Les architectes rendent aujourd’hui la terre inhabitable : au lieu de réutiliser ce qui est déjà là, ils poussent à l’extraction des ressources et produisent des déchets impossibles à recycler.
Les architectes rendent aujourd’hui la terre inhabitable : au lieu de réutiliser ce qui est déjà là, ils poussent à l’extraction des ressources et produisent des déchets impossibles à recycler.
Dans Bâtir avec qui reste : quelles ressources pour sortir de l’extractivisme ?, Philippe Simay, maître de conférence en philosophie à l’École nationale supérieure d’architecture de Paris-Belleville, livre une critique écologique de l’extractivisme [1] dans l’architecture, qui ne manquera pas de bousculer nombre de praticiens. L’ouvrage fait suite à la publication avec Clara Simay de La Ferme du rail : pour une ville écologique et solidaire publié en 2022 [2], compte rendu d’un projet architectural d’habitat social et de ferme urbaine qui se caractérise par son attention portée au vivant humain et non humain, comme aux implications sociales et écologiques de l’acte de construire.
En mobilisant les grands penseurs des humanités écologiques [3] au même titre que la littérature grise et ses chiffres sur l’impact écologique du secteur de la construction, l’auteur soutient que « prise au piège de l’extractivisme, l’architecture est ce qui rend le monde proprement inhabitable en développant de façon efficace, mais non sans élégance un nouvel art de creuser sa tombe ». (p. 38). En conséquence, il invite les architectes à repenser leur relation à la ressource matérielle indispensable à leur action, et « ne plus rien prendre à la terre ».
L’auteur déplore une pratique de l’architecture en partie complice de son appauvrissement, à savoir sa réduction progressive à la seule conception spatiale. Du fait de normes constructives plus contraignantes, le sujet du carbone, voire de la biodiversité est, il est vrai, devenu un incontournable de l’architecture contemporaine. Mais cette dernière s’inscrit toujours dans d’une « architecture de production, fondée sur la construction en neuf, c’est-à-dire la destruction systématique de l’existant et la production de déchets » (p. 22). Dans son ouvrage, Ph. Simay porte la focale moins sur la démolition évitable de bâtiments existants, mais sur la destruction des écosystèmes écologiques et les systèmes de domination sociale indispensable à l’extraction des matériaux de construction communément utilisés. Pour lui, en l’absence de prise en compte réelle des implications sociales et écologiques de l’acte de construire, et sans refus de l’extractivisme, aucune véritable architecture écologique n’est envisageable.
Les architectes doivent se saisir en urgence du sujet des conditions comme des conséquences de son activité, sauf à devenir des « dénivores, des dévoreurs de la planète persistant dans le déni » (p. 37). L’exposition de Norman Foster en 2023 au Centre Pompidou à Paris, illustrant à la merveille ce déni où un architecte d’aéroports et de tours de bureau climatisés, construit en partie dans des pays aux conditions de travail proche de l’esclavage moderne, ose se réclamer d’une « approche écologique durable ».
Cet extractivisme s’appuie sur les fondements idéologiques qui sont à l’origine de la crise écologique actuelle, à savoir le fait que nous humains nous sentons propriétaires de la nature et donc en droit de l’exploiter. Cette conception de la nature, récente à l’échelle de l’histoire humaine et culturellement unique à l’Occident, au point que Baptiste Morizot la qualifie de « provincialisme moderne » [4], se retrouve dans la notion de ressources naturelles.
P. Simay émet une critique véhémente du terme de ressource naturelle qu’il conviendrait d’abandonner, car il met en lumière notre incapacité à penser le monde autrement que dans une logique d’exploitation. Il n’est pas de ressource naturelle, car pour paraphraser Simone de Beauvoir, on ne naît pas ressource, on le devient. Le charbon ainsi ne devient ressource que par l’accaparement capitalistique. Il faut ainsi « avoir un usage plus juste des ressources que sont les matériaux de construction, en prenant conscience qu’il s’agit de ressources partagées avec d’autres vivants ». (p. 64). Nous sommes, en effet, dépendants de ces vivants, dont le tissage de la vie rend notre monde habitable.
La proposition est donc de sevrer l’architecture de l’extractivisme en mobilisant les ressources déjà extraites, qui représentent une masse égale à toute la biomasse terrestre. Ces dernières ne sont plus vivantes, au sens où elles ne jouent plus de fonction dans un biote [5].
P. Simay propose pour cela de faire à nouveau du réemploi et de la réutilisation la norme et non l’exception d’une architecture respectueuse des milieux. À nouveau, car cette pratique constituait autrefois la norme, comme l’illustre le pont de la Concorde à Paris, construit à partir de pierres de la Bastille. Cette mobilisation du « déjà disponible » a la préférence de Ph. Simay sur le biosourcé, comme le bois qui peut apparaître vertueux, car stockant du carbone, mais est souvent extrait et traité à grand renfort de carbone et de chimie. Il permet de « repenser l’architecture moins comme une projection de l’esprit dans une matière inerte que comme un processus de création ou des savoir-faire, des forces et des matériaux se conjuguent. » (p. 85)
Mais l’auteur nous met en garde devant l’imaginaire extractiviste qui domine actuellement l’économie circulaire, comme l’illustre le terme de « mine urbaine ». Il craint une récupération par le système capitaliste de cette alternative, qui manquerait d’attention vis-à-vis de la matière, et au contraire, la considérerait comme un matériau à extraire et à transformer en un produit dans un but de création de valeur économique.
À l’inverse, il propose de faire du réemploi une tactique de résistance face à la stratégie des majors du BTP. Mobilisant ces deux termes au sens de Michel de Certeau [6], il estime que le réemploi en tant que tactique pourrait « à défaut de […] nous libérer complètement du système, [permettre] de desserrer le corset qu’il nous impose, d’exploiter astucieusement les contraintes qu’il fait peser sur nous, de nous affranchir de l’emprise de certaines images et idées reçues comme celles qui circulent autour des "ressources à exploiter" » (p. 88-89). Il fait ainsi le lien entre la capacité d’une innovation à se déployer massivement et l’emprise croissante du capitalisme sur toutes les composantes de la vie, et refuse d’inscrire le réemploi dans cette même logique délétère.
En conclusion, P. Simay affirme qu’entre les différentes approches qui fondent les approches écologiques de l’architecture – le carbone, la prise en compte du climat ou du vivant, la permaculture ou le biorégionalisme – le réemploi a l’avantage de nous obliger à ralentir et à travailler au rythme des glaneuses – pour s’offrir le temps de repenser en profondeur l’acte de bâtir et ainsi « retrouver notre juste place dans le monde des vivants » (p. 105).
L’essai est d’une remarquable justesse, et il est difficile de ne pas partager l’analyse qui s’appuie sur ses deux jambes, philosophique et factuelle. Il constitue un point d’entrée intéressant pour les acteurs de l’urbain qui veulent comprendre les implications des humanités écologiques dans leurs pratiques, comme pour les lecteurs de philosophie avides de voir leurs conséquences dans l’art d’édifier notre habitat. Articulant les chiffres et constats sur la crise écologique, les exemples des aberrations de l’architecture actuelle et de ses stars, les sous-jacents philosophiques de cette situation, tout comme les portes et chemins permettant de s’en extirper, l’essai ne laissera aucun praticien indifférent. La conclusion en forme d’appel marque aussi une forme d’opérationnalité bienvenue dans ce type de littérature.
Le propos bouscule assurément, tant la pratique conventionnelle se situe aux antipodes des recommandations qu’il porte. La question que nous poserons dans ces dernières lignes est de savoir s’il n’aurait pas pu œuvrer plus fortement à une bascule des bâtisseurs et des contraintes dans lesquelles ils évoluent. Nous aimerions ici soulever trois points : la question de l’échelle d’action, la centralité de l’architecte et la question de l’urgence.
Le refus de déployer largement et rapidement les solutions alternatives évoquées face au risque de récupération capitaliste fait écho à un certain retour de l’architecture vernaculaire et d’une fabrique de la ville incrémentale, les deux valorisant la lenteur et la petite échelle. Mais face aux enjeux sociaux et écologiques de nos villes, est-ce que cette stratégie des petits pas est à la hauteur ? L’urbaniste Jean-Louis Subileau [7] parle ainsi d’un discours ambiant sur l’urbanisme et l’architecture qui passe trop vite du meta, la crise écologique, au micro, le projet architectural exemplaire, sans se préoccuper du macro, la ville ou l’agglomération. Pourtant les enjeux de justice sociale, de changements de mode de vie et même de biodiversité sont à résoudre en grande partie à cette échelle. Il en résulte l’impression pour le lecteur que l’invitation bienvenue à sortir l’architecture de son périmètre étriqué de conception spatiale pour s’intéresser pleinement aux implications sociales et écologiques de son travail s’arrête au milieu du chemin. Il semble inviter à rester sur une échelle de projet appréhendable, alors que nous avons tout aussi besoin d’une pensée architecturale et écologique à cette échelle plus urbaine.
Cet écueil s’explique aussi par le rôle central confié à l’architecte au détriment d’autres acteurs de la ville, comme l’État et les collectivités locales, les aménageurs, urbanistes, bureaux d’études et programmistes, ainsi que les investisseurs et habitants. Aujourd’hui, l’architecte intervient dans un contexte réglementaire, programmatique et économique, fabriqué par d’autres, et avec des marges de manœuvre fortement réduites. La formation des architectes ne leur permet souvent pas de bien saisir les dynamiques à l’œuvre chez leurs partenaires et maîtres d’ouvrage. L’objectif de « desserrer l’étau » sera peut-être mieux servi par un appel incluant ces autres acteurs, au risque de voir s’époumoner des architectes vertueux se battant contre un faisceau de contraintes incompris.
Enfin, le propos est marqué par une forme de refus de l’urgence, qui se traduit notamment par cette opposition à la diffusion rapide des alternatives. P. Simay questionne ainsi : « Pourquoi faudrait-il systématiquement que les démarches écologiques soient reproductibles et extensibles à grande échelle pour devenir légitimes ? » (p. 90). Pour ceux qui tentent souvent maladroitement d’agir pour la transformation écologique de la fabrique de la ville, cela produit un certain malaise. Cette forme de refus, certes provisoire, de l’urgence peut donner l’impression qu’une partie de l’avant-garde philosophique de l’écologie considère la bataille comme déjà perdue ; et se limiterait dorénavant à faire émerger des îlots de résistance à même de constituer les bases d’une reconstruction d’après la bataille climatique. La question qui émerge alors est : disposons-nous du temps nécessaire à une telle radicalité forcément (et volontairement ?) aux marges ?
par , le 7 novembre
David Rottmann, « Pour une architecture durable », La Vie des idées , 7 novembre 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Pour-une-architecture-durable
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[1] Que l’auteur définit comme un « mode d’accumulation de richesses procédant de l’extraction massive de matières premières à un rythme qui ne permet pas ou peu leur renouvellement » (p. 23).
[2] Clara & Philippe Simay, La ferme du Rail. Pour une ville écologique et solidaire, Arles, Actes Sud, 2022.
[3] Rose, Deborah Bird, Libby Robin, et Marin Schaffner, Vers des humanités écologiques, Marseille, Wildproject, 2019.
[4] Morizot, Baptiste, Manières d’être vivant. Enquêtes sur la vie à travers nous, Arles, Actes Sud, 2020.
[5] Ce dernier point pourrait être nuancé au vu de la capacité de la vie à s’immiscer dans nos tissus les plus urbains (Erica N Spotswood et al., « The Biological Deserts Fallacy : Cities in Their Landscapes Contribute More than We Think to Regional Biodiversity », BioScience, vol. 71, n° 2, 202, p. 148-60.)
[6] Michel de Certeau, Arts de faire. L’invention du quotidien, Paris, Gallimard, 2010.
[7] Jean-Louis Subileau, Plus loin, plus proche. Planifier une ville durable et solidaire, Paris, Dominique Carré, 2023.