Le rôle des armes et technologies militaires dans le développement des empires européens constitue un sujet d’étude consacré à la fin des années 1980 par les travaux de l’historien Geoffrey Parker. Selon lui, l’amélioration des capacités de tir au canon sur mer, l’apparition du mousquet et d’une artillerie de campagne plus efficace, et la construction de forteresses entre 1500 et 1800 avaient été à l’origine d’une véritable « révolution militaire ». C’est cette « révolution » qui aurait donné aux Européens les moyens de la conquête impériale [1]. Dans Empire of Guns, Priya Satia revient sur le lien entre armes et impérialisme, à partir d’une étude se concentrant sur la circulation des mousquets et des fusils dans l’Empire britannique.
Les fabriques de la défense
La première partie de l’ouvrage se concentre sur l’arrière-plan politique et économique de la production d’armes en Angleterre au XVIIe siècle. Au cours de ce siècle, la fabrication d’armes à feu augmente tout d’abord pour satisfaire les besoins de l’échange colonial. Dans les Amériques, aux Indes et en Afrique, les Anglais offrent des fusils aux populations locales et les troquent contre des esclaves afin de s’en faire des alliées politiques. La production d’armes s’accroît ensuite dans le contexte des guerres qui opposent les Européens entre eux, telles que la guerre de Succession d’Espagne (1701-1714), la guerre de Sept Ans (1756-1763), la guerre d’indépendance en Amérique du Nord (1775-1783) et les guerres napoléoniennes (1803-1815). Pour les Britanniques, les enjeux de ces conflits sont surtout liés à la conservation ou l’agrandissement du domaine colonial. La fabrication d’armes entretient donc des liens directs avec le projet impérial.
La production d’armes est vue comme nécessaire à la protection des intérêts britanniques : « Les Britanniques ordinaires font le lien entre l’industrialisation et l’urbanisation ambiante et l’implication plus étroite de leur nation dans l’économie mondiale ; d’où leur volonté de payer pour le développement des moyens de défendre leurs intérêts à l’étranger » (p. 175). Lorsqu’il commande du matériel militaire, l’État n’est pas perçu comme un parasite mais comme un agent actif du changement économique. Pour le dire autrement, les commandes militaires constituent des opportunités économiques pour l’industrie. La fin des guerres napoléoniennes, à laquelle correspond une période de réduction des achats militaires, sera d’ailleurs ressentie comme un coup dur par tous ceux qui ont vendu leur production à l’armée pendant des années.
C’est dans ces circonstances guerrières qu’émerge une industrie dispersée qui opère sous la houlette de l’État, alors que la production tend à reposer sur des processus et composants de plus en plus standardisés [2]. La main de l’État est incarnée par l’Ordnance Office, qui coordonne avec souplesse des fonderies privées, des armureries soutenues publiquement, des quais d’embarquement à Woolwich, des organismes en charge de la recherche à Minories et Vauxhall ou encore des bureaux administratifs basés à la Tour de Londres. Coordination en métropole, mais prohibition de la production dans les colonies, comme le relève l’historienne. Une législation adoptée au cours du XVIIIe siècle a pour objectif d’empêcher les colons américains de produire des armes, car les Britanniques craignent l’arrivée de rivaux sur un marché déjà engorgé. La Compagnie des Indes, quant à elle, fournit des armes en abondance afin de rendre la production locale, qui préexistait à l’arrivée des Britanniques et était de qualité équivalente à celle des Européens, peu rentable et placer les souverains locaux en situation de dépendance.
« La vie sociale des armes »
Priya Satia s’intéresse ensuite à ce qu’elle nomme « la vie sociale des armes », qui recouvre les rôles de plus en plus nombreux conférés aux armes, en métropole et dans les colonies. On remarquera d’emblée que le sens et l’utilité sociale des armes ne sont pas partout les mêmes. Dans les colonies d’Afrique de l’Ouest, où les armes à feu exportées sont souvent de qualité moindre, les armes ne jouent pas qu’un rôle guerrier : ce sont des objets cérémoniaux, des emblèmes de pouvoir et une monnaie d’échange, notamment pour acheter des esclaves. Ce processus n’est pas sans conséquence sur le développement des États africains : « L’augmentation des expéditions européennes de fusils a été corrélée à l’augmentation des exportations d’esclaves après 1750. Le rassemblement d’esclaves a provoqué la montée d’« États esclavagistes » hautement militarisés » (p. 186). Cela étant, le rôle de ces armes dans les guerres locales reste limité, car la faible qualité, le manque de précision et l’obsolescence rapide qui les caractérise (souvent moins d’un an) réduit leur utilité. Ceci explique d’ailleurs pourquoi plusieurs millions de ces armes ont été distribuées et vendues dans ces régions. Lorsqu’elles servent en situation de conflit, les armes sont surtout appréciées pour leurs effets psychologiques, effrayants par le bruit et la fumée qu’elles produisent.
En métropole, l’image sociale de l’arme à feu est très différente. Elle est associée à l’idée d’auto-défense et de refus de la violence : l’arme à feu permet à l’individu de rester à distance de ce qu’il appréhende comme une menace. La violence de l’arme à feu est perçue comme impersonnelle et ce d’autant plus que le manque de précision des armes à feu rend difficile d’atteindre la personne visée. En appuyant sur la détente, le tireur déclenche des mécanismes dont l’effet ultime est difficile à prédire. Le tireur va-t-il tuer, blesser ou « simplement » effrayer ? Au niveau des représentations sociales, cette imprévisibilité se traduit par l’idée selon laquelle le tireur n’est pas totalement responsable des effets qu’il cause. L’arme à feu est en ce sens le revers du couteau, arme du crime passionnel ou du règlement de compte. À la violence froide de l’arme à feu s’opposerait la violence chaude du couteau qui ne manque pas sa cible. Pour ces raisons, l’arme à feu, selon la vision qu’on en a au XVIIIe siècle, est plus « humaine ». Elle participe, selon la vision de l’époque, au processus de civilisation [3].
Ces représentations doivent se comprendre à la lueur du clivage possédants-travailleurs au sein de la société britannique. La possession d’armes à feu devient un privilège réservé aux nobles, aux riches et à ceux qui les servent. Avec les clous, les charnières et les serrures, les armes à feu sont une technologie au service de la protection de la propriété. À partir de la seconde moitié du XVIIe siècle, les autorités vont aussi mettre en place une législation destinée à restreindre la possession d’armes par la population par crainte de leur usage lors de révoltes. Ces lois concernent non seulement les Anglais mais aussi les Écossais et les Irlandais entre la fin du XVIIe et le début du XVIIIe siècle. On procède de fait à un désarmement de la population, ce qui s’articule à des mesures d’encadrement social pour limiter le droit de chasse des pauvres.
L’ouvrage jette ici une lumière supplémentaire sur la « guerre aux pauvres » menée par les « élites » aux XVIIe et au XVIIIe siècles et qui a fait l’objet d’analyses par Edward P. Thompson, Marcus Rediker et Peter Linebaugh [4]. Le développement économique de l’Angleterre a reposé sur l’aptitude des possédants à discipliner des masses de travailleurs. Chassées des campagnes, elles ont été contraintes de bâtir les infrastructures nécessaires au projet impérial (navires, ports et canaux). Ponctuellement, ces travailleurs pauvres se révoltent, générant de grandes inquiétudes parmi les propriétaires. Les armes à feu sont employées pour les terroriser et les mettre au pas. Le Riot Act de 1715 prévoit même d’indemniser les civils qui feraient feu sur les émeutiers, autorisant les membres de milices qui travaillent pour les possédants à user de la force.
Comme le montre Priya Satia, les armes à feu conservent néanmoins une image « humanitaire ». La violence des foules, qui n’utilisent quasiment jamais d’armes à feu dans l’histoire britannique, est perçue comme « vulgaire » tandis que la brutalité des possédants, équipés en armes à feu, est « polie » ou « honorable ». De nos jours, les armes « non létales » – gaz lacrymogènes, grenades de désencerclement, canons à son ou encore « Lanceurs de Balles de Défense » (LBD) – occupent dans un certain imaginaire sécuritaire une place équivalente aux armes à feu d’alors [5]. Parfois nommées « armes peu létales » ou « armes moins létales », leur usage s’est malgré tout avéré mortel à plus d’une occasion.
Des champs de bataille européens aux violences coloniales
Au sein des forces armées, des changements surviennent également aux XVIIIe et XIXe siècles. L’élévation de la cadence de tir, plus que la précision, est au cœur des règlements tactiques, français puis européens, produits à partir des guerres napoléoniennes. Il en résulte une augmentation de la mortalité par armes à feu sur les champs de bataille. Au même moment, on assiste à une augmentation du nombre d’homicides causés par armes à feu dans la société civile, ce qui pose la question d’une brutalisation de la société britannique liée à l’expérience des guerres de la Révolution [6]. Entre 1810 et 1815, dans la région de Londres, 12 % des accusations de meurtres renvoyaient à des décès provoqués par des armes à feu. Selon Priya Satia, c’était : « une proportion plus élevée que jamais. Les guerres massives qui avaient commencé en 1793 avaient également changé la façon dont les armes étaient utilisées dans les actes de violence entre des civils. Toute une génération était capable de violence impersonnelle par arme à feu, sans lien avec la propriété, à laquelle elle avait été familiarisée » (p. 252). L’habitude du recours à la violence et la prolifération d’armes à feu auraient donc eu un effet néfaste dans la sphère civile.
Après cette évocation du rôle des armes en Europe, Priya Satia revient sur le cas des colonies, où ces armes servent la mise en place d’un régime de propriété favorable aux Britanniques. Chez Daniel Defoe, le personnage de Robinson Crusoé, « propriétaire » de son île, équipé de son fusil face aux « sauvages », met en exergue le lien unissant le récit colonial paranoïaque de la recherche de sécurité absolue et la détention d’armes à feu. Du fait de la disponibilité d’armes de meilleure qualité que celles fabriquées aux XVIIe siècle, les luttes entre les colons et les communautés indigènes deviennent plus âpres, notamment dans les Amériques. En Océanie, les armes à feu aux mains des colons servent aussi à mener des chasses à l’homme qui se terminent par des homicides d’aborigènes [7]. Les armes sont par ailleurs utilisées dans des conflits qui opposent les colons entre eux [8]. Priya Satia nuance cependant ses conclusions générales à propos des conséquences de la circulation des armes à feu dans les colonies. Selon elle, les armes blanches jouent encore un rôle dramatique dans les combats qui s’y déroulent, dont les armes à feu sont le complément.
L’essor des ventes d’armes à feu, à destination des forces armées et des colons, s’accompagne aussi de la construction de justifications parmi les producteurs. L’ouvrage se focalise ici sur les membres de la secte des Quakers au cours du XVIIIe siècle. On trouve dans cette communauté, composée d’individus ayant fait vœu de non-recours à la violence, des fabricants d’armes à qui il va être demandé, par leurs pairs, d’expliquer en quoi leur activité est compatible avec leurs convictions morales. Cela débouche sur une conception libérale et limitée de la responsabilité, qui fait écho à celle de la Theory of Moral Sentiments (1759) d’Adam Smith. Cette conception ne tient compte que des douleurs et souffrances locales dont les effets sont visibles là où ils émergent. Selon cette logique, le fabricant d’armes n’a pas à se considérer responsable des usages, potentiellement lointains, qui seront faits de son arme. Pour Priya Satia, ce raisonnement libéral à une fonction de « gestion de la culpabilité » (guilt management). Il repose en dernière instance sur un rejet d’un mode de pensée systémique, comme celui que l’on retrouve dans la réflexion de Karl Marx ou d’Henry David Thoreau. L’approche libérale, pour le dire autrement, rend impossible d’envisager la production des armes sous l’angle d’un « mal structurel » (systemic wrong) – angle que Priya Satia privilégie pour sa part. Cette conception libérale n’a visiblement toujours pas été dépassée, comme le montrent par exemple les prises de position françaises dans le dossier des livraisons d’armes à l’Arabie saoudite impliquée dans le conflit au Yémen [9].
Le contrôle impérial des armes
Au cours du XIXe siècle, un changement s’opère dans la politique britannique de contrôle des armes. La Grande-Bretagne cherche à consolider sa position impériale dominante et son intérêt consiste parfois à ne pas vendre d’armes à l’étranger pour ne pas mettre de l’huile sur le feu de conflits locaux déstabilisants. C’est dans ce cadre qu’une législation plus restrictive est adoptée : « Les frictions continues avec l’Espagne aboutissent à l’adoption du Foreign Enlistment Act en 1819, qui interdit la vente de navires de guerre aux États étrangers et empêchant aussi de leur vendre des d’armes légères. En 1827, l’Égypte doit acheter des navires et des armes à Marseille, Trieste et Venise, alors qu’elle espérait les obtenir de l’Angleterre. Un décret de 1825 empêche les fabricants d’armes britanniques de fournir la Grèce et l’Empire ottoman qui sont en conflit et les autorités saisissent sur la Tamise des armes destinées aux Grecs. Le commerce imprudent du siècle précédent, lorsque la Grande-Bretagne était un empire en devenir, cède la place à la prudence afin de préserver les relations diplomatiques et maintenir le prestige moral, même aux dépens de l’industrie et du commerce intérieurs » (p. 347).
Cette politique plus prudente s’avère malgré tout difficile à pérenniser face aux pressions de l’industrie. La concurrence persistante d’autres États – comme la Belgique – incite la Grande-Bretagne et d’autres puissances coloniales à développer des normes communes afin de réguler le commerce des armes. La première initiative internationale d’envergure en la matière est la conférence de Bruxelles de 1890 pendant laquelle les puissances adoptent une convention qui porte sur le commerce des armes à destination de l’Afrique. Ce commerce fait ensuite l’objet de discussions en 1908, 1913, 1919 et 1925, notamment dans le contexte de la Société des Nations. On y évoque l’élargissement du champ d’application, notamment à l’Asie, des mesures adoptées à Bruxelles en 1890. Mais les puissances ne parviennent pas à s’entendre et aucune nouvelle convention ne verra le jour. Un système de licences étatiques d’exportation est cependant mis en place en Grande-Bretagne, en Belgique, en France et aux États-Unis.
Cette partie de l’ouvrage de Priya Satia fait écho à l’étude de Sokhna Sané sur Le contrôle des armes à feu en Afrique occidentale française, 1834-1958, qui montrait que la France a d’abord toléré la possession d’armes par les populations africaines, pour consolider des alliances avec les chefs locaux [10]. Au début du XIXe siècle, ces armes sont issues des surplus européens d’après les guerres napoléoniennes et sont reconditionnées, notamment à Liège, pour diminuer leurs performances. Dans le contexte de la Première Guerre mondiale, les autorités françaises commencent à durcir le contrôle. Ce processus manque néanmoins d’efficacité, car les Africains peuvent aisément se fournir en dehors de la zone contrôlée par la France – l’administration coloniale française reproche d’ailleurs aux Britanniques leur laxisme en la matière.
Prenant donc place dans une historiographie multilingue en développement rapide, Empire of Guns contribue à la compréhension de l’histoire sociale des armes, sur la période des XVIIe-XIXe siècle. En complétant et nuançant l’analyse jadis menée par Geoffrey Parker sur la « révolution militaire », il permet de mieux appréhender les mécanismes par lesquels les États européens sont parvenus à s’imposer dans les colonies. Il met en contexte la problématique de la prolifération et du contrôle des armes légères et de petits calibres, pour reprendre une expression contemporaine, montrant que celle-ci anticipe l’apparition des mitrailleuses et des fusils d’assaut, telle que la Kalashnikov [11]. Alors que plus de 800 millions sont en circulation à travers le monde à l’heure actuelle, Empire of Guns nous aide à comprendre la genèse de ce monde en armes.
Priya Satia, Empire of Guns : The Violent Making of the Industrial Revolution, New York, Penguin Press, 2018.