Critique féroce de certaines errances de l’histoire quantitative, en particulier de ses inspirations néo-classiques, Francesco Boldizzoni propose de repenser les rapports entre histoire et économie. Avec raison ?
Critique féroce de certaines errances de l’histoire quantitative, en particulier de ses inspirations néo-classiques, Francesco Boldizzoni propose de repenser les rapports entre histoire et économie. Avec raison ?
La cliométrie – l’application de la théorie économique à des questions historiques – est apparue aux États-Unis dans les années 1960. Depuis, elle n’a cessé de hérisser le poil des historiens en général, et des historiens européens en particulier. L’ouvrage érudit et ambitieux de l’historien des idées économiques Francesco Boldizzoni, The Poverty of Clio : Resurrecting Economic History, vient ranimer ce débat. D’après lui, la cliométrie adopte servilement les prémices de l’économie néoclassique [1] et occupe avec arrogance une partie grandissante du champ. Nombreuses de ses critiques sont justes. Il est dommage en revanche qu’il propose plutôt de changer la couleur des œillères de Clio que de les lui enlever.
Le livre s’adresse avant tout aux historiens des États-Unis, où le mal serait plus avancé (p. 169), sans doute parce que l’histoire économique y a déserté les départements d’histoire pour n’être plus pratiquée que par des membres des départements d’économie. En France, l’histoire économique bénéficie encore dans les départements d’histoire du prestige de la tradition des Annales. Je suis moi-même un économiste d’étiquette et un cliomètre d’activité. En poste dans un département d’économie, je pratique une histoire économique quantitative informée par les développements en économie que me conduit à fréquenter beaucoup de membres de l’école cliométrique identifiés par Boldizzoni. Ce livre, dont les arguments sont souvent convaincants, ne m’en intéresse que plus [2].
Boldizzoni s’attaque à de nombreuses références et tendances de l’histoire cliométrique. Le deuxième chapitre examine ainsi le néo-institutionalisme et sa tendance à utiliser les modèles néoclassiques pour expliquer l’ensemble du champ social. Boldizzoni critique particulièrement les travaux de Douglass North, par exemple dans l’ouvrage qu’il a publié en 2008 avec John Wallis et Barry Weingast Violence and Social Orders : A Conceptual Framework for Interpreting Recorded Human History, dont il en dénonce le fonctionnalisme d’une manière juste et intéressante [3].
On trouvera également dans l’ouvrage des critiques nombreuses et percutantes de travaux récents qui ont reçu un écho important parmi les spécialistes. La maîtrise des sources italiennes de Boldizzoni montre que l’historien économique Avner Greif avait traité les documents originaux avec légèreté pour arriver à sa conclusion que la commune génoise avait été crée explicitement pour promouvoir l’activité commerciale de la ville ; sa thèse était tout simplement fausse [4]. De même, Boldizzoni montre que l’échantillon de vingt ans sur lequel aurait travaillé Maristella Botticini pour montrer que les dots à Florence au XVe siècle pouvaient s’expliquer dans le cadre d’un marché du mariage beckerien n’existe pas. La dénonciation du darwinisme social de Gregory Clark [5] est moins novatrice, mais bien menée. Intéressants aussi les commentaires sur Avner Offer quand il cherche à expliquer non pas le mariage, mais jusqu’à l’amour par des raisonnements économiques [6] ; ou encore sur Robert Ekelund, Robert Hébert et Robert Tollison qui expliquent que le succès de la Réforme comme celui de l’introduction de la concurrence dans le marché de la religion européenne.
L’ouvrage de Boldizzoni a pourtant la qualité de ne pas simplement être une liste de critiques. Il présente ainsi dans les trois derniers chapitres un programme méthodologique concret pour sortir l’histoire économique des griffes de l’économie néoclassique. D’un point de vue microéconomique, il appelle à prendre en compte les contraintes institutionnelles et culturelles auxquelles sont soumis les individus, à l’exemple de Witold Kula et Marco Cattini [7]. L’anthropologie et la sociologie économique sont pour lui de meilleurs guides que l’économie pour analyser de manière fructueuse les motivations multiples des acteurs. D’un point de vue macroéconomique, Boldizzoni invite également à une histoire totale chère à l’école française des Annales, telle que l’ont pratiquée Braudel, Le Roy Ladurie et (un peu bizarrement) Bairoch.
Boldizzoni donne aussi envie de les lire ou relire les travaux qu’il approuve, comme Wrightson, Roche, Goldthwaite, Zelizer [8]. Son plaidoyer pour une histoire source de théories plutôt que simple champ de test est louable. Il ne restera cependant qu’un vœu pieux tant que les économistes théoriques continueront à ne pas prendre tout à fait au sérieux l’histoire en général et les faits en particulier, comme on le voit dans l’approche cavalière du rôle de la transition démographique dans la révolution industrielle qu’adoptent des théoriciens de la croissance comme Oded Galor [9].
Boldizzoni a un style polémique qui facilite la lecture de son ouvrage mais ne sert pas toujours son propos. Penser que Fogel et Engerman dans leur ouvrage sur l’analyse économique de l’esclavage, Time on the Cross [10], cherchaient à « effacer le péché originel de la nation américaine et calmer son sentiment de culpabilité durant une époque marquée par de grandes luttes sociales » n’est qu’un simple procès d’intention (p. 16). Les arguments présentés par Boldizzoni contre la pratique du contrefactuel sont, de même, véhéments, mais guère neufs (p. 13-14). La critique des études sur l’utilisation des séries de prix pour mesurer la formation des marchés est expédiée avec légèreté au détour d’un paragraphe (p. 164).
Même lorsque le ton est plus mesuré, tout n’est pas convaincant. Ainsi, il critique l’entreprise de mesure et de comparaison de long terme des salaires réels menée, entre autres, par Robert Allen, au motif que les prix étaient exprimés en monnaie de compte plutôt qu’en monnaie physique durant la période moderne, et les transactions souvent effectuées en billon à court forcé (p. 81-82). Pourtant, à la plupart des périodes, le prix de la monnaie de compte en termes de métal précieux était suffisamment stable pour pouvoir comparer les salaires et le prix des biens de consommation.
Sa vision de l’économie antique est très inspirée de l’approche Moses Finley et de sa critique de tout discours économisant ; il y a des raisons importantes de dépasser ce débat (voir, par exemple, les travaux d’Alain Bresson [11]). Contrairement à ce que dit Boldizzoni (p. 32), il y avait des corporations à l’époque hellénistique, notamment en Égypte Ptolémaïque [12]. Il se refuse à prendre en compte le fait, souvent interprété comme indiquant une croissance économique romaine, que beaucoup plus d’épaves romaines ont été trouvées datant du Ier et du IIe siècle de notre ère que du siècle précédent ou du siècle suivant (p. 85) ; un chronologie plus fine montre même l’existence d’une courbe « en cloche » atteignant son zénith au IIe siècle. Pourtant, l’existence de cette phase prospère est confirmée par ce que nous savons de la pollution atmosphérique en métaux et par le résultat des études de terrain archéologiques.
Contrairement à ce que pense Boldizzoni, il n’y a pas de corrélation simple entre l’égoïsme et le développement économique (les « membres des sociétés occidentales sont plus individualistes et peu enclins à faire passer l’intérêt du groupe devant celui de l’individu » (p. 147)). Les membres des sociétés où le marché joue un rôle très limité se comportent plus comme l’homo economicus de la théorie des jeux que nous [13].
Plus fondamentalement, l’ampleur et la pertinence de la critique de Boldizzoni ne sont pas claires. Que sont exactement la cliométrie et la théorie néo-classique qu’il attaque ? L’histoire quantitative ne lui pose pas de difficultés. Il ne s’oppose pas non plus à l’hypothèse de rationalité au sens large, mais insiste sur l’importance de distinguer rationalité, égoïsme et maximisation de la richesse (p. 144). Il reproche essentiellement à l’économie néo-classique de réduire les motivations des individus à l’enrichissement. Il affirme que près de 50% des articles publiés dans l’Economic History Review correspondent à ce style cliométrique (p. 9). Pour ma part, je ne trouve pas un tel chiffre. D’autre part, sa critique, qui passe d’ailleurs quasiment sous silence l’histoire financière et l’histoire contemporaine, ne peut pas raisonnablement s’appliquer de façon similaire à tous les champs de l’histoire économique. Celle-ci est vaste, et trouve principalement son unité dans l’usage de méthodes quantitatives plutôt que dans le recours à l’économie néo-classique au sens de Boldizzoni. Sans doute quelques chercheurs en position dominante dans le champ abusent-ils du paradigme néo-classique. Cela ne justifie pas une dénonciation en bloc de tous ceux qui leur ressemblent.
D’autant que l’économie néo-classique est beaucoup plus œcuménique que Boldizzoni ne l’affirme. C’est ce que Dani Rodrik appelle la « règle de Carlos Diaz-Alejandro » : « Pour à peu près toutes les conclusion auxquelles vous voulez arriver, vous pourrez trouver un modèle économique la justifiant » [14]. Les économistes affirment souvent que les fonctions d’utilités peuvent très bien prendre en compte l’altruisme, les institutions, les normes sociales, la culture, et même le coût pour arriver à une décision… La réponse de Boldizzoni est que ce faisant, ils font de leur concept de rationalité une tautologie (p. 110-112). Sans doute et voilà peut-être un recul par rapport à des positions anciennes. Mais pourquoi continuer à prendre d’assaut le fortin abandonné dans ce cas ? L’individualisme méthodologique me semble un aspect beaucoup plus crucial et discutable de l’approche néo-classique, mais il n’est pas la cible principale du livre. Plus généralement, la théorie néo-classique met à la disposition des chercheurs un grand nombre d’outils puissants, qui ne peuvent être coupables d’aucun crime en eux-mêmes. Comme le souligne Deirdre McCloskey, les modèles ne sont que des histoires qui servent à mettre en évidence certains éléments d’un phénomène, comme le ferait une métaphore [15]. Il est aussi absurde de leur reprocher de ne pas retranscrire la réalité économique qu’il le serait de reprocher à une carte de ne pas retranscrire la réalité de son territoire.
L’économie néo-classique n’est bien sûr pas si flexible qu’il convienne de lui accorder la prééminence dans l’exploration de tous les phénomènes sociaux et historiques, et l’histoire est beaucoup trop complexe pour qu’une discipline unique l’appréhende. Mais la cliométrie a été, est, et restera utile. Il est évident, par exemple, que la mesure du stock de capital et son utilisation pour isoler le rôle du progrès technique nous apportent une meilleure compréhension du développement économique. Boldizzoni ne critique d’ailleurs pas les travaux « révisionnistes » de Nicholas Crafts sur la révolution industrielle [16]. Plus proche de son argument, la manière dont Greif explique comment les Maghribi, commerçants juifs vivant dans l’Islam du XIe siècle, ont pu résoudre le problème du méfait dans le cadre de leur communauté, est intéressante, comme l’est le contraste entre cette méthode et la méthode qu’il a utilisé pour Gênes – même si Greif a effectivement maltraité les sources pour montrer l’importance des motivations économiques dans la mise en place des institutions génoises. L’analyse de Greif a en effet permis d’apprécier différemment le rôle d’institutions très différentes de celles expérimentées par l’Occident, et, par contraste, de mieux comprendre les caractéristiques de ces dernières. Ce qui ne veut bien sûr pas dire que les institutions des Maghribi soient apparues comme le fruit d’un calcul rationnel et qu’il ne faut pas croiser plusieurs disciplines pour les comprendre pleinement.
Boldizzoni propose cinq recommandations pour le renouvellement de l’histoire économique (p. 150-153) : l’attention aux sources, une formation historique « totale », la précaution dans le choix des disciplines avec lesquelles communiquer, une utilisation différente des méthodes quantitatives, et un encouragement à créer des théories plutôt que se contenter d’en être l’utilisateur. Ces principes de bon sens ressemblent à des barrières corporatistes. Les travaux d’économistes « purs » ont provoqué des débats utiles sur ces questions, quand bien même ceux-ci ont débouché au final sur le rejet dans leurs hypothèses. Qu’on pense par exemple à Daron Acemoglu et ses co-auteurs sur l’impact des négociants ayant profité du commerce atlantique sur le développement institutionnel de l’Europe moderne [17] ; ou à Oded Galor sur les relations entre la transition démographique et la révolution industrielle [18]. Posons-nous donc, nous économistes et historiens de l’économie, des questions intéressantes, soyons éclectiques dans le choix de nos outils et intégrons le plus de monde possible à nos débats. Mais, s’il vous plaît, Monsieur Boldizzoni, évitons l’anathème.
par , le 25 janvier 2012
Guillaume Daudin, « Pour une histoire économique mesurée », La Vie des idées , 25 janvier 2012. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Pour-une-histoire-economique
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[1] L’auteur laisse le terme dans le vague jusqu’à la fin de son ouvrage : nous en rediscuterons plus bas. Il critique essentiellement la mise en avant de la rationalité économique.
[2] Merci à Eric Monnet et Xavier Timbaud pour leurs commentaires sur ce compte rendu.
[3] Voir la recension faite sur ce site.
[4] Institutions and the Path to the Modern Economy : Lessons from Medieval Trade, New York, Cambridge University Press, 2006.
[5] A Farewell to Alms, Princeton, Princeton University Press, 2007.
[6] The challenge of affluence : self-control and well-being in the United States and Britain since 1950, New York, Oxford University Press, 2006.
[7] Witold Kula, Théorie économique du système féodal, publié en anglais en 1962 ; Marco Cattini, I contadini di San Felice : metamorfosi di un mondo rurale.nell’Emilia dell’età moderna, Turin, Einaudi, 1984.
[8] Keith Wrightson, Earthly Necessities : Economic Lives in Early Modern Britain, London, Yale University Press, 2000 ; Viviana A. Zelizer, Morals and Markets : The Development of Life Insurance in the United States, New York, Columbia University Press, 1979 ; Daniel Roche, A History of Everyday Things : The Birth of Consumption in France, 1600–1800, Cambridge, Cambridge University Press, 2000 ; Richard A. Goldthwaite, Wealth and the Demand for Art in Italy, 1300-1600, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1993.
[9] Unified Growth Theory, Princeton, Princeton University Press, 2011.
[10] Time on the cross ; the Economics of American Negro Slavery, Boston, Little, Brown, 1974.
[11] La cité marchande, Editions Ausonius, 2000.
[12] Voir Bowman, Egypt after the Pharaohs, 332BC-AD 642, 1989.
[13] Voir les travaux de Joseph Henrich et ses co-auteurs, dont l’article « In Search of Homo Economicus : Behavioral Experiments in 15 Small-Scale Societies » dans l’American Economic Review en 2001.
[14] Cf. son blog. Cette règle vient de l’article « Trade Policies and Economic Development » de Diaz-Alejandro paru dans l’ouvrage édité en 1975 par Peter Kenen : International Trade and Finance : Frontiers for Research. ("By now any bright graduate student, by choosing his assumptions regarding distortions and policy instruments carefully, can produce a consistent model yielding just about any policy recommendation he favored at the start.")
[15] Deirdre McCloskey, « The Rethoric of Economics », Journal of Economic Literature en 1983.
[16] Par exemple British Economic Growth during the Industrial Revolution, New York, Oxford University Press, 1985.
[17] Acemoglu, Daron, Simon Johnson and James Robinson. « The Rise Of Europe : Atlantic Trade, Institutional Change, And Economic Growth, » American Economic Review, v95, 2 (May 2005), p. 546-579.
[18] Galor Oded, Unified Growth Theory, Princeton University Press, 2011.