Une justice restaurative peut-elle prendre en charge les victimes, mais aussi les auteurs de viols ? Les changements institutionnels qui la rendraient possible exigent de modifier le langage et l’imaginaire. Les approches qui croisent le droit et les arts y contribuent.
Bérénice Hamidi, professeure en études théâtrales à l’université Lyon 2 et cofondatrice de la revue électronique thaêtre, est l’auteure des Cités du théâtre politique en France depuis 1989, préfacé par Luc Boltanski. Ses recherches sur les ressorts politiques des représentations culturelles (littérature, arts vivants, y compris stand up, blockbusters cinématographiques, séries, vidéo-clips…) croisent sociologie, esthétique et études culturelles dans une perspective intersectionnelle, et sont particulièrement attentives aux controverses (autour du blackface, du male gaze ou de la culture du viol, entre autres).
Gaëlle Marti, professeure de droit public à l’université Lyon 3 dont elle dirige le Centre d’Études Européennes, est spécialiste en droit européen et ses recherches portent plus particulièrement sur les structures de légitimation dans l’Union européenne, les rapports de pouvoir qui s’y nouent et les tensions entre les conceptions de la démocratie et du constitutionnalisme libéral. Elle est l’auteur du Pouvoir constituant européen (2011), et a codirigé ces dernières années les collectifs L’exception en droit de l’Union européenne (2019) et Démocratie et marché dans l’Union européenne (2021). Elle s’intéresse aux écarts entre les réalités sociologiques et leur traitement politique/juridique, aux usages politiques des discours juridiques et travaille sur les signes religieux ainsi que sur les violences sexuelles.
La Vie des idées : Il y a tout juste vingt ans, le film Irréversible de Gaspar Noé faisait scandale, notamment en raison d’un plan séquence interminable où une très belle femme – incarnée par Monica Bellucci – se faisait violer dans un tunnel sombre en rentrant d’une fête. En quoi de telles représentations, qui mêlent voyeurisme, fantasmes et pseudo-dénonciation alimentent-elles un imaginaire en décalage avec les réalités sociologiques du viol ? Et pourquoi ce brouillage des représentations empêche-t-il que les viols puissent être vraiment pris en considération, jugés, punis, voire limités ?
Bérénice Hamidi : Effectivement, ce film offre une scène de viol qu’on pourrait dire exemplaire, avec des acteurs, une action et un décor bien campés : une belle jeune femme se fait agresser sauvagement dans un lieu sordide et mal éclairé par un inconnu dangereux et armé. En l’occurrence, l’acte est particulièrement barbare : il la défigure et la laisse pour morte. Stéréotypée, cette représentation du viol est aussi paradoxale. C’est une image qui révulse mais qui rassure aussi, justement parce qu’elle est donnée à voir comme monstrueuse, a-normale et parce qu’elle est fantasmatique et non pas réaliste. Cette scène produit donc un double effet chez les spectateurs : d’une part, sous couvert de dénonciation, la monstration voyeuriste et complaisante du viol vise à exciter un imaginaire érotique marqué au sceau de pulsions violentes et morbides ; d’autre part, elle exonère les spectateurs de toute responsabilité précisément parce qu’ils regardent un acte barbare qui ne les regarde pas au sens où ils ne s’identifient ni à la victime, ni évidemment à l’agresseur, et où elle n’implique d’eux aucune remise en question.
Mais cette représentation est plus trouble qu’elle en a l’air. La victime est certes montrée comme innocente et impuissante, voire passive face à l’acte lui-même (elle ne se défend pas), mais plane une forme de mise en question de sa responsabilité dans ce qui lui arrive. Filmée depuis un male gaze qui sur-érotise le corps de l’actrice Monica Bellucci tout en le réduisant au statut d’objet suscitant un désir violent et irrépressible, son personnage – Alex – semble un peu coupable de tenter ainsi le diable avec sa tenue et sa conduite légères, pour ne pas dire inconscientes. Si on élargit le cadre au-delà de la scène du viol proprement dite, c’est toute la narration du film qui pose question. D’une part, parce que le personnage d’Alex n’est que secondaire : sa contribution principale à l’action est de se faire violer, l’intrigue étant centrée non sur son parcours mais sur celui de son compagnon. D’autre part, parce que si ce dernier est d’abord montré comme violent puisqu’il massacre un autre homme, les spectateurs sont ensuite amenés à le disculper ou du moins à reconsidérer son acte quand ils comprennent que l’homme auquel il s’en est pris n’est autre que le violeur d’Alex. La construction du film, qui remonte le temps des conséquences (le déchaînement de violence vengeresse de son compagnon) aux causes (le viol d’Alex), instille ainsi un discours ambigu sur la vengeance, mais surtout le film centre l’empathie non sur la victime de viol, mais sur le compagnon, amoureux désespéré et homme meurtri, à travers sa femme, dans son honneur viril puisqu’un autre a touché à son bien. En un mot, Irréversible propose une représentation du viol imbibée d’une vision sexiste du viol et des rapports entre hommes et femmes, qui ne permet pas de voir le viol en face, ou plutôt qui permet de ne pas le voir en face.
De fait, cette image est en décalage complet avec la réalité des données statistiques : en lieu et place d’une scène de fait divers, qui rompt avec l’ordre normal des choses, les chiffres montrent que les violences sexuelles constituent un fait social ordinaire et même un phénomène de société et qui s’inscrit dans la sphère du proche : dans la famille, chez des amis, à la paroisse, au sport, au travail. Dans 91% des cas, les femmes victimes de viols et de tentatives de viol connaissent l’agresseur. Dans près de la moitié des affaires (49%), il s’agit du conjoint ou l’ex-conjoint. S’il s’était voulu réaliste, le film aurait dû représenter Alex chez elle, se faisant violer à domicile par son compagnon. Ce film permet de fantasmer un viol imaginaire et de ne pas voir le viol tel qu’il est. Et ce décalage ne peut que produire des défauts, des manques dans les prises en charge. Il faut interroger les conséquences de ce hiatus dans les représentations, mais il est sans doute tout aussi important d’en interroger les causes : pourquoi tient-on à cette image dont on sait qu’elle est statistiquement contraire à la réalité ?
Gaëlle Marti : En effet, les chiffres sont effarants : on estime que chaque année à 94 000 viols ou tentatives de viol sont commis sur des femmes, seules 12% d’entre elles ayant déposé plainte (source : Mission interministérielle pour la protection des femmes contre les violences et la lutte contre la traite des êtres humains). À cela il faut ajouter les violences sur mineurs, qui relèvent en grande partie de l’inceste. En 2020, 6,7 millions de Français, soit environ 10%, se sont déclarés victimes d’inceste, et 1/3 des Français déclarent connaître une personne victime d’inceste. Et ces chiffres sont encore plus alarmants dès lors qu’on les met en rapport avec le nombre de condamnations effectives pour viols : 732 en 2021, soit moins de 1% (source : Ministère de la justice, chiffres clés 2021). Lorsque l’on est juriste, cela ne peut qu’interpeller sur la capacité du droit à se saisir de ces violences, à la fois pour en prévenir la réalisation, pour sanctionner leurs auteurs et restaurer la victime dans ses droits et sa dignité, alors même que les incriminations existent dans le Code pénal.
Il faut alors chercher ailleurs que dans le droit l’explication de cette faille abyssale existant entre les règles du Code pénal et leur application, ou plutôt adopter une posture critique à l’égard du droit. Prendre les violences sexuelles au sérieux implique donc de reconsidérer la scène juridique et judiciaire, de comprendre que le droit (les règles de droit mais aussi les pratiques judiciaires au sens large) n’est pas isolé du reste de la société mais qu’elles n’en sont que le reflet. Mettre en lumière les représentations sociales et culturelles du viol, qui sont ancrées dans l’inconscient collectif et qui inondent nos écrans, permet de comprendre pourquoi la justice, au sens large, ne parvient que difficilement à se saisir de cette question cruciale.
Pour le dire autrement, comment prendre en charge les viols qui ne coïncident pas avec l’image que l’on s’en fait généralement ? Comment les victimes mêmes peuvent-elles qualifier de viol ce qu’elles subissent si ce dernier n’est pas commis par un inconnu (ce qui n’est le cas que dans 9% des viols !) ? Si elles ne se sont pas débattues, n’ont pas résisté parce qu’elles étaient en état de sidération alors que le stéréotype de la « vraie victime » implique une forme de résistance que le droit participe à ancrer dans les consciences en ne condamnant que le viol lorsqu’il est commis par « menace, contrainte, violence ou surprise » ? Si elles ont le sentiment d’avoir contribué en quelque sorte à leur viol en se comportant de manière « légère » (par leurs vêtements, leur conduite, la consommation d’alcool ou de stupéfiants), alors que 42% de la population en France pense que l’attitude provocante de la victime atténue la responsabilité de l’agresseur (source : IPSOS) ? L’agresseur lui-même ne peut se reconnaître dans le déchaînement de violence bestiale le plus souvent associé à la représentation du viol ni dans le portrait de l’agresseur comme d’un inconnu qui surgit du fond d’un parking, et cela peut participer de sa difficulté à reconnaître sa responsabilité. Enfin, les acteurs du monde juridico-judiciaire ne vivent pas dans une sphère isolée du reste de la société, eux aussi sont prisonniers de ces figures mythiques qui peuplent l’imaginaire du viol. Les en délivrer, nous en délivrer, implique un travail de décadrage de ces fictions qui est impossible à mener du seul point de vue du droit.
Bérénice Hamidi : Oui, et non seulement les magistrats mais l’ensemble des acteurs de la prise en charge judiciaire des violences sexuelles baignent dans ces représentations : les policiers, les avocats –pas uniquement ceux des mis en cause mais aussi ceux qui s’occupent des victimes. Et ces mythes reposent sur une idéologie sexiste inscrite au cœur des institutions et dont les conséquences sont très lourdes pour la prise en charge des victimes et la compréhension des mécanismes à l’œuvre. On le voit par exemple avec le « syndrome d’aliénation parentale », un concept qui fait consensus contre lui au sein de la communauté scientifique mais qui demeure pourtant encore largement utilisé dans les procédures judiciaires aujourd’hui. Il aboutit à une défiance de principe contre les femmes qui dénoncent des violences sexuelles de la part de leur (ex-)conjoint contre elles ou contre leurs enfants, au motif qu’il s’agirait de fausses accusations destinées à manipuler les enfants et la justice dans le but d’obtenir la garde. On le voit aussi avec les questions récurrentes qui sont posées aux plaignantes : « comment étiez-vous habillée ? » ; « Aviez-vous trop bu ? », etc. Ce n’est pas seulement la charge de la visibilité qui pèse exclusivement sur les victimes, c’est aussi la charge de la responsabilité, qui prend la forme à la fois d’une mise en doute de leur parole et d’une mise en doute de leur innocence quant à ce qu’elles ont subi (« elles l’ont bien cherché »).
La Vie des idées : Pour que les mentalités mais aussi la législation évoluent, il faut donc que nos imaginaires évoluent. Vous êtes respectivement professeure en études théâtrales et professeure de droit. Croiser vos compétences disciplinaires a-t-il permis de jeter un autre éclairage sur les scènes de viol ? En quoi les métaphores théâtrales ou cinématographiques en usage dans les sciences sociales (scène, acteur, etc.) sont-elles utiles ? Quelle place tient le langage dans le processus de recadrage ?
Gaëlle Marti : L’interdisciplinarité n’est pas qu’un terme à la mode, c’est une nécessité pour qui veut comprendre la complexité à l’œuvre dans nos sociétés. Et cette nécessité est d’autant plus grande qu’en la matière, le mythe de la scène de viol a pris le pas sur la réalité et fait obstacle à la reconnaissance de la multiplicité des formes que celui-ci peut prendre, préalable nécessaire à sa prise en charge par nos institutions. C’est pour cela qu’il faut ouvrir le cadre, accepter de voir la scène du viol dans son intégralité, y compris lorsqu’elle remet en cause notre image de la famille, du cercle des proches, comme le lieu de la sécurité.
Par ailleurs, les métaphores sont cruciales parce qu’elles permettent d’introduire une tension conceptuelle entre deux champs disciplinaires (ici, ceux du droit et du théâtre) et d’interroger de ce fait notre rapport à la réalité. Appréhender les violences sexuelles sous cet angle, c’est en montrer le caractère socialement construit et aussi s’autoriser à modifier nos perceptions, construire de nouvelles représentations. De la scène de viol, de ses acteurs, qui incluent l’agresseur et la victime mais aussi l’ensemble des protagonistes qui n’ont pas vu ou n’ont pas voulu voir ce qui se passait sous leurs yeux, dans le cercle familial ou amical. De la scène du procès aussi, pour intégrer l’ensemble des mécanismes qui rendent possible les violences sexuelles (le patriarcat, la culture du viol, le silence imposé aux victimes, etc.) et ainsi donner à voir le caractère systémique (et non ponctuel, isolé) des violences sexuelles et le fait qu’elles trouvent un terreau fertile dans les rapports de domination qui structurent la société.
La métaphore est également décisive en ce qu’elle autorise à porter un regard nouveau sur les choses. Dans le film Blow-Up d’Antonioni, c’est en utilisant la technique de l’agrandissement et du recadrage que le photographe découvre, sur une des photos qu’il a réalisées, un meurtre. À l’inverse, c’est un travail de décadrage qu’il nous faut entreprendre ici afin de saisir la réalité des viols. De les replacer dans un continuum de violences sexuelles. Et l’instrument permettant d’opérer ce décadrage, ce n’est pas un reflex mais le langage. Cette question du langage se pose aussi sur le plan juridique. Le droit est en effet avant tout un discours, et comme tout discours il opère par le biais de la langue, qui n’en est pas l’instrument mais la structure même. C’est en cela que le flou entretenu sur certaines notions-clefs comme celle de consentement empêche la juste appréhension des violences sexuelles par la justice. De même, l’euphémisation des violences sexuelles (parler d’abus sexuel au lieu de viol, d’attouchements au lieu d’agressions sexuelles, de « frasques », de « jeux sexuels qui ont mal tourné », etc.) est l’un des facteurs qui permettent d’expliquer le phénomène de correctionnalisation des viols (c’est-à-dire l’opération par laquelle une affaire entrée comme viol dans le circuit pénal est requalifiée en un simple délit, par exemple une agression sexuelle). Or la disqualification pénale du viol (massive, puisque les chiffres évoquent un taux de 60 à 80% des affaires ainsi soustraites à la compétence des juridictions criminelles) est l’un des éléments saillants de la culture du viol. Un autre exemple est la qualification – non retenue en droit français – de féminicide pour désigner les homicides de femmes, là où il y a quelques années encore le terme de « crime passionnel » était couramment utilisé, contribuant ainsi à la banalisation des violences faites aux femmes autant qu’à la complaisance dont bénéficiaient leurs auteurs. Nommer les choses pour ce qu’elles sont, qualifier les violences sexuelles est nécessaire pour mettre fin à la « grammaire du silence », pour reprendre les mots de l’anthropologue Dorothée Dussy.
Bérénice Hamidi : Les métaphores théâtrales sont effectivement récurrentes en sciences sociales, au moins depuis Erving Goffman (voir La Mise en scène de la vie quotidienne, 1956), au point d’avoir peut-être un peu perdu de leur force d’interpellation et de leur capacité à produire de la compréhension des phénomènes sociaux. Mais s’agissant de la notion de « scène de viol », il ne s’agit pas d’une simple métaphore et encore moins d’une métaphore lexicalisée. Ici, les mots valent pour eux-mêmes au premier degré et pas seulement comme comparants pour penser d’autres choses et d’autres mots : il est bel et bien question de scène, d’acteurs, de personnages, d’intrigue, parce que les productions culturelles (films, romans, pièces de théâtre, tableaux) participent activement de la création des représentations sociales du viol ancrées dans nos imaginaires depuis des siècles. C’est pour cela que, une fois que l’on a pris acte à la fois du caractère structurel et massif du problème des violences sexistes et sexuelles, et du fait que le défaut dans la réponse des institutions à ce problème a à voir avec une représentation erronée des causes de ces violences et de la forme qu’elles prennent, on prend la mesure du travail de décadrage/recadrage de cette scène qu’il s’agit d’opérer.
Ce travail implique de reconfigurer les acteurs, leurs rôles, l’action et l’intrigue générale dans laquelle elle s’inscrit. La première opération consiste à dézoomer pour ne plus en rester au gros plan qui délimite la scène à un face à face interindividuel entre un agresseur et une victime. Ni la scène ni ses acteurs ne sont isolables du reste de la vie sociale ordinaire, puisque les violences sexuelles s’inscrivent dans un continuum de violences sexistes. Il faut sortir de l’ombre d’autres acteurs et d’autres scènes sans lesquels on ne peut comprendre cette scène primitive. S’agissant des acteurs, il faut faire entrer dans le champ ceux qui se vivent comme des spectateurs ou tout au plus comme des figurants, alors qu’ils jouent un rôle décisif en amont et en aval des actes de violences sexuelles. Ce que montrent les enquêtes quantitatives et qualitatives, c’est que les violences sexuelles constituent des crimes et des délits collectifs, côté victimes et côté auteurs. Si nous ne sommes pas tous agresseurs ou victimes, nous connaissons tous à la fois des auteurs et des victimes de violences sexuelles ; ne serait-il pas pertinent de penser l’ensemble de la population non comme un spectateur extérieur, impuissant mais aussi innocent, mais comme des témoins potentiels ? Dès lors, les victimes faisant très souvent état de la violence des stratégies de leur entourage et de la société pour ne pas voir ces violences pour ce qu’elles sont et donc pour faire taire les victimes qui osent parler, il devient difficile d’éluder la question de notre responsabilité individuelle et collective dans la « conspiration des oreilles bouchées » selon la formule de Emmanuelle Piet, Présidente du Collectif Féministe Contre le Viol et présidente de la commission santé du Haut Conseil à l’Égalité. Considérer les violences sexuelles comme un crime collectif, c’est poser la question du rôle des complices des agresseurs, sinon au sens pénal, du moins au sens moral ; c’est aussi repenser la figure de la victime sur un plan collectif, via les notions de co-victimes, victimes par ricochet (les enfants témoins des violences commises par leur père contre leur mère par exemple), victimes vicariantes (qui aident les victimes au point de partager leur trauma et surtout d’éprouver comme elle la violence de la silenciation). La reconfiguration de la scène passe donc plus largement par un travail sur les regards et sur le langage qui vise à apprendre à ne plus taire mais au contraire à dire, à ne plus refuser d’entendre mais à écouter.
Le travail sur le regard vise à passer d’un male gaze à un female gaze, autrement dit d’un regard masculiniste à un ou plutôt des regards féministes, car la pluralisation des représentations est décisive dans la lutte contre les stéréotypes sexistes. Parce qu’il faut aussi et surtout prendre la mesure du fait que les agresseurs sont à 95% des hommes et que l’immense majorité des victimes n’appartiennent pas à la classe des hommes : ce sont les femmes, les enfants et l’ensemble des personnes sexisées (personnes trans et non binaires) qui subissent les violences de genre. Il est donc impossible de prétendre prendre en charge le problème des violences sexuelles en faisant l’économie d’une réflexion sur la puissance du patriarcat et l’effet des normes de socialisation des hommes qui valorisent un modèle de masculinité hégémonique autorisant à être violent et à exercer une domination sur les autres groupes, perçus comme inférieurs. Au-delà de la représentation des scènes de violences sexuelles, il faut reconsidérer la façon de représenter toute la sexualité, pour passer d’une érotisation de la violence et de la domination à une érotisation du consentement et de la liberté, de l’égalité et de la solidarité du désir et du plaisir partagés entre hommes et femmes, mais aussi d’autres sexualités, d’autres façons de faire du sexe et de s’aimer que la partition de la sexualité hétérosexuelle pénétrative, que l’on peut à la longue trouver monotone et rebattue, tant sur le plan de l’expérience que des représentations.
Le travail sur le langage porte à la fois sur la narration (comment raconte-t-on les violences sexuelles, où place-t-on le début et la fin de l’intrigue), sur l’énonciation (qui dit « je » ? ; de quel point de vue raconte-t-on la scène ? ; avec quels personnages s’agit-il de créer des processus d’identification ? Avec quels éprouvés s’agit-il de mettre les récepteurs en empathie ?), et sur le vocabulaire. La question de la qualification des faits constitue un enjeu décisif, un des problèmes étant la méconnaissance du rapport entre les faits et les mots (par exemple, qu’un conjoint pénètre sa femme quand elle est endormie n’est pas perçu comme un viol par une majorité de Français, du fait de l’absence de violence physique et du fait que l’idée que le viol au sein du couple n’est pas acquise alors qu’il s’agit, du point de vue du droit, d’un viol aggravé précisément pour cette raison). Le refus de voir et d’entendre passe plus largement par toute une série de disqualification, déqualification, sous-qualification des faits, et les abus physiques et psychologiques s’appuient sur des abus de langage qui prennent le plus souvent la forme d’une euphémisation – dire « drague lourde » pour injure sexiste, « mains baladeuses » pour agression sexuelle. Il faut donc mener tout un travail de traduction, de requalification. Ce travail implique aussi d’interroger aussi les définitions de toute une série de notions qui sont au cœur des discours et de la prise en charge médiatique, artistique, thérapeutique, judiciaire et politique des violences sexistes et sexuelles : « zone grise », « consentement », « présomption d’innocence », « prescription », « culture du viol », « féminicide », « male gaze », « mémoire traumatique ». Il faut aussi prendre acte qu’il ne s’agit pas seulement d’une erreur de cadrage mais bien d’un conflit dans le cadrage et prendre la mesure des résistances politiques à ce changement. N’oublions pas que l’actuel Garde des Sceaux, Éric Dupont-Moretti, a plusieurs fois plaidé au cours de sa carrière d’avocat la notion d’« inceste consenti », et qu’il a choisi en 2021 pour diriger la commission sur les atteintes à la présomption d’innocence l’ancienne ministre de la justice Élisabeth Guigou, initialement sollicitée pour présider la CIIVISE (Commission Indépendante sur l’Inceste et les Violences Sexuelles faites aux Enfants), avant d’être écartée du fait du sa proximité assumée avec Olivier Duhamel, accusé d’inceste.
La Vie des idées : Si ce recadrage doit aboutir à une meilleure compréhension et prise en charge des victimes, dans quelle mesure promet-il aussi une meilleure prise en charge des agresseurs, et pourrait-il prévenir la récidive ?
Gaëlle Marti : Dans la scène de viol telle qu’elle est véhiculée dans nos représentations majoritaires, l’agresseur est représenté sous les traits non seulement de l’inconnu, mais aussi du déséquilibré, ce qui fait souvent obstacle à la reconnaissance, par l’agresseur lui-même, de son rôle d’agresseur. Et cette impossibilité de se voir sous ces traits implique souvent une posture de déni, qui bien entendu l’empêche de prendre la mesure de ses actes, et de changer. Le décadrage entrepris vise, sans déresponsabiliser les auteurs de violences sexuelles, à leur faire prendre conscience du continuum des violences sexuelles, de leur caractère endémique (qui touche toutes les sphères de la société, de la famille aux entreprises en passant par les institutions, politiques, scolaires, universitaires, sportives, culturelles et religieuses) et du fait qu’elles sont le corollaire des rapports de domination patriarcaux qui constituent notre société.
Bérénice Hamidi : La question de la prise en charge des auteurs est effectivement un enjeu clé pour plusieurs raisons. D’abord, on l’a vu, parce que les chiffres indiquent que les violences sexistes et sexuelles constituent des « crimes de masse » pour reprendre l’expression du co-président de la CIIVISE Édouard Durant. Les prises en charge judiciaire et thérapeutique ne peuvent donc pas en rester au seul plan individuel, à la fois pour lutter contre la récidive et pour permettre des réparations justes, pour les victimes mais aussi pour les auteurs. J’emploie à dessein ce mot d’auteur, qui implique que la personne qui a commis ces violences en assume l’auctorialité. Se dire auteur implique que la personne qui a commis ces violences brise plusieurs dénis qui s’emboîtent : que l’acte a eu lieu, que cet acte est répréhensible, qu’il est bien la personne qui l’a commis, qu’il aurait dû ne pas le commettre, et enfin qu’il aurait pu ne pas le commettre. Que les auteurs reconnaissent leur responsabilité est ainsi paradoxalement la voie pour qu’ils reconnaissent leur liberté et pour qu’ils puissent se détacher de l’acte et se pardonner eux-mêmes. Or, ce double mouvement est la condition pour qu’ils se restaurent dans leur estime d’eux-mêmes et de leur dignité de sujet. C’est d’autant plus important que les procédures judiciaires, outre leur violence pour les victimes, ne permettent souvent pas cette reconnaissance de l’acte par le mis en cause ; or il s’agit là d’un des besoins fondamentaux exprimés par les victimes.
Même si les positions des agresseurs et des victimes sont radicalement distinctes au regard de l’acte commis et de leurs responsabilités respectives, il me semble qu’ils ont en partage une chose : la nécessité d’une réparation, mais qui passe par deux processus opposés : l’un doit être reconnu coupable de l’acte par lui-même, par la justice et par la société ; l’autre doit être reconnue victime, et donc aussi innocente de l’acte par elle-même, par la justice et par la société. Ce sont des processus extrêmement complexes, tortueux et délicats sur le plan psychique pour les parties en présence. Pour penser les différentes étapes du chemin de réparation du côté des victimes, on utilise la triade « victime, survivante et “thriverˮ » (personne épanouie). Au premier stade, la trajectoire de vie de la personne est arrêtée par les effets de l’acte et du traumatisme qu’il a engendré. Le second stade peut être défini comme oscillatoire et transitoire. Il se situe avant que la personne parvienne à se détacher de ce vécu, à le mettre au passé, et recouvre sa liberté de sujet plein et entier qui ne se contente plus de survivre mais peut à nouveau vivre et même dans une certaine mesure sur vivre, le chemin accompli lui ayant permis une réappropriation de soi et une forme d’empouvoirement. Qu’il n’existe pas d’équivalent côté auteur dit à quel point cette question est laissée dans un angle mort de la réflexion. Quels mots seraient pertinents ? Rédemption, réhabilitation ? Le mot de réparation me semble le plus juste.
Faciliter ces processus de réparation implique que les prises en charge judiciaire et thérapeutique soient mieux articulées, qu’elles soient pensées à la fois à l’échelle individuelle et collective. Puisque les violences sexistes et sexuelles sont un phénomène de société, il faut politiser cette question de la prise en charge. Il faut aussi, au lieu de se demander encore et toujours pourquoi les femmes ne dénoncent pas leur agresseur ou pourquoi elles restent, oser poser enfin frontalement la question : pourquoi les hommes violent-ils ? Une fois écartée la thèse des pulsions biologiques incontrôlables, dont la misandrie implicite mériterait vraiment d’être interrogée, la question devient : pourquoi et comment les hommes sont-ils autorisés à violer ? Les auteurs de violence ont une responsabilité individuelle indiscutable mais qui ne nous exonère pas d’un devoir d’inventaire des responsabilités collectives : l’absence d’éducation, l’impunité massive, etc. Or, il est frappant de constater que si la corrélation entre les violences sexuelles d’une part, et la socialisation genrée des hommes et des femmes, les modèles de masculinité, la normalisation de la violence et de la domination dans le cadre des rapports hétérosexuels d’autre part, est très largement faite par les victimes et par les instances qui les prennent en charge (associations féministes, groupes de parole, etc.), il n’en va pas de même côté auteurs. La réponse pénale actuelle, outre sa violence pour les victimes, ne permet pas de traiter ces enjeux. C’est sans doute d’ailleurs une des raisons pour lesquelles elle est peu efficace en matière de prévention de la récidive. De ce point de vue, les quelques trop rares expériences de justice restaurative sont prometteuses, même si elles ont pour l’heure le défaut d’être pensées uniquement à l’échelle interindividuelle alors qu’il serait peut-être bon de rendre ces audiences publiques, du fait précisément de l’enjeu pédagogique d’une telle justice.
Gaëlle Marti : Les expériences de justice restaurative qui ont pu être menées ça et là offrent en effet des perspectives très stimulantes, parce qu’elles permettent d’ouvrir un espace de « mise en mots » des violences entre l’agresseur et la victime, un processus permettant à l’agresseur de reconnaître la portée de ses actes et ainsi de restaurer la victime dans sa dignité. Les perspectives offertes par la justice restaurative sont nombreuses, que celle-ci soit utilisée avant le procès, après le procès, ou encore lorsque les faits sont prescrits. Il existe des expériences intéressantes menées ailleurs, qui pourraient être mieux documentées et diffusées, je pense ici notamment au programme de traitement des délinquants sexuels mis en place par le Service Correctionnel du Canada. Intitulé Violence Interdite Sur Autrui (VISA), il vise, par le dialogue, à proposer aux incesteurs d’assumer la pleine responsabilité de leurs actes devant l’ensemble des personnes concernées c’est-à-dire les personnes incestées mais aussi l’ensemble de la famille et des proches qui le souhaitent, de dire l’inceste et d’écouter ce qu’il a produit. Dans le programme VISA, les taux de récidive sont quasi nuls puisque seules deux personnes sur 130 ont été réincarcérées pour récidive sexuelle (source : service correctionnel du Canada). En France, si des expériences de justice restaurative ont été menées de manière ponctuelle (notamment, en phase pré-sentencielle, au tribunal de grande instance de Lyon), elles ne bénéficient pas d’un cadre juridique clair, ce qui en empêche la généralisation. Il n’est pas possible ni souhaitable que les pratiques de justice restaurative, qui pourtant ont fait leurs preuves, dépendent totalement de l’implication personnelle de magistrats et d’avocats convaincus du bien-fondé de cette démarche. Mais encore une fois, pour qu’un changement d’échelle intervienne, il faut que les représentations évoluent. Améliorer les prises en charge ne peut se faire sans un changement des représentations, et c’est l’enjeu du colloque « REPAIR. Violences sexuelles : changer les représentations, repenser les prises en charge » que nous co-organisons à Lyon les 3, 4 et 5 mars prochains.
Sarah Al-Matary, « Recadrer les scènes de viol. Entretien avec Bérénice Hamidi et Gaëlle Marti »,
La Vie des idées
, 25 février 2022.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net/Recadrer-les-scenes-de-viol
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