La rationalité occidentale, dualiste et anthropocentrée, serait selon l’écoféministe australienne Val Plumwood, à l’origine de la crise écologique. Il est temps de procéder à une nouvelle Critique de la Raison.
À propos de : Val Plumwood, La crise écologique de la raison, Puf
La rationalité occidentale, dualiste et anthropocentrée, serait selon l’écoféministe australienne Val Plumwood, à l’origine de la crise écologique. Il est temps de procéder à une nouvelle Critique de la Raison.
La recherche des causes de la crise écologique se penche la plupart du temps sur des enjeux économiques, politiques et scientifiques. L’écoféministe australienne Val Plumwood propose plutôt de remonter aux sources philosophiques de cette crise, en montrant comment les dérives de la rationalité occidentale doivent aussi en être tenues responsables. Cette rationalité est faussement raisonnable, explique Plumwood, elle est façonnée par un mode de pensée qui construit de faux dualismes. En plus d’influencer notre rapport au monde, la culture rationaliste détermine nos formes d’organisation, notamment économique, de même que nos fausses bonnes solutions pour sortir de la crise. Face à cette impasse, Plumwood propose un changement culturel radical : l’adoption d’une pensée dialogique, pour nous permettre de développer de véritables relations éthiques avec le monde non humain.
Il ne s’agit pas pour Plumwood de rejeter la raison, mais la version biaisée et discriminatoire de la rationalité développée par la tradition rationaliste qui a dominé la philosophie occidentale et le christianisme, ainsi que ses traductions sociales et économiques. Plumwood a pour cible le rationalisme, qu’elle définit comme « un culte de la raison qui place sur un piédestal une forme spécifique et restreinte de raison, tout en dévalorisant par contraste la sphère antagoniste de la nature et de la corporéité » (p. 34). Ce rationalisme repose sur la croyance que la rationalité est la caractéristique exclusive des humains, celles qui les définit en tant que tels, et suppose que tout ce qui possède une valeur est identifié à la raison (p. 212). Cette forme spécifique de rationalité implique donc un anthropocentrisme et son corrélat, le repli sur soi des êtres humains (p. 213).
Cette rationalité spécifique est problématique parce qu’elle façonne et est façonnée par des dualismes, cette tendance à hiérarchiser des termes conçus comme radicalement séparés, créant une discontinuité entre le centre dominant (l’Un) et les parties subordonnées (l’Autre) (p. 219). Le contenu des termes est construit par le centre, qui construit des catégories homogènes et stéréotypées en accaparant les qualités valorisées (p. 222). Le dualisme le plus significatif pour le propos de Plumwood est celui qui oppose l’être humain et la nature, et qui opère au cœur de la rationalité occidentale depuis au moins Platon. Il place au centre les humains rationnels, autonomes et libres, « hyperséparés » d’une nature passive, vide de sens et de pouvoir. Le monde abstrait des idées, associé au masculin, est hautement valorisé, par contraste avec le mépris dont fait l’objet le monde matériel associé au féminin (p. 121).
La pensée chrétienne hérite de cette pensée dualiste, et même si les ingrédients essentiels de l’identité aliénée sont déjà présents dans la pensée antique européenne, la période moderne implique une intensification majeure de la domination, notamment celle de la nature. En effet, Descartes, que l’on considère comme le père de la modernité, est clairement, selon Plumwood, l’héritier de la dévalorisation platonicienne, et ensuite chrétienne, du corps, de la nature et du féminin. Les Lumières ont particulièrement contribué à promouvoir une « logique anthropocentrique d’auto-imposition des humains », présentée sous les atours trompeurs de la rationalité (p. 466).
Cette pensée dualiste est caractérisée par la tendance à nier la relation de dépendance entre les termes dualisés (p. 224). Ainsi, la culture rationaliste affirme que notre esprit est pur et indépendant de notre corps, et nie que nous soyons des êtres qui dépendons de la nature (p. 35). Plumwood insiste sur cette « illusion du désencastrement » (p. 214) qui justifie la conception d’une fausse autonomie humaine et d’une nature réduite à un ensemble d’éléments interchangeables, remplaçables et disponibles pour les intérêts humains (p. 231). Que cette rationalité soit fondée sur l’altérisation des êtres non humains et de la nature en général est selon l’autrice le cœur du problème, la source de la crise écologique. Ce dont la nature a besoin n’est pas interprété comme étant en mesure d’imposer des limites aux objectifs et aux projets humains (p. 233), comme en témoignent actuellement les nombreux projets extractivistes basés sur l’exploitation et l’exportation de ressources.
Ainsi, la survalorisation de la raison humaine nous distancie de la nature et sert à en justifier l’exploitation, nous causant un tort épistémique en nous empêchant de comprendre et de percevoir que nous en sommes une partie intégrante (p. 212). Cette hyperséparation marque la science moderne, dont l’analyse critique montre selon Plumwwod qu’elle incarne l’articulation entre savoir et pouvoir, la science étant au service du pouvoir sur la nature.
La rationalité occidentale est associée de près à la science moderne, fondée sur le dualisme sujet/objet, qui oppose un être humain en contrôle à un monde manipulable et éventuellement marchandisable. Plumwood s’appuie sur les travaux de plusieurs théoricien.nes critiques [1] pour étayer la thèse selon laquelle la raison scientifique est au service du capitalisme. Elle écrit :
Je ne pense pas que l’ordre mondial soit structuré par une forme unique et monolithique de rationalité économique omnipotente, mais plutôt par une oligarchie de rationalités qui collaborent les unes aux autres au profit des élites, jouant ainsi un rôle prépondérant dans la crise écologique (p. 99).
Les méthodologies de la science moderne ont pour but de prédire et de contrôler, tout en étant monologiques, c’est-à-dire qu’elles tiennent compte uniquement des intérêts humains et négligent ceux de la nature. Plumwood illustre la dangerosité de cette science instrumentale et productiviste par l’effondrement de la pêche à la morue au Canada. Elle cite Raymond Rogers, qui a montré que, dans ce cas, « la science marine fut utilisée comme auxiliaire pour optimiser les objectifs de production, contribuant par ailleurs à légitimer l’exploitation excessive en prétendant qu’elle avait fixé des seuils de prélèvements prudents alors même que ce n’était pas le cas et que de tels seuils ne pouvaient de toute façon pas être fixés » (p. 100).
Dans cette science prétendument objective, le dualisme sujet/objet se lie aux dualismes esprit/corps et raison/émotion pour mettre de l’avant une forme d’objectivité détachée des émotions et du corps, considérés comme des obstacles au savoir (p. 104). L’impartialité et le détachement exigés tracent une frontière rigide entre le sujet et l’objet, de même qu’entre l’humain et la nature, ce qui nuit à la sympathie, à l’engagement, aux relations de soin (p. 105). Autre tort épistémique, ils créent aussi une confusion entre la rationalité et la neutralité (p. 87).
Cette culture rationaliste et scientifique a justifié que nous dominions le monde non humain et tous les êtres historiquement rejetés du côté de la nature, notamment les femmes et les peuples autochtones, et elle menace maintenant notre survie. Ce qui paraît rationnel est en fait son contraire.
Le capitalisme, forme économique du rationalisme, suppose selon Plumwood une rationalité suprême et universelle (p. 85). Maximiser ses propres intérêts apparaît comme le summum de la rationalité, incarnée par un individu atomisé et autosuffisant qui compétitionne avec les autres (p. 89-90). L’égoïsme de l’agent économique rationnel des modèles théoriques est censé représenter la nature profonde des humains ; plus exactement, il incarne ce qu’on associe traditionnellement à la masculinité (p. 86). L’androcentrisme de ce système a pu compter sur le dualisme public/privé pour légitimer la dévalorisation, dans la sphère domestique, du travail des femmes et d’autres personnes subalternisées, où, par opposition à l’égoïsme et la compétition dans le monde économique et politique, peuvent se déployer des attachements, de l’altruisme, de l’éthique (p. 88). Ce modèle est marqué par son déni des interconnexions entre les sphères privée et publique, suivant le même principe de la non-reconnaissance des liens entre les humains, et entre les humains et le monde non humain (p. 90).
Plumwood dénonce le fait que, « lorsque les groupes privilégiés les plus influents dans les systèmes de prise de décision sont éloignés des nuisances écologiques qu’ils provoquent, et lorsque dans le même temps les personnes les plus exposées à ces nuisances ne sont pas prises en compte, toutes les conditions sont réunies pour que la rationalité écologique connaisse des échecs majeurs » (p. 166). En effet, certains êtres humains sont réduits au silence, de même que l’est la nature, ce qui rend toute rétroaction impossible alors que cette dernière est pourtant essentielle à une pensée écologique (p. 189). Ce système a des effets dramatiques, comme en témoigne l’élevage industriel, qui incarne la plus détestable des pratiques d’exploitation de la nature et des animaux non humains (p. 316). Il résulte d’une maximisation des intérêts économiques produite par une rationalité débarrassée de toute compassion.
Se demandant comment créer des relations éthiques avec le monde non humain, Plumwood entre en dialogue avec les approches ayant déjà proposé de telles relations, mais qui sont insatisfaisantes parce qu’elles ne remettent pas en question les fondements de la crise écologique. Elle critique l’utilitarisme, parce qu’elle ne croit pas qu’il soit possible, comme le suppose cette approche qui s’inscrit dans la tradition universaliste et rationaliste, de calculer froidement la quantité des plaisirs et des peines. Elle dénonce que cette approche implique une hiérarchisation des êtres et des espèces suivant une reconnaissance basée sur la proximité avec l’humain (p. 310). D’autres mouvements de libération, comme le féminisme et le décolonialisme, ont montré que ce type de reconnaissance est trop limitée et ne permet pas de déconstruire les hiérarchies fondamentales (p. 312).
Plumwood adresse la même critique à la théorie des droits, qui ne fait qu’agrandir le club sélect des détenteurs de considérations morales. Sa propension à faire reposer le statut moral des animaux sur le type d’êtres auquel ils appartiennent crée des discriminations et nuit à la compréhension des sources et de la complexité des exploitations (p. 315). En plus de ce dualisme moral, la théorie du droit des animaux a aussi tendance à cautionner un individualisme excessif et un universalisme culturel, ce qui limite sa pertinence du point de vue d’une éthique écologique (p. 314).
Lorsqu’un lien est tracé entre la théorie des droits des animaux et le végétarisme, cette dernière se voit obligée de se plier à un impératif d’exclusion, suivant le présupposé que seuls les êtres exclus de la catégorie des détenteurs de droits peuvent offrir une source alimentaire éthique. Plumwood dénonce le fait qu’un tel principe donne lieu à un végétarisme absolu, une stratégie problématique, parce que décontextualisée, alors qu’il existe pourtant, dans certains contextes, des usages plus respectueux des animaux non humains (p. 316). De plus, ce végétarisme exclusif met l’accent sur la pureté individuelle ; associe prédation et déchéance, niant ainsi la réalité des écosystèmes composés de proies et de prédateurs (p. 321) ; et trace une frontière morale absolue entre les animaux et les plantes (p. 318). Elle plaide plutôt pour un végétarisme critique, qui met l’accent sur la responsabilité des systèmes culturels, politiques et économiques. Une telle approche tient compte du contexte et refuse toute opposition dualiste entre vie consciente et vie non consciente, pour ainsi remettre en question la thèse selon laquelle seule la première serait digne de considération morale (p. 318).
Plumwood met aussi en garde contre la croyance d’après laquelle on pourrait fonder une meilleure relation éthique entre les humains et la nature en considérant qu’ils partagent une identité et des intérêts communs. Cette idée est notamment développée dans l’écologie profonde d’Arne Naess. Les concepts d’unité et de continuité sont trop vagues pour permettre la remise en cause, pourtant fondamentale, du déni historique de notre dépendance à la nature (p. 405). Ces théories éthiques ne sont pas de bons modèles pour penser les ajustements mutuels, la communication et la négociation pourtant nécessaires entre les partis et intérêts. Plumwood croit plutôt qu’il faut reconnaître que les êtres non humains ont des identités différentes et des intérêts qui peuvent même parfois être opposés : « respecter l’autre, ce n’est pas prétendre s’identifier à lui, mais bien plutôt reconnaître sa différence et les limites qu’il nous impose » (p. 408).
Plumwood plaide en faveur de l’élaboration d’une conception non hiérarchique de la différence (p. 351). Il s’agit de reconnaître la continuité entre les catégories non homogènes que sont les humains et les non humains, notamment parce que les non humains ont des qualités mentales, notamment l’intentionnalité, et que les humains, étant une partie intégrante de la nature, ont une part d’animalité (p. 391). Pour établir de meilleures relations éthiques avec la nature, il faut donc sortir de l’anthropocentrisme et reconnaître que les propriétés mentales, particulièrement l’intentionnalité, sont plus diverses et mieux réparties dans le monde que nous ne le font croire les modèles réductionnistes (p. 359). Lorsque nous minimisons la capacité des animaux à exprimer leurs propres choix, ce n’est pas par faute de preuves, mais parce que nous voulons nous libérer de contraintes éthiques à leur égard (p. 374).
Selon Plumwood, les cultures les plus influencées par la pensée dualiste devraient s’inspirer de celles qui se sont développées davantage à l’écart de celle-ci, notamment pour créer de nouvelles spiritualités. Comme certaines cultures autochtones le reconnaissent, les entités naturelles sont non seulement dotées d’une capacité à avoir des projets et à faire des choix, mais aussi des capacités communicationnelles (p. 359). Chaque culture devrait développer ses propres spiritualités critiques et matérialistes, qui s’appuieraient sur une conception de la matérialité comme étant organisée, intentionnelle et comportant une dimension transcendante (p. 441).
Pour réfléchir aux voies possibles pour développer une meilleure attitude éthique avec la nature, Plumwood s’inspire de plusieurs pensées éthiques. L’éthique des vertus, dans laquelle il s’agit de développer des dispositions morales, en particulier l’attention à l’autre (p. 392) et la sensibilité, permet de choisir l’attitude morale la plus appropriée selon le contexte (p. 381) ; l’éthique du soin nous apprend à nous soucier des besoins et du bien-être des autres dans tout ce que nous entreprenons / dans toutes nos actions (p. 380) ; l’éthique narrative fournit un contexte et une identité pour permettre d’appréhender « la nature comme une sphère composée d’êtres qui sont autant de centres autonomes de valeurs et de besoins exigeant que nous établissions avec eux des relations éthiques » (p. 381).
Pour dépasser la tendance à tenir compte uniquement des intérêts humains, Plumwood propose de remplacer la pensée monologique propre au régime de l’hyperséparation par une pensée dialogique (p. 89), qui permettrait de tenir compte de nos intérêts, mais aussi de ceux de la nature (p. 277) et ainsi développer une véritable rationalité écologique (p. 155). S’il est inévitable de prendre ses propres intérêts en considération, cette attitude ne doit pas se confondre avec l’égoïsme (p. 276). Par exemple, le principe de propriété devrait être revu pour être considéré comme un partenariat fondé sur la réciprocité, et faire en sorte que la propriété soit davantage responsable et collective (p. 430). Les animaux non humains pourraient être considérés comme des êtres familiers, avec qui il est possible de créer des liens fondés sur la communication, la protection, l’amitié (p. 337), plutôt que de les réduire soit à des animaux de compagnie, soit à de la viande.
Dans ce livre, Plumwood démontre amplement, avec cependant quelques répétitions, que notre anthropocentrisme culturel et le déni de notre encastrement écologique sont des illusions irrationnelles qui nous sont préjudiciables. Pour une version mieux structurée et concise de ses idées, conseillons la lecture de son œuvre phare, Feminism and the Mastery of Nature (1993), disponible gratuitement en version numérique.
Parce qu’elles nous plongent dans les sources profondes de la crise écologique et prennent en compte les nombreux rapports de pouvoir qui marquent nos cultures, les idées écoféministes, dont celles de Plumwood, philosophe incontournable de cette approche, doivent absolument être entendues.
par , le 11 décembre
Sophie Savard-Laroche, « Rationalité et crise écologique », La Vie des idées , 11 décembre 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Rationalite-et-crise-ecologique
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[1] Donna Haraway, Raymond Rogers, Sandra Harding, Carol Gilligan, Carolyn Merchant, Susan Bordo, Evelyn Fox Keller.