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Essai Économie

Réinventer le capitalisme
La transition vers l’économie du savoir


par Torben Iversen , le 16 juin 2020
traduit par Christophe Jaquet



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Le capitalisme est-il responsable des écueils que les démocraties riches ont traversés ces trente dernières années, de la montée des inégalités à celle du populisme ? Selon Torben Iversen, c’est tout le contraire : c’est la démocratie qui a transformé le capitalisme pour tirer profit des nouvelles technologies.

Cet article est issu d’une communication donnée par Torben Iversen pour le 10e anniversaire du CEE (Centre for European Studies and Comparative Politics, Sciences Po) (Centre d’Etudes Européennes, Sciences Po), en juin 2019. Il y présente les grandes lignes du livre qu’il a publié en 2018 avec son collègue David Soskice, Capitalism and Prosperity. Reinventing Capitalism Through A Turbulent Century (Princeton University Press).
Deux textes, rédigés par Jenny Andersson et Cyril Benoît (du Centre d’Etudes Européennes), lui répondent et critiquent son interprétation optimiste.

Les démocraties riches traversent depuis trente ans des bouleversements : la révolution des technologies de l’information et de la communication (TIC), l’accroissement des inégalités, la grande récession et la montée du populisme de droite. Ces bouleversements sont souvent attribués au paquet de réformes « néolibérales » des années 1980 et 1990, lancées par Margaret Thatcher au Royaume-Uni et par Ronald Reagan aux États-Unis, et qui témoigneraient de la puissance croissante du capital mondial (Blyth, 2002 ; Glyn, 2007). Cette opposition du capital à la démocratie représenterait une crise existentielle pour les démocraties capitalistes avancées. Nous pensons, en réalité, que ce diagnostic confond la cause avec l’effet. En réalité, c’est le capitalisme qui a été transformé par la démocratie, afin d’exploiter pleinement les nouvelles technologies ; et cette transformation a posé les bases d’une prospérité sans précédent, malgré l’accroissement des inégalités et les nouvelles lignes de fracture politique qu’elle a aussi fait naître [1].

Origines

Le 12 mars 1984, une grande grève éclatait dans les mines de charbon des Midlands de l’Est, au Royaume-Uni. Près de deux cent mille mineurs en grève essayaient d’empêcher la fermeture des puits et de sauver ce qui avait été l’épine dorsale de l’industrie britannique. Ce n’était pas la première fois. Les mineurs s’étaient déjà mis en grève en 1972 et en 1974, et les pertes d’emploi massives dans le secteur minier n’étaient qu’un exemple extrême de ce qui se passait dans l’industrie britannique en général. Le problème ne se limitait d’ailleurs pas à la Grande-Bretagne : partout en Europe et en Amérique du Nord (et en Asie de l’Est, mais plus tardivement), les emplois industriels disparaissaient à un rythme inquiétant. Entre 1960 et 1990, l’emploi dans l’industrie, le premier secteur économique au début de la période, fut réduit de moitié.

La désindustrialisation se précipita et fut même accélérée par les grandes réformes économiques et institutionnelles des années 1980 et 1990. La financiarisation, la libéralisation des marchés de capitaux, le renforcement des politiques de concurrence (y compris la privatisation des entreprises publiques), l’ouverture au commerce international et aux investissements directs étrangers et l’adoption de politiques macroéconomiques non-accommodantes, avec des banques centrales indépendantes et le ciblage de l’inflation – ce paquet de réformes fut adopté dans toutes les démocraties avancées. Nous les examinerons un peu plus loin (en plus d’une sixième nouveauté : l’investissement massif dans l’enseignement supérieur).

Dans la littérature établie, ce paquet de réformes (enseignement mis à part) est en général qualifié de « révolution néolibérale », car les changements qu’elles ont provoqués sont considérés comme ayant renforcé le marché et favorisé les intérêts d’un capital de plus en plus libre (Blyth, 2002 ; Streeck, 2011). Dans cette perspective, le néolibéralisme expliquerait l’accroissement des inégalités qui suivit et pourquoi les gouvernements n’y réagirent pas en renforçant la distribution des richesses : les intérêts du « business » étaient prioritaires et le personnel politique s’empressa de faire sien le paradigme néolibéral (Piketty 2014). L’explication tire sa crédibilité du fait que les réformes commencèrent dans deux pays, la Grande-Bretagne et les États-Unis, dont les gouvernements étaient constitués de partis de droite et dirigés par des idéologues favorables au libre marché et hostiles aux syndicats de travailleurs : Margaret Thatcher et Ronald Reagan.

Pourtant, l’idée que le « business » eut ce qu’il voulait aurait été tout à fait contestée par les grandes entreprises industrielles de l’époque. En dehors du petit secteur du luxe, l’industrie automobile britannique fut pratiquement anéantie pendant la transition, et son homologue aux États-Unis, ancien secteur de pointe, devint un géant aux pieds d’argile, condamné à réduire ses effectifs et à se faire aider face à la concurrence « déloyale » du Japon et de l’Allemagne. En réalité, presque tous les grands secteurs industriels de l’époque, de la sidérurgie à l’automobile en passant par la construction navale, entrèrent en déclin. La morosité et le délabrement qui s’abattirent sur toutes les grandes villes d’Europe et d’Amérique du Nord à l’époque étaient visibles aux yeux de tous.

De fait, la plupart des secteurs et des entreprises qui dominaient au moment des réformes des années 1980 et 1990 disparurent ou perdirent leur position dominante. En 1960, les cinq premières entreprises états-uniennes en matière de capitalisation boursière (en dehors des compagnies pétrolières) étaient AT&T, General Motors, DuPont, General Electric et IBM. En 2018, c’était Appel, Alphabet (la maison mère de Google), Microsoft, Amazon et Facebook (sans compter la holding Berkshire Hathaway). Sur les cinq cents premières entreprises états-uniennes en 1955, 11 % seulement font encore partie de la liste de Fortune-500 aujourd’hui. Si les réformes avaient été pilotées par le « big business », alors il devait avoir des penchants suicidaires !

Ce déclin des grandes entreprises industrielles n’était pas inévitable. Si les gouvernements démocratiques avaient réellement été « les comités exécutifs du capital » (pour paraphraser Marx), ils se seraient consacrés à l’expansion macroéconomique et auraient protégé ces grandes firmes de la concurrence intérieure et extérieure, proposé une injection massive de capitaux via le système bancaire et diminué les dépenses en matière d’enseignement. Or ils firent exactement le contraire : ils créèrent plus de concurrence et de libre marché, libéralisèrent les marchés de capitaux, augmentèrent les dépenses d’enseignement et donnèrent la priorité à la stabilité des prix sur le plein-emploi. Et contrairement au récit standard, le « business » s’opposa pour l’essentiel, et sans surprise, à ces réformes.

L’État-nation est fort

C’est aujourd’hui un lieu commun que de dire que la mondialisation a affaibli la capacité de réglementation et de redistribution des États. Même si le « business » ne contrôle pas directement la politique, il pourrait, dans une économie devenue mondiale, lui imposer sa volonté simplement en prenant des décisions pour lui optimales et fuir les pays qui réglementent et dépensent trop. Dans la terminologie de l’analyse marxiste, le capital sans entrave a un « pouvoir structurel ». D’éminents économistes tels que Wolfgang Streeck (2011), Thomas Piketty (2014) et Dani Rodrik (2018) argumentent en ce sens et expliquent ainsi la hausse des inégalités et le recul de l’Etat-providence. De ce point de vue, la politique démocratique se réduit de plus en plus à une politique symbolique : le vrai pilote de l’économie, c’est le capitalisme.

Nous pensons exactement le contraire. Avec le temps, l’État démocratique capitaliste avancé s’est paradoxalement renforcé grâce à la mondialisation. Nous appuyant sur une vaste littérature en géographie économique, en étude de l’innovation et en management, nous montrons que les entreprises avancées dont l’activité repose sur le savoir, souvent des multinationales ou des filiales de multinationales, sont de plus en plus immobiles parce qu’elles sont liées à des regroupements ou clusters de compétences dans les villes qui ont réussi, et que leur valeur ajoutée trouve sa source dans une main-d’œuvre très qualifiée et largement immobile. De notre point de vue, qui ressort des recherches que nous menons depuis quelques décennies, le savoir est ancré géographiquement – dans les pays, les régions, les métropoles et les villes avancées –, généralement dans des regroupements ou clusters de travailleurs, d’ingénieurs, de chercheurs qualifiés et de professionnels. Les institutions, privées et publiques, sont, elles aussi, ancrées géographiquement. Les atouts sont co-spécifiques à un lieu.

Comme on le comprend de mieux en mieux en géographie économique, la distribution topographique de l’importance des compétences en matière de savoir (knowledge competences) ressemble plus à un paysage de montagne qu’à un paysage de plaine (pour reprendre l’image célèbre mais fausse de Miton Friedman). Cela témoigne à la fois de l’importance du savoir implicite (quoiqu’en partie codifiable) et de la nécessité de la colocalisation de sa production. Les travailleurs éduqués sont colocalisés dans des réseaux regroupés de compétences (qui sont pour eux un capital social précieux) et ne peuvent donc pas être délocalisés à l’étranger ; quant aux entreprises, elles ne peuvent généralement pas trouver ailleurs d’autres compétences de savoir spécialisées. C’est pourquoi l’on dit, dans le jargon du « business », que « le capital fait la chasse aux compétences ». Dans la littérature récente sur les « multinationales du savoir » (knowledge-based MNEs) (par exemple : Rugman, 2012 ; Iammarino et McCann, 2013), ces firmes sont considérées comme des réseaux d’entreprises de plus en plus autonomes, et dont la valeur provient de leur colocalisation dans des clusters de compétences géographiquement différenciés. Leur grand avantage vient des complémentarités susceptibles d’être produites, via le réseau, par l’accès à ces différentes compétences en matière de savoir.

Les employés qualifiés bénéficient, à leur tour, tant de la demande accrue d’investissements directs étrangers de l’étranger que des complémentarités en matière de savoir des « multinationales du savoir » investissant à l’étranger. Un des avantages encore plus grands de la mondialisation réside dans la spécialisation en biens et services avancés au sein de l’économie du savoir : la révolution des technologies de l’information et de la communication (TIC) décentralise le niveau et multiple le nombre de groupes capables de projets autonomes. Là se trouve la base de la spécialisation qui se manifeste dans la variété croissante de biens et de services échangés dans le monde avancé.

La valeur ajoutée des entreprises avancées est géographiquement ancrée dans leur personnel qualifié, via les clusters de compétences, les réseaux sociaux, la nécessaire colocalisation de la main-d’œuvre et des compétences cospécifiques entre travailleurs, et, compte tenu de leur codifiabilité limitée, la nature implicite d’une grande partie des compétences. La nature et le schéma de l’organisation industrielle ont beaucoup changé au cours du siècle dernier, mais pas le constat fait par la géographie économique et selon lequel les compétences sont ancrées géographiquement (Storper et Venables, 2004). Ainsi, si les entreprises avancées peuvent être puissantes sur le marché, sur le plan politique, c’est le capitalisme avancé qui est faible et l’État démocratique qui est fort.

Les gouvernements démocratiques réinventent le capitalisme

Les démocraties capitalistes avancées ont pour caractéristique le fait de reposer fortement sur des travailleurs qualifiés, qui se portent généralement bien quand les secteurs avancés se développent. Les gouvernements essaient donc de promouvoir les secteurs avancés, ce qui a été permis par la série réformes énumérées ci-dessous :
1. La financiarisation, afin de faciliter une structure de production beaucoup plus décentralisée et mondialisée, où la protection contre l’incertitude est essentielle (par opposition aux grandes entreprises intégrées verticalement de l’époque fordiste, à la Chandler, où le risque était largement internalisé [2]) ; cela permet aussi aux travailleurs éduqués d’avoir un accès plus facile au crédit, alors que leurs carrières sont de moins en moins linéaires, qu’ils connaissent des changements d’emploi plus fréquents, font des allers et retours entre le travail et la famille (d’autant que la naissance du premier enfant est plus tardif chez les femmes très diplômées) et que leurs choix de retraite et de retraite partielle sont plus complexes ;
2. De fortes politiques de concurrence, afin de promouvoir l’innovation et l’allocation efficace des ressources, en particulier dans un contexte de fortes externalités de réseau. Savoir où se trouve le bon équilibre entre laisser les externalités de réseau se réaliser et empêcher la concentration du marché fait encore l’objet d’un vif débat, mais pour nous, la clef est assurément que les gouvernements s’engagent à maximiser les incitations à l’innovation pour les entreprises. Cet engagement est également lié à la libéralisation générale des échanges commerciaux, qui fait que les entreprises ont plus de mal à établir durablement des positions de marché monopolistiques ou oligopolistiques ;
3. La suppression ou l’allègement des contrôles sur les mouvements de capitaux et des restrictions en matière d’IDE, qui a facilité une spécialisation géographique radicale des biens et des services, renforçant et développant ainsi les clusters ou regroupements locaux de compétences. Les multinationales ont été le véhicule organisationnel de cette spécialisation, ce qui vient contredire l’idée qu’elles représentent le capital sans entrave (même si cela peut être le cas dans les pays en développement) ;
4. La stabilité macroéconomique, via l’indépendance des banques centrales, le ciblage de l’inflation (ou l’appartenance à la zone euro) et la délégation de facto du pouvoir budgétaire à un ministère des finances ayant un pouvoir de veto sur les dépenses des autres ministères. Cela a facilité la constitution d’une structure de production plus décentralisée et plus mondialisée, dans laquelle la coordination centrale des salaires est plus difficile ;
5. Des investissements massifs dans l’enseignement supérieur. En 1960, l’université était le domaine d’une élite très sélective ; aujourd’hui, une majorité de jeunes gens suivent un enseignement universitaire. Les gains chez les femmes, dont les taux de diplôme sont aujourd’hui supérieurs à ceux des hommes, sont un des résultats politiques les plus remarquables des cinquante dernières années, et que personne n’aurait imaginé en 1960.

La relation symbiotique

Très largement, et sur de longues périodes de temps, la démocratie et le capitalisme avancé, dans les États-nations avancés, sont dans une relation symbiotique. Les démocraties renforcent positivement le capitalisme avancé, et le capitalisme avancé, quand il fonctionne bien, renforce le soutien démocratique. Dans notre cadre de recherches, le capitalisme avancé est piloté par l’État-nation démocratique à travers les réformes institutionnelles susmentionnées : la démocratie réinvente ainsi sans cesse le capitalisme. Et dans le processus, l’autonomie de l’État-nation avancé s’est renforcée, tandis que s’accroissaient à la fois la mondialisation et la dépendance internationale mutuelle.

On peut concevoir le rapport entre les politiques gouvernementales et le vote de la classe moyenne comme un contrat social implicite : l’Etat investit dans l’enseignement, et plus largement dans l’infrastructure institutionnelle des secteurs avancés, tandis que les individus retardent leur consommation afin d’acquérir des compétences, puis travaillent dans des postes relativement bien payés. C’est un contrat intragénérationnel mais aussi intergénérationnel, car beaucoup d’électeurs voteront pour des politiques économiquement transformatives s’ils pensent que cela aidera leurs enfants à prendre pied dans la nouvelle économie. Ces électeurs « aspirants » (aspirational), c’est-à-dire qui aspirent à une situation meilleure, soutiennent les partis qui font ces réformes tant qu’elles offrent des opportunités pour leurs enfants. La mobilité dans et entre les générations est la marque du contrat social implicite, et même de toutes les démocraties capitalistes avancées.

Là encore, la grande caractéristique des démocraties capitalistes avancées est d’être intensives en capital humain et de cultiver une majorité électorale qui pense qu’il est dans son intérêt de soutenir les politiques qui promeuvent les secteurs avancés, même si elles peuvent provoquer des ruptures et créer beaucoup d’incertitude à court terme. Le personnel politique et les partis démocratiques qui promeuvent avec succès la prospérité et le bien-être d’une majorité seront récompensés en gagnant les élections et en développant les secteurs avancés qui leur assureront un électorat futur afin de poursuivre les politiques favorisant la prospérité de la classe moyenne. Bien sûr, les électeurs ne comprennent pas toutes les complexités des réformes institutionnelles et des politiques économiques adoptées, mais cela n’est pas nécessaire quand la démocratie fonctionne. Ils ont seulement besoin que le gouvernement rende des comptes par rapport à des résultats économiques qui soient relativement faciles à constater (c’est ce que la littérature en matière de politique électorale appelle le « vote économique »).

Cela ne concerne pas seulement les politiques d’expansion économique et d’opportunité éducative – même si elles ont une grande importance – mais aussi les politiques de protection et de transferts sociaux. Les transferts à la classe moyenne ont été remarquablement stables dans le temps, et en termes de revenu net, la classe moyenne a conservé à peu près sa position relative dans l’économie, mesurée en part du revenu moyen. Cela est vrai même dans la période où l’accroissement des inégalités a été le plus fort, entre le début des années 1980 et les années 2010 [3]. En outre, malgré l’accent mis à la fois sur cette hausse des inégalités et sur le recul de l’État-providence dans la littérature standard (par ex. Huber et Stephens, 2010 ; Hacker et Pierson, 2010), les démocraties capitalistes avancées restent bien plus égalitaires et redistributives que tous les autres régimes, qu’il s’agisse de démocraties moins prospères ou de non-démocraties.

Un nouveau clivage

Pourtant, la transition vers l’économie du savoir a aussi produit beaucoup de perdants, et il est important de comprendre que la démocratie n’est pas une garantie d’égalité. Les salaires relatifs et les perspectives d’emploi pour un grand nombre de gens ayant acquis leurs compétences dans l’économie industrielle se sont détériorés. Dans l’économie fordiste, les ouvriers ayant des qualifications intermédiaires s’en sortaient plutôt bien, en grande partie parce que la logique de la chaîne de montage fordiste faisait d’eux, dans la production, des éléments complémentaires importants des ouvriers qualifiés. Ces complémentarités s’étendaient aux zones périphériques, qui servaient souvent de « villes réservoirs » pour la machine industrielle urbaine. Si les grandes villes étaient les hubs de l’économie industrielle, les villes plus petites en étaient les rayons. Dans la nouvelle économie du savoir, ces types de complémentarité se sont effondrés, créant de fortes tendances à la dualisation (voir Emmenegger, Hausermann, Palier et Seeleib-Kaiser, 2012). Les ouvriers semi-qualifiés sont désormais ségrégués dans des services où les salaires sont bas et où eux-mêmes ont peu de liens avec les ouvriers qualifiés, et les effets d’agglomération géographique sont de plus en plus limités aux centres urbains.

Au cours de cette transition, un grand nombre d’ouvriers de l’industrie qui vivaient dans des logements relativement bon marché dans les villes ont été poussés vers les zones péri-urbaines ou rurales, à mesure que les loyers et le coût de la vie dans les villes augmentaient fortement. Ceux qui vivaient déjà dans des villes plus petites ont vu diminuer la demande urbaine de biens de consommation et d’inputs industriels intermédiaires. C’est donc dans les petites villes, dans les zones péri-urbaines et dans les zones rurales que l’on observe le plus directement l’envers sombre du renouveau économique. C’est là que l’on observe un fort sentiment de trahison politique, qui alimente un populisme de droite.

De l’autre côté de la nouvelle fracture, on trouve les travailleurs diplômés de l’université : ils vivent dans les villes et sont intégrés dans les clusters du savoir qui soutiennent la croissance de la nouvelle économie. Ces travailleurs sont souvent membres d’associations professionnelles, mais pas de syndicats traditionnels, et leur bien-être dépend davantage de leur capacité à se déplacer à travers les réseaux de production locaux que de la négociation collective ou d’emplois garantis. Les réseaux sociaux viennent compléter ces réseaux de production décentralisés en disséminant l’information sur les opportunités en plusieurs points du réseau. C’est là que nous trouvons la nouvelle classe moyenne.

Les styles de vie de la classe moyenne urbaine sont largement déconnectés de la périphérie, économiquement et culturellement. Une grande partie de la consommation est satisfaite par des biens importés, et les services de base – du commerce de proximité aux services de ménage en passant par le pressing – sont fournis sur place principalement par des travailleurs immigrés qui sont prêts à travailler pour de faibles salaires et à supporter de longs temps de transport (la plupart vivent dans les banlieues ségréguées). Les services haut de gamme – culture, divertissement, cuisine, shopping –, qui répondent aux goûts sélectifs d’individus très diplômés, relèvent eux-mêmes de l’économie du savoir, et pour beaucoup de ces derniers, la hausse des prix du logement a été une source d’enrichissement nouvelle. Des parcs et des jardins de ville bordés d’arbres viennent compléter un style de vie urbain qui a bien peu de rapport avec la saleté des terrains vagues d’hier, et au déclin des centres-villes s’est substituée leur gentrification.

Les villes modernes qui ont réussi sont désormais les moteurs de la prospérité ainsi que de la diversité et de la tolérance culturelles. Les immigrés y sont accueillis pour leur force de travail, leur cuisine et la flexibilité de leurs horaires, et l’ouverture d’esprit des « classes créatives » (Florida, 2014) peut être vue comme un complément de l’économie décentralisée moderne. La diversité culturelle, sexuelle et ethnique n’est pas « post-matérialiste » ; elle fait partie intégrante de la nouvelle économie. Les attitudes sexistes, racistes ou homophobes qui auraient pu autrefois être approuvées par les hommes blancs et hétérosexuels qui peuplaient les usines de production et les conseils d’administration sont aujourd’hui le signe d’une incapacité à travailler avec les autres et à apprendre des autres, ce qui nuit au travail en équipe et à la réussite commerciale. Il y a bien sûr beaucoup d’exceptions, mais l’ouverture d’esprit est aujourd’hui à l’économe du savoir ce que le conformisme était hier à l’économie fordiste.

Mais pour les gens exclus de la nouvelle économie, et donc généralement des villes, la négation de l’ancienne économie est ressentie comme un rejet de leurs compétences, de leurs valeurs, de leurs styles de vie – en un mot, de leur identité. Quand Hillary Clinton qualifia de « lamentables » les partisans de Donald Trump, c’est toute l’arrogance attribuée par beaucoup à l’élite politique qui était résumée. La mise à l’écart des anciennes classes moyennes est en effet perçue comme une rupture du contrat social : elles ont rempli leur part du contrat en acquérant les compétences nécessaires, en travaillent dur, en se conduisant en citoyens respectueux des lois ; mais l’État, lui, a trahi ses engagements en mettant en œuvre les changements qui les ont reléguées, elles et leurs enfants.

Telle est la nouvelle fracture politico-culturelle qui définit les démocraties capitalistes avancées. Elle rappelle les fractures entre la classe ouvrière et la bourgeoisie, et entre le centre et la périphérie, de l’Europe du XIXe siècle, qui donnèrent naissance aux systèmes de parti du vingtième siècle, comme l’explique Stein Rokkan (Lipset et Rokkan, 1967). Aussi parlerons-nous de clivage rokkanien : il exprime une fracture politique ; il façonne les identités sociales ; il conduit à la formation de nouveaux partis politiques.

L’ascension (et la disparition ?) du populisme de droite

Contrairement aux partis ouvriers du milieu du siècle dernier, la gauche ne représente plus principalement la classe ouvrière industrielle. La gauche est devenue forte dans les centres-villes de la révolution industrielle, mais à mesure que les ouvriers quittaient les villes, les partis de gauche se sont adaptés en devenant les représentants des nouvelles classes moyennes éduquées. Ils promeuvent l’environnement, des valeurs cosmopolites et une série de biens publics « haut de gamme » : des crèches et des écoles de qualité, des espaces verts et des transports publics rapides. La droite traditionnelle a largement soutenu le passage à la nouvelle économie, tout en conservant un regard plus critique sur la fiscalité et en ayant, elle aussi, assez peu à proposer aux perdants.

Les partis populistes de droite se sont engouffrés dans cet espace vide avec des messages anti-immigrés et souvent antigays et antiféministes. Pourquoi cette opposition aux partis classiques a-t-elle pris la forme d’une réaction violente, en particulier contre l’immigration ? Après tout, les immigrés peu qualifiés ne représentent pas une grande menace pour le bien-être matériel des anciennes classes moyennes : la plupart vivent à la périphérie des villes et occupent des emplois dont les blancs ne veulent pas. Les femmes sont bien sûr entrées en masse sur le marché du travail, mais elles sont allées vers les services sociaux – et autres – que les hommes évitent généralement, et elles rapportent à la maison un revenu extrêmement bienvenu. Alors pourquoi ne pas se focaliser sur des intérêts matériels plutôt que s’embourber dans des « guerres culturelles » ?

L’explication est probablement simple. Par souci d’efficacité, les élites populistes devaient prendre leur distance avec les partis majoritaires, de gauche et de droite, et pour cela, les expressions d’anti-cosmopolitisme, de xénophobie et d’homophobie – c’est-à-dire tout ce qui s’opposait aux valeurs représentées par les villes montantes – permettaient d’envoyer des signaux clairs et crédibles aux gens qui avaient le sentiment d’avoir été laissés sur le bord de la route. Si les anciennes classes moyennes avaient le sentiment que le contrat social avait été rompu, les nouveaux partis de droite le clamaient haut et fort : ces « autres » gens passent avant vous et les partis établis s’en moquent. Pas nous !

Il est vrai cependant que l’accent mis sur la « politique symbolique » laisse un vide non comblé entre les politiques économiques de la droite populiste et ce que l’on peut raisonnablement définir comme les intérêts économiques des anciennes classes moyennes. Beaucoup de partis populistes de droite ont commencé par s’opposer à l’Etat-providence, à propos duquel la gauche et la droite de gouvernement avaient convergé. Mais c’est en train de changer. Là où ces partis populistes existent depuis un certain temps, principalement en Europe occidentale et en Scandinavie, ils ont eu tendance à adopter un programme économique « social-démocrate » à l’ancienne – en matière de retraite, de santé publique, d’éducation – tout en en excluant les individus non-citoyens (« chauvinisme social »). Cette évolution est assez cohérente avec les préoccupations économiques de leurs partisans. Ils se sont efforcés aussi de répondre aux doléances économiques dans le cadre des processus parlementaires démocratiques, en soutenant des gouvernements plutôt qu’en s’y opposant systématiquement. Ils se sont, en un mot, normalisés.

Nous considérons cette normalisation comme une évolution saine, car la démocratie a plus de chance de se bien porter quand aucune minorité importante n’est exclue des fruits du progrès économique. En effet, les valeurs populistes sont moins répandues dans les pays où une éducation de qualité est accessible au plus grand nombre et où la mobilité est élevée. Il y a une relation directe entre les opportunités économiques, la taille de l’électorat « aspirant » et la prévalence des sentiments populistes. Pourtant, les nouvelles classes moyennes ne sont pas toujours favorables à l’utilisation de l’argent public pour développer les opportunités et redistribuer aux anciennes classes moyennes, tout comme celles-ci ne sont pas favorables à la redistribution aux populations pauvres, qui ne sont jamais considérées comme partie prenante du contrat social. L’économie du savoir a créé une segmentation des revenus, des risques et des opportunités, et il est difficile d’obtenir une majorité pour soutenir des mesures politiques efficaces en faveur des groupes laissés pour compte. Et quand vous réduisez à la fois la mobilité et les opportunités, la taille de la classe des électeurs « aspirants » se réduit.

Il y a certes quelques raisons de s’inquiéter, mais nous n’observons pas d’ascension d’un mouvement antisystème massif. Il y a bien sûr des éléments illibéraux dans la nouvelle droite, mais le populisme n’est pas un pont vers le fascisme ou vers le communisme – comme il le fut dans les années 1930 – et les électeurs populistes ne sont ni des luddites ni des anti-croissance. Ils cherchent seulement à récupérer leur statut économique et social perdu, et ils croient (à raison) que l’État a la capacité de répondre à leurs doléances. La logique de leur comportement électoral n’est donc pas si différente, en réalité, de celle des nouvelles classes moyennes : ils observent quand l’économie ne marche pas pour eux et votent contre les gens en place. C’est une réaction démocratique, même si nous désapprouvons la forme qu’elle emprunte.

Les démocraties capitalistes avancées sont-elles résilientes ?

Nous avons dit que les gouvernements des pays développés mènent des politiques visant à développer les secteurs capitalistes avancés, y compris par de fortes politiques de la concurrence qui obligent les capitalistes à entrer en compétition et à prendre des risques, plutôt qu’à leur garantir un rendement sûr et élevé du capital. Les cadres nationaux qui en découlent (sous des formes différentes) fournissent les biens publics nécessaires à l’innovation et imposent des incitations compétitives pour produire de l’innovation. Ces politiques reposent sur une force de travail éduquée et sur un électorat « aspirant » qui votent pour les partis réputés développer les secteurs avancés et qui font ce qu’il faut pour acquérir les compétences nécessaires à la réussite des dits secteurs. Cela engendre ce que nous avons appelé une relation symbiotique entre la démocratie avancée et le capitalisme avancé (qui ne s’étend pas aux États moins développés).

Ce qui rend le capitalisme démocratique avancé si résilient au changement donne aussi naissance à de notables variations institutionnelles et politiques entre les pays et dans le temps. C’est précisément parce que le capital avancé dépend de ces travailleurs hautement qualifié – ce que nous avons appelé les atouts cospécifiques à un lieu – que les gouvernements ont une considérable liberté pour redistribuer et concevoir comme ils l’entendent des institutions qui puissent répondre aux demandes démocratiques.

La série de réformes des années 1980 et 1990 qui ont donné naissance à l’économie du savoir ont aussi produit des inégalités et du populisme, mais la démocratie possède un mécanisme interne pour limiter les sentiments antisystèmes. Pour gouverner, en effet, les partis doivent bâtir des coalitions majoritaires, et il leur faut donc étendre les opportunités à une majorité par des politiques sociales et d’éducation. Le fait que les valeurs populistes soient moins prégnantes dans les pays où l’accès au système éducatif est plus égalitaire témoigne en faveur de cette logique. La capacité de l’État de répondre aux doléances à travers l’État-providence ne s’est pas non plus affaiblie. Mais cela ne veut pas dire que le bas de l’échelle en bénéficie automatiquement. Car les classes moyennes éduquées en pleine ascension, parce qu’elles s’estiment relativement à l’abri, peuvent ne pas avoir intérêt à redistribuer vers celles situées en dessous.

Nous voulons donc insister ici sur l’importance de la politique. L’immense mutation qui nous a fait passer de l’économie fordiste à l’économie du savoir a été provoquée par des gouvernements démocratiques, en réponse à un électorat qui demandait plus de prospérité et de meilleures opportunités pour ses enfants. La nouvelle technologie des TIC a rendu possible la transition, mais rien dans la technologie elle-même ne garantissait que cela réussirait comme cela fut le cas. Il est facile d’oublier que les réformes ont conduit à une expansion sans précédent de l’enseignement supérieur, à l’encapacitation des femmes et à une prospérité plus grande pour un nombre sans précédent de gens : tout cela était inimaginable dans les années 1960 et 1970. Ce succès remarquable a été oublié dans le débat contemporain, qui tend à considérer le capital mondial et les réformes « néolibérales » comme les méchants d’une sombre histoire de déclin.

Il est important toutefois de souligner que nous considérons la réinvention du capitalisme comme un processus dynamique et toujours en cours. Il se pourrait bien que trente ans après les premières réformes, leur réévaluation commence. Personne ne souhaite vraiment revenir au statu quo ante, mais il y a à l’évidence des sujets d’inquiétude : la maximisation à l’extrême de la valeur actionnariale, la sur-prédominance de la politique monétaire sur la politique fiscale, l’usage excessif des marchés aux dépens de l’implication plus directe de l’État (par exemple en matière de recherche et développement), les tentatives en partie réussies du « big business » pour contourner la pression concurrentielle en passant par les tribunaux et en achetant les start-ups innovantes. Dans notre perspective, cela illustre la manière dont les partis politiques et les gouvernements façonnent les préoccupations démocratiques et y répondent à la fois, pour que l’économie fonctionne effectivement. C’est une réévaluation continue, aux multiples facettes, quelquefois une correction, mais en aucun cas un revirement.

par Torben Iversen, le 16 juin 2020

Pour citer cet article :

Torben Iversen, « Réinventer le capitalisme. La transition vers l’économie du savoir », La Vie des idées , 16 juin 2020. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Reinventer-le-capitalisme

Nota bene :

Si vous souhaitez critiquer ou développer cet article, vous êtes invité à proposer un texte au comité de rédaction (redaction chez laviedesidees.fr). Nous vous répondrons dans les meilleurs délais.

Notes

[1Cet article s’inspire du livre d’Iversen et Soskice, Democracy and Prosperity : Reinventing Capitalism through a Turbulent Century, Princeton University Press, 2019.

[2L’historien de l’économie Alfred Chandler expliquait l’apparition de ces entreprises gigantesques dans son ouvrage devenu classique : The Visible Hand : The Managerial Revolution in American Business, Cambridge, Mass., Belknap Press, 1977.

[3Voir Elkjær et Iversen (2020) pour des preuves détaillées.

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