les cœurs instant après instant, car quand les cœurs sont las ils s’aveuglent ». Le rire participe donc de l’existence du Prophète et de ses proches, comme en attestent les nombreux récits qui émaillent ces compilations :

Selon Yaḥyā qui le tient d’Abū Kaṯīr, l’un des amis du Prophète, était un rieur. On rapporta au prophète cette attitude comme si on cherchait à la lui reprocher. « De quoi vous étonnez-vous ? leur demanda le Prophète, nul doute qu’il accèdera au Paradis en riant » [4].

Contrairement à Jésus, qui ne rit jamais dans les Évangiles, Mahomet rit et fait rire les autres, au point d’être souvent cité en modèle pour légitimer l’humour. Le témoignage d’Anas b. Mālik, serviteur du Prophète jusqu’à sa mort, nous apprend que « le Prophète était l’un des hommes les plus farceurs », (al-Murāḥ fī l-muzāḥ, op. cit., p. 14). Qui mieux que son épouse pour corroborer ces propos :

On demanda, un jour, à ‘Ā’iša – que Dieu l’agrée – si le Prophète aimait plaisanter. Oui, répondit-elle. J’avais, chez moi, une vieille femme lorsque le prophète entra. « Prie Dieu, lui dit-elle, qu’Il me mette au nombre des habitants du Paradis ! – Mais les vieilles n’entrent pas au Paradis ! » fit-il alors, avant de sortir. Puis il revint. « La femme était en pleurs. Qu’est-ce qu’elle a ? demanda le Prophète. – Tu lui as dit que les vieilles n’entraient pas au Paradis… – C’est parce qu’au Paradis Dieu en fera une jeune vierge », lui dit-il en souriant. [5]

Une autre anecdote met en avant un Prophète rieur, loin des portraits d’un envoyé de Dieu se contentant d’un simple sourire, ou dans le meilleur des cas d’un rire timide et discret :

Lorsque Ṣuhayb arriva de la Mecque, il se rendit chez le Prophète et chez Abū Bakr. Il accéda chez le premier, se plaignant d’une douleur à l’œil, tout en mangeant des dattes. « Abū Ṣuhayb, tu te soignes d’une douleur à l’œil en mangeant des dattes ? – Mais je me sers de l’œil sain ». Le Prophète se mit à rire aux éclats. (al-Murāḥ fī l-muzāḥ, op. cit.,p. 19-20)

Une autre autorité est souvent sollicitée pour légitimer le rire et le divertissement dans la tradition musulmane : les Compagnons du Prophète. Ils héritent du messager de Dieu ce comportement joyeux et cette propension à la facétie et à la plaisanterie. On demanda à al-Naḫa‘ī, l’un des Compagnons du Prophète, si les contemporains de Mahomet riaient : « Oui, répondit-il, mais la foi était si implantée en eux qu’on aurait dit des montagnes immobiles » (al-Murāḥ fī l-muzāḥ, op. cit., p. 23). La réponse d’al-Naḫa‘ī résume la question épineuse du rire en Islam : celle de la compatibilité entre l’humour et la foi. L’exemple du Prophète et de ses Compagnons tranche ce débat en adoptant une conduite qui concilie deux manifestations existentielles, a priori irréconciliables. Ainsi, afin de réhabiliter le rire, les lettrés musulmans ont eu recours au texte sacré et à toutes ces figures emblématiques qui constituent une véritable autorité morale et spirituelle dans le monde musulman.

Politique du rire

Tout comme celle du Prophète, la représentation du Prince à l’époque classique dévoile une autre attitude à l’égard du rire. Le rapport à l’humour du calife infléchit en effet l’image mythique et quasi mystique que l’on se fait aujourd’hui de cette autorité politique. Si les théologiens [6] insistent sur l’austérité et le rejet de toute forme de divertissement chez le calife, ce dernier n’apparaît pas si sobre dans les textes des lettrés. Certains discours religieux à caractère radical [7], voulant « réincarner » l’Islam des origines, ne cessent d’esquisser un portrait idéalisé du calife au point de le déformer, ainsi qu’en témoigne tragiquement depuis l’établissement de « l’État islamique » le prétendu calife al-Baġdādī. Pièce maîtresse de cette entreprise, le calife est présenté comme un homme profondément pieux, sérieux à tout instant et abhorrant toute forme de plaisanterie. Sa vie n’est que prière et guerre sainte (ğihād) pour défendre l’orthodoxie et conquérir de nouveaux territoires.

Mais en réalité, rares sont les califes qui ont refusé la légèreté et l’amusement. Quelle que soit l’époque (débuts de l’Islam, période omeyyade ou abbasside), l’humour est une constante de la vie califale et du quotidien princier. Les dirigeants étaient conscients de la nécessité d’un équilibre entre les affaires de la cité et les nécessités de l’âme. D’où la quête d’un juste milieu entre sérieux et légèreté. Pour les Princes, cette dualité était un principe vital. Le calife ‘Alī b. abī Ṭālib, oncle et gendre du Prophète, disait : « Il n’y a pas de mal à s’adonner à la plaisanterie car elle libère l’homme de l’austérité » (al-Murāḥ fī al-Muzāḥ, op. cit., p. 30).

Les califes omeyyades sont les premiers à mettre véritablement en pratique cette approche de l’existence. Ils plaisantaient, s’entouraient d’esclaves-chanteuses (qayna) et de poètes pour écouter des anecdotes, des historiettes et des odes. Même le gouverneur le plus puissant de l’époque omeyyade, pourtant connu pour son humeur maussade et sa sévérité, ne pouvait s’empêcher de rire :

On rapporte que Ḥağğāğ était sorti, un jour, en promenade. Ayant fini de se promener, et ses compagnons s’étant trouvés éloignés de lui, il se retrouva seul tout d’un coup face à un cheikh des Banū ‘Iğl. « Eh ! Cheikh ! Que penses-tu de Ḥağğāğ ? – L’Irak n’a jamais eu pire gouverneur que lui, que Dieu le Très-Haut l’enlaidisse lui et celui qui l’a nommé ! – Tu sais qui je suis misérable ? Je suis Ḥağğāğ ! » Alors le cheikh de répliquer : « Et moi, tu sais qui je suis ? – Non. – Je suis un fou des Banū ‘Iğl. Je suis en crise deux fois par jour. » Ḥağğāğ éclata de rire et lui fit donner un présent. (Le Livre de l’humour arabe, op. cit., p. 43, trad. de ’Aḥlā l-nawādir wa l-ṭarā’if)

Les séances de commensalité où la poésie, la musique et la danse constituent les ornements d’une atmosphère d’allégresse et de gaieté [8] offrent un cadre idéal au badinage et à la plaisanterie. Lors de ces réunions, tout ce qui relève du sérieux est aboli. Chaque invité doit divertir le calife à sa manière, car « le commerce des ennuyeux est une source de maux pour l’âme » [9]. On découvre ainsi une autre facette du calife qui, à l’image de saint Louis, seul roi de France canonisé et connu pour son penchant à la plaisanterie et au rire, « aim[e] rire et s’amuser » [10]. Malgré sa piété et sa dévotion, Hārūn al-Rašīd, cinquième calife abbasside, épistolier de Charlemagne et figure centrale des Mille et Une Nuits, ne pouvait se passer de l’humour et de la gaieté. L’anecdote rapportée par al-Aṣfahānī dans Le Livre des chansons [11] illustre parfaitement cette attitude. Hārūn demande à al-Ḥāriṯ b. Busḫunnar, l’un de ses commensaux, d’inviter les chanteurs qui prennent place régulièrement à ses séances et de leur offrir tout ce qu’ils désirent. Accompagné de certains membres de sa famille, le calife se cache derrière un rideau afin de les voir agir de manière primesautière et spontanée. Il ne veut aucunement les gêner par sa présence. Or, le caractère farceur de ses invités, leur sens de la répartie ainsi que leurs requêtes incessantes font rire aux éclats Hārūn, ce qui trahit sa présence.

Si Hārūn se cache derrière un rideau pour profiter du spectacle hilarant des commensaux, al-Ma’mūn, son fils et l’héritier du trône, procède autrement. Il est sur scène et cherche à amuser ses commensaux en essayant de piéger son interlocuteur :

Al-Ma’mūn était assis avec quelques commensaux, au bord du Tigre, à bavarder et à plaisanter sur les barbus. Lorsque passa un homme qui avait une longue barbe, le calife l’invita à s’asseoir à ses côtés et lui demanda son identité : « Alawiyya répondit l’homme. – Et quelle est ta kunya ? – Abū Ahmadawyh. » Al-Ma’mūn éclata de rire et fit un clin d’œil à ses compagnons, avant de dire au barbu : « Quel est ton métier ? – Je suis juriste. – Tiens ! fit al-Ma’mūn. Que penses-tu d’un homme qui aurait acheté une brebis qui, après qu’il en eut acquitté le prix, aurait été et expulsé de son fondement une crotte qui aurait crevé l’œil de quelqu’un ? Le prix à payer pour racheter le préjudice subi incombe-t-il au vendeur ou à l’acheteur ? – Au vendeur, répondit le barbu. – Et pourquoi donc ? demanda al-Ma’mūn. – Parce que, quand il a vendu sa bête, il a omis de dire qu’elle avait une catapulte dans le cul » [12].

Une première remarque s’impose quant au double tempérament d’al-Ma’mūn. Le sérieux et la gravité palatiaux laissent place chez lui à la légèreté et au badinage. Il ôte l’habit du calife pour vêtir la tunique du commensal taquin et espiègle. De fait, un bon calife doit savoir divertir ses convives et les faire rire, sinon, il risque de les perdre rapidement. Qu’importe si cet humour se fait parfois vulgaire : le calife n’est point un imam à temps plein !

Homme cultivé, souvent formé par les lettrés et les intellectuels les plus doués de son époque, le calife ne manque pas de brio dans la conversation. Réparties drôles et savoureuses, mots et traits d’esprit ainsi que des répliques vives et délectables parsèment ses dialogues et leur donnent une fine charge humoristique :

Un calife dit à un homme : « Quel est ton nom ? » Il répondit : « Braise (ğamra). – Fils de qui ? – Fils d’Étoile filante (ibn Šihāb). – De quelle tribu ? – De la brûlante (al-ḥurqa). Et où habites-tu ? – Dans le désert de feu (ḥarrat al-nār). Lequel ? – Celui qui a des flammes (ḏāt lazā). Va rejoindre les tiens avant qu’ils ne soient consumés ! » (Le Livre de l’humour arabe, op. cit., p. 61 trad. de Zahr al-’ādāb, t. 1, p. 172)

Avant d’être un calife, le vicaire de Dieu sur terre est d’abord, comme tout mortel, un homme qui rit et qui pleure, s’amuse et se morfond, se réjouit et se lamente. Instaurée par les premiers califes, qui ont côtoyé le Prophète, une tradition du calife bon vivant, d’humeur joviale et enclin à la plaisanterie et à l’humour, a été perpétuée jusqu’à l’abolition du califat au début du XXe siècle. Le rire est constitutif de l’identité même de la fonction califale. À l’époque médiévale, rire est d’abord le propre du calife.

Le rire du peuple

Les musulmans de l’époque médiévale avaient une approche du dogme bien plus souple et libre que leurs descendants. Durant les premiers siècles de l’Islam, on riait de tout, même des sujets les plus sensibles et les plus intimes, sans se préoccuper des conséquences, sans se demander si la blague pouvait heurter l’auditoire, si l’ironie risquait de blesser l’homme de religion, ou si la moquerie était opposée aux principes du Livre sacré. Ces appréhensions émanaient surtout des lettrés, soucieux de se justifier devant des lecteurs choisis. Plus on s’éloigne des premières générations de musulmans, plus le rapport à l’humour se durcit et se pétrifie. Ainsi, les salafistes se réclamant des Anciens (salaf, en arabe) convoquent une vision mythique et légendaire de l’Islam des origines et tentent par tous les moyens d’en faire un idéal de piété, de pureté et de rigorisme. C’est notamment le cas de la tendance fondamentaliste qui prône une lecture littérale du Coran et rejette toute forme de légèreté et de plaisir. Mais les textes, peu lus, voire jamais consultés par les défenseurs de ce mouvement, leur donnent souvent tort. Des vies du Prophète et du calife – dont ils cherchent à reproduire tous les aspects de leur conduite – ils excluent toute forme d’humour et de plaisanterie. Le geste est pourtant largement contestable, comme nous l’avons précédemment souligné. D’ailleurs, le comportement des sujets qui ont côtoyé cette première génération, et plus particulièrement les deux figures charismatiques du Prophète et du calife, contredit l’image que les salafistes en donnent.

On ne peut évoquer la question du rire en Islam sans mentionner quelques figures incontournables de l’humour populaire. La plupart des anecdotes plaisantes évoquent des personnages qui ont réellement existé comme Aš‘ab [13], Ǧuḥā [14] et Bahlūl [15], et sont transmises oralement. Le lecteur suit leurs pérégrinations, rit de leur fausse sottise et se gausse de leur étrange conduite. Tous les traités d’adab relatent des historiettes où ces figures sont tantôt héros, tantôt anti-héros. C’est d’abord leur vivacité d’esprit et leur faculté d’à-propos qui ont marqué les musulmans de l’époque, comme en témoignent ces anecdotes consacrées à Bahlūl :

On dit à Bahlūl : « Pourrais-tu compter le nombre de fous dans ton pays ? Ce serait trop long ! Mais je peux y compter le nombre de gens sensés. » (Le Livre de l’humour arabe, p. 86, trad. de Zahr al-rabī‘, p. 70)

À ’Aš‘ab :

On demanda à ’Aš‘ab : « Quel est le plus beau des chants ? » Il répondit : « Le crépitement de la poêle ! » (Ibid., trad. de ’Adabunā l-ḍaḥik, p. 36)

Et à Ǧuḥā :

Un jour, un mendiant frappa à la porte de Ǧuḥā. Celui-ci sortit et lui demanda : « qu’est-ce que tu veux ? » Le mendiant dit : « je suis l’hôte de Dieu ! – Suis-moi ! » fit Ǧuḥā. L’autre le suivit jusqu’à ce que, arrivé à la mosquée, Ǧuḥā lui dise : « tu es venu chez moi par erreur ! C’est ici qu’est la maison de Dieu, hôte de Dieu ! » (Ibid., p. 151, trad. de Les grandes facéties de Ǧuḥā, p. 267)

Mais ces figures centrales ne doivent pas occulter une autre variante de l’humour, que la postérité n’a pas particulièrement retenue. Elle est notamment représentée par le bédouin, au cœur des scènes humoristiques à l’époque classique, en lien avec la sphère religieuse. Loin de toute forme de sacralité, cette sphère est un lieu propice à la plaisanterie et à la taquinerie. En témoignent deux anecdotes consacrées aux obligations religieuses donnent un aperçu de cet humour qui prend le sacré pour objet. Dans la première, un bédouin ayant vécu à l’époque abbasside ne supporte plus la récitation de longues sourates durant la prière :

Un bédouin avait prié derrière l’imam lors de la prière du matin. L’imam récita la sourate de la Génisse (al-Baqara). Le bédouin était pressé et il manqua un rendez-vous.

Le lendemain tôt, il se rendit à la mosquée. L’imam commença par réciter la sourate de l’Éléphant (al-Fīl). Le bédouin interrompit alors sa prière et s’en alla en disant : « Hier tu as récité la “Génisse” et tu n’en as pas terminé avant la mi-journée. Aujourd’hui, tu récites l’“Éléphant”. Cela m’étonnerait que tu en aies fini avant le milieu de la nuit ! » (Ibid., p. 95, trad. de ’Aḫbār al-ḥamqā wa l-muġaffalīn, p. 111)

Quant à la seconde, c’est un autre bédouin qui tourne en dérision la prière de nuit :

Des gens avaient parlé du qiyām [prière nocturne]. Il y avait chez eux un bédouin. « Est-ce que tu t’adonnes au qiyām, la nuit ? lui demandèrent-ils ? – Oui, par Dieu ! répondit-il. – Et que fais-tu ? – Je vais pisser et ensuite je retourne me coucher ! » (Ibid., p. 34, trad. de ’Aḫbār al-ḥamqā wa l-muġaffalīn, p. 111)

Ces deux anecdotes, aussi surprenantes soient-elles pour un musulman d’aujourd’hui, illustrent le rapport particulier à la religion qui caractérise l’époque médiévale. Bien que la prière soit l’un des cinq piliers de l’Islam, elle est tournée en dérision comme si elle était définitivement désacralisée. On peut en dire autant des autres fondements de l’Islam, comme le jeûne du mois de Ramadan ou le pèlerinage à la Mecque. Rien n’échappe à la verve railleuse des premiers musulmans. Aussi, loin de dissiper toute forme d’humour, l’Islam, au contraire, lui donne-t-il son ampleur et sa plénitude. De même, les idées reçues sur l’Islam donnent naissance à un fond humoristique remarquable. C’est le cas notamment des superstitions, des pouvoirs magiques de la récitation de certains versets :

On avait volé à un homme une sacoche. On lui dit : « si tu avais récité sur elle un verset de la sourate de la Royauté, elle ne t’aurait pas été volée ! » Il répondit : « il y avait, à l’intérieur, un Coran entier » (Le Livre de l’humour arabe, op. cit., p. 104, trad. de Mamlakat al-ḍaḥik, p. 320)

Ou de l’imaginaire qui peuple l’Au-delà :

Abū al-Šamaqmaq [poète ayant vécu à cheval entre les époques omeyyade et abbasside (m. en 815), Abū l-Šamaqmaq est un redoutable satiriste, connu pour sa verve et sa finesse] restait chez lui couvert de haillons élimés […] Un de ses amis qui était venu le voir était entré et, devant son triste état, lui dit : « Réjouis-toi Abū al-Šamaqmaq : un ḥadīṯ rapporte que ceux qui sont nus en ce monde seront vêtus au jour du Jugement dernier. – Par Dieu ! Si ce que tu dis est vrai, je serai marchand d’habits ce jour-là ! » (Le Livre de l’humour arabe, op. cit., p. 110, trad. d’al- ’Iqd al-farīd, t. 3, p. 35)

S’il est un sujet qui n’a cessé d’animer les cercles du rire, c’est celui de la généalogie et de la filiation. Très attachés à la pureté de leur ascendance et à l’excellence de leur lignée, les Arabes ne manquent pas de développer toute une littérature cocasse autour de ce thème. D’où un humour qui mobilise la répartie heureuse et la réplique facile :

On raconte qu’un homme avait épousé une femme qui accoucha dès le cinquième jour après le mariage. Il alla au marché et acheta une planche et un encrier. « Qu’est-ce que c’est que ça ? » lui dit-on. Il répondit : « Quelqu’un qui naît au bout de cinq jours est bien capable d’aller à l’école coranique au bout de trois ! » (Le Livre de l’humour arabe, op. cit., p. 35, trad. de Zahr al-rabī‘, p. 558)

La seconde appartient au même registre mais témoigne d’une vivacité d’esprit encore plus grande :

On dit à Abū ’Isḥāq al-Madanī : « Un homme de quatre-vingts ans peut-il avoir un enfant ? » Il répondit : « Oui, s’il a un voisin qui en a trente ! » (Le Livre de l’humour arabe, op. cit., p. 97, trad. de Fawāt al-wafāyāt, p. 594)

La condamnation du rire par le salafisme, le radicalisme et le désespoir ne résiste pas à l’épreuve des sources, puisque les textes d’adab dévoilent une autre réalité. Que ce soit sur le plan théologique, politique, littéraire ou esthétique, rire est, comme l’affirme ’Isḥāq b. Sulaymān al-’Isrā’īlī [16] bien avant Rabelais, « le propre de l’homme » [17]. Nul n’échappe à son emprise, qu’il soit Prophète, prince ou calife. Les vives reparties, les délectables anecdotes et les historiettes amusantes émaillaient les conversations du Prophète, les séances des princes, les veillées des poètes et les banquets. Le Prophète farceur et le calife facétieux n’en sont pas moins sages, ni moins sereins. Ces personnalités « sacrées » n’éclipsent pas pour autant le rire défiant et insouciant du peuple, un rire qui ne tolère aucune restriction et ne souffre point de prescription. En définitive, rien n’est aussi sacré que la toute-puissance du rire.

par Mohamed Ben Mansour, le 13 décembre 2016

Aller plus loin

 L’humour en Orient, dossier de la Revue du monde musulman et de la Méditerranée, n° 77-78, 1995.

 Jean-Claude Ravet, « Le rire de Dieu : entrevue avec Richard Kearney », Relations, n° 761, 2012.

 René Nouailhat, « Le rire chrétien », Médium, n° 43, 2015.

Pour citer cet article :

Mohamed Ben Mansour, « Rire en Islam », La Vie des idées , 13 décembre 2016. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Rire-en-Islam

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Notes

[1Nous utilisons ici la majuscule, considérant qu’il s’agit autant de la religion musulmane que de la civilisation qui en découle. Sur les débats qui entourent les questions de graphie, voir Roland Laffitte, «  Islam  », Orient XXI, 20 janvier 2016.

[2La traduction adoptée est celle d’Albert Kasimirski, car elle nous semble la plus fidèle au texte arabe.

[3Al-Ğāḥiẓ, al-Buḫalā’, trad. française : Charles Pellat, Le Livre des Avares, Paris. G. P. Maisonneuve et Cie, 1951, p. 9.

[4Al-Murāḥ fī l-muzāḥ, Le Caire, Maktabat al-ṯaqāfa al-dīniyya, 1986, p. 21.

[5Jean-Jacques Schmidt, Le Livre de l’humour arabe, Arles, Actes Sud, p. 23.

[6Voir al-Ḫilāfa wa l-mulk d’Ibn Taymiyya, Beyrouth, Maktabat al-Manār, 1994.

[7Voir Sayyid Quṭb, Ma‘ālim fī l-ṭarīq, Beyrouth, Dār al-šurūq, 2008.

[8Le Livre des chansons d’al-Aṣfahānī décrit cette ambiance, particulièrement à travers les notices biographiques consacrées aux poètes de l’ère abbasside. On peut la rapprocher de la tradition grecque du banquet (cf. Françoise Frazier, «  Théorie et pratique de la παιδιά symposiaque dans les Propos de table de Plutarque  », in Monique Trédé et Philippe Hoffmann (dir.), Le rire des Anciens, Paris, Presses de l’École Normale Supérieure, 1998, p. 281-292, et du même auteur, «  Rires et rieurs dans l’œuvre de Plutarque  », in Marie-Laurence Desclos (dir.), Le rire des Grecs (Anthropologie du rire en Grèce ancienne), Grenoble, Éditions Jérôme Million, 2000, p. 487-492.

[9«  Muğālasat al-ṯaqīl ḥummā l-rūḥ  », al-Rāġib al-Iṣfahānī (m. 1018), Muḥāḍarāt al-’udabā’ wa muḥāwarāt l-šu‘arā’ wa l-bulaġā’, Manšūrāt dār Maktabat al-Ḥayāt, Beyrouth, [s.d.], p. 701.

[10Devant les réprimandes du clergé, il se retenait une fois par semaine le vendredi, M. Cool, Prier 15 jours avec saint Louis, Paris, Nouvelle Cité, 2014.

[11Le Livre des chansons, op. cit., vol. XIX, p. 303-307.

[12Jean-Jacques Schmidt, Historiettes, anecdotes et bons mots, Arles, Actes Sud, 2013, p. 37.

[13Originaire de Médine, ’Aš‘ab est connu pour sa cupidité.

[14Ayant vécu à cheval entre les deux époques omeyyade et abbasside, Ǧuḥā est la parfaite incarnation du bouffon dans la tradition arabo-musulmane. Ses facéties cachent néanmoins un esprit subtil et rusé, capable de déceler les défauts des autrui. Ce personnage a été immortalisé au cinéma par Jacques Baratier en 1958, année où il a reçu le prix international au festival de Cannes. Environ cinq siècles plus tard, la figure de Nasr Eddin Hodja reprend le mythe dans la Turquie médiévale.

[15Abū Wahīb, Bahlūl ibn ‘Amr al-Sayrafī, dit le Fou, était un originaire de Koufa. Il s’est rendu célèbre par ses facéties, ses mots d’esprit et aussi par ses poésies. Il est mort en 805/190.

[16Médecin et philosophe égyptien (vers 243-343/858-955), il a fait carrière à Kairouan sous les règnes aghlabide et fatimide. Ses travaux étaient connus en Occident dès le XIe siècle, traduits en latin par Constantin l’Africain.

[17Michael Andrew Screech, Laughter At the Foot of the Cross, trad. fr : Pierre-Emmanuel Dauzat, Le Rire au pied de la Croix, Paris, Bayard, 2002, p. 28-29.

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