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Le nietzschéisme social

À propos de : Frédéric Porcher, La « question-Nietzsche ». Les normes au carrefour du vital et du social, Vrin


par Arnaud Sorosina , le 12 mars


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Peut-on faire de Nietzsche un penseur du social ? Entre critique sociale et critique du social, les traditions herméneutiques de France et d’Allemagne qui ont pu se réclamer de lui invitent à réviser le jugement hâtif que certaines lectures marxistes ou anti-postmodernes ont accréditées.

Échappant à l’alternative ruineuse entre un Nietzsche apolitique et un Nietzsche « très politique » (J. Bouveresse) ou « tout politique » (D. Losurdo), Frédéric Porcher examine l’héritage de Nietzsche dans les différents programmes de philosophie sociale qui ont pu au moins partiellement s’en réclamer. Il n’est donc pas question de l’exégèse interne de la philosophie de Nietzsche, mais de son appropriation par deux traditions philosophiques : d’une part, l’école de Francfort et la théorie critique d’Habermas, Horkheimer, Adorno et Honneth, qui diagnostique les pathologies du social ; d’autre part, la philosophie sociale de tradition française telle qu’elle se pratique au confluent de la philosophie des normes, de la philosophie de la biologie et de l’histoire des sciences, de Bachelard à Deleuze en passant par Canguilhem et Foucault.

Il ne s’agit pas de faire retour à un « vrai » Nietzsche déformé par d’éventuelles mésinterprétations, mais de se demander quel type de philosophie sociale critique le philosophe allemand a pu inspirer – la « question-Nietzsche » ne renvoyant donc pas ici à l’idéal eschatologique d’une exégèse accomplie, mais à l’horizon affectif et dispositionnel de ses lecteurs (p. 9). Voilà pourquoi cette généalogie critique de la « question-Nietzsche » commence par rendre compte du désaccord dont elle fait l’objet entre les deux premières générations de l’école de Francfort, afin d’examiner son transfert en France.

Nietzsche et l’école de Francfort : un héritage disputé

L’héritage nietzschéen au sein de l’école de Francfort est revendiqué par Adorno et Horkheimer, mais répudié par Habermas, ainsi que le montre l’auteur à partir d’une analyse serrée de La dialectique de la raison (1944). Toutefois, même si Adorno se réclame de Nietzsche, c’est aussitôt pour observer chez lui un déficit de dialectique, notamment dans sa rhétorique de la subversion. Mais c’est en même temps cette position qui fait que Nietzsche n’apparaît pas aux yeux d’Adorno et Horkheimer comme un penseur conservateur, sa force critique et son enracinement dans l’Aufklärung résidant en ceci que la Kulturkritik témoignerait chez lui d’une volonté de changer la société. Seulement, par déficit d’analyse sociologique, Nietzsche serait demeuré aveugle à la domination réellement effective, en l’inscrivant dans un paradigme philosophique médical pour en faire une pathologie de la vie.

Si Nietzsche a fait l’objet d’une désaffection de la part de la théorie critique, c’est dans le cadre de la critique que lui adresse le principal représentant de sa deuxième génération, à savoir Habermas. Nietzsche et ses héritiers postmodernes apparaissent à ses yeux comme les destructeurs de la raison et par suite, comme des anti-Lumières – Habermas assimilant Nietzsche à la réaction contre les Lumières. Ne voyant dans la raison qu’une configuration du pouvoir, Nietzsche quitterait ainsi la modernité, s’il est vrai, comme le veut Habermas, que « la modernité apparaît seule porteuse des normes à partir desquelles sa propre critique devient possible » (Porcher, p. 65). Dès lors, au lieu de critiquer au moyen de la raison la perversion emphatique de la Raison qui se donne grands airs, Nietzsche basculerait dans l’autre de la raison.

C’est sur ce dernier point que Foucault prend le contrepied de Habermas. S’il reconnaît l’école de Francfort comme faisant partie de sa famille philosophique, il s’en écarte sur un point crucial. Foucault récuse son approche consistant à déterminer quelle idée fausse la connaissance s’est faite d’elle-même, ce qui supposerait la possibilité pour la rationalité de statuer sur ce qui est vrai et faux. Or, il y a lieu de se demander si vraiment la dialectique de l’Aufklärung repose sur une conception unitaire de la rationalité permettant de juger le passé. Au contraire, Foucault défend l’idée d’une histoire contingente de la rationalité et met au centre de son analyse la problématique du pouvoir qui ne considère plus la subjectivité comme l’ingrédient fondamental de l’ontologie sociale. Héritiers de l’humanisme marxiste, les Francfortois tiennent encore le sujet pour quelque chose de fondamental. Au contraire, Foucault réinscrit (et non pas : dissout) le sujet dans des relations de pouvoir, de sorte que libérer l’individu ne peut plus signifier l’émanciper du pouvoir, mais transformer la subjectivité [1].

L’Aufklärung est donc réactualisée par Foucault en tant que geste critique où l’objet de la critique n’est pas situé hors du sujet, mais opère du dedans de sa constitution – raison pour laquelle Foucault s’étonne de se voir considéré par Habermas comme un anti-Lumières [2]. Loin d’accepter l’idée habermassienne d’après laquelle la modernité se définirait par un substrat normatif rationnel, Foucault soutient que la rationalité se décline au pluriel. Pour autant, il reconnaît à la théorie critique le mérite d’avoir mis en évidence la puissance d’émancipation de la raison, « à la condition qu’elle parvienne à se libérer d’elle-même [3] ».

La question-Nietzsche chez Foucault et dans l’épistémologie « à la française »

En effet, la tradition française depuis Auguste Comte entreprend d’armer la philosophie sociale pour réfréner les appétits révolutionnaires des réformateurs sociaux en se servant d’abord de l’histoire des sciences comme d’un instrument de prévoyance. Au lieu de voir dans la raison, comme à l’époque des Lumières, l’autre de la religion ou du pouvoir, il s’agissait de mobiliser une rationalité critique contre une forme de dogmatisme rationnel, comme l’ont fait valoir chacun à leur manière Auguste Comte, puis Bachelard, Canguilhem et Foucault [4]. La spécificité de l’approche française apparaît dans la manière dont elle se réapproprie un passage capital de La généalogie de la morale (II, §12), où Nietzsche insiste sur la dimension discontinue de l’histoire, thèse reprise diversement par Bachelard, Canguilhem, Foucault et Deleuze.

Une histoire discrète : Bachelard

C’est d’abord contre une histoire continuiste du progrès scientifique que Bachelard peut évaluer assez sévèrement, en se réclamant de Nietzsche, l’époque des Lumières comme époque préscientifique du point de vue des valeurs de la science (L’activité rationaliste, p. 24). Là où l’historien s’interdit de juger le passé, l’épistémologue juge à partir du présent ses transformations : « L’histoire des sciences n’est donc pas une histoire historienne, elle ne porte pas tant sur des faits que sur des valeurs » (p. 117). L’histoire de la raison n’est plus ici l’histoire des historiens, mais une histoire critique et réflexive, celle-là même que revendique Nietzsche dans la section 8 de la deuxième des Considérations inactuelles.

Une ontologie vitaliste : Canguilhem

Chez Canguilhem, la pensée de Nietzsche occupe une place également importante quoique discrète : la valeur de la vie devient critère d’évaluation des valeurs de la science et particulièrement des disciplines dont l’ambition est de produire une connaissance scientifique du vivant. L’histoire des sciences de la vie est alors comprise comme une histoire des normes, de sorte que son objet n’est pas un donné. C’est ce dont témoigne le cas paradigmatique du concept de santé, qui dans la veine de la ligne d’analyse nietzschéenne n’apparaît pas comme un état, mais comme un « pouvoir de mise à l’épreuve de toutes les valeurs et de tous les désirs [5] ». La santé se trouve alors définie de manière nietzschéenne comme capacité d’instituer d’autres normes que celles en vigueur, tandis que la maladie est l’incapacité d’être normatif :

L’homme ne se sent en bonne santé – qui est la santé – que lorsqu’il se sent plus que normal – c’est-à-dire adapté au milieu et à ses exigences – mais normatif, capable de suivre de nouvelles normes de vie [6].

Voilà pourquoi, là où le positivisme de Comte impose l’homme normal au détriment de l’homme normatif, conduisant à défendre une philosophie sociale de l’ordre refusant tout écart à la norme, Canguilhem établit l’originarité de l’infraction sur la règle, renversant cette perspective : la philosophie du normal et du pathologique donne ainsi à la philosophie sociale un levier inattendu pour penser la libération à partir de l’idée de puissance normative.

Une histoire des rapports de pouvoir : Foucault

Comme le reconnaît Canguilhem lui-même à propos de la notion d’épistémè dans un article demeuré célèbre (« Mort de l’homme ou épuisement du cogito ? », Critique, 242, 1967, p. 612, cité p. 153), Foucault semble accomplir ce mouvement en interrogeant jusques et y compris l’historicité de l’idée de vérité, mais en se tenant désormais à l’extérieur de l’histoire des sciences. En examinant le rapport que le savoir entretient avec lui-même, Foucault en vient à qualifier ce rapport non plus comme rapport épistémique, mais historique.

Toutefois, contrairement à ce que laissent entendre certaines lectures simplificatrices, l’historicisation de la vérité ne signifie aucunement chez lui l’abandon de toute norme de vérité, Foucault faisant le départ entre ce qui est dit vrai, c’est-à-dire tenu pour plausible et pensable dans une épistémè donnée, et ce qui est vrai au-delà des différents contextes de véridiction. Cela signifie que, « avant d’être prédiquée vraie ou fausse à l’intérieur d’une discipline, une proposition doit avoir été intégrée à l’espace discursif d’une discipline » (p. 157). La connaissance devient chez Foucault l’objet d’un conflit dans un système de règles et d’obligations dans des savoirs déterminés par des rapports de force de nature politique et sociale.

Vitaliser la politique et politiser la puissance : le nietzschéisme de Deleuze

Dès ses premiers écrits, Deleuze s’est rendu attentif au fait que ce qu’il est convenu d’appeler la philosophie des valeurs – où les noms de Louis Lavelle et René Le Senne côtoient alors celui de…Canguilhem ! – a plutôt servi à garantir un certain ordre qu’à déranger l’ordre des valeurs établies. Or c’est plutôt ce second aspect qui intéresse Deleuze dans sa lecture de Nietzsche (p. 191). Deleuze interprète la biologie nietzschéenne comme une méthode pour découvrir et inventer de nouvelles possibilités de vie [7] – la vie renvoyant ici aux puissances insoupçonnées du corps. C’est en ce sens que le discours pathologique de Nietzsche est interprété par Deleuze comme une symptomatologie repérant la bonne ou la mauvaise santé de la pensée, ce qui suppose chez son praticien une forme de lutte contre sa propension tendancielle à la mystification.

Ce que Deleuze revalorise ainsi à travers Nietzsche, ce n’est pas le corps organique, mais la vitalité définie comme disposition qualitative à connaître et à évaluer en fonction d’une multiplicité d’affects. L’homme actif n’est donc pas l’autre absolu de l’homme réactif ; il est celui qui est capable d’agir ses réactions [8], tandis que l’homme réactif ne fait que sentir ses réactions [9].

À partir de là, la « philosophie sociale » de Deleuze et Guattari peut se démarquer du projet de la théorie critique, non seulement en opposant à des forces révolutionnaires de transformation sociale des forces réactionnaires de conservation de l’ordre, mais surtout en promouvant une forme d’analyse prenant pour objet non « la » société, mais les configurations de domination. À cet effet, elle s’appuie sur certains textes posthumes de Nietzsche mobilisant le concept de « formation de souveraineté [10] » (Herrschaftsgebilde). Le vitalisme de Deleuze se focalise donc non pas sur la société, mais sur la vie sociale. Ces formations résultent de ce que Mille plateaux appelle une puissance de transfert, ce qui signifie d’abord qu’une formation sociale est toujours le produit d’une reconfiguration de puissances antérieures, selon la généalogie des formations de puissance élaborée par Nietzsche dans la Généalogie de la morale (II, §12).

Le rationalisme de la philosophie sociale : la surveillance intellectuelle de soi

Toutes ces interprétations de Nietzsche dans la philosophie sociale de tradition française relèvent d’une appropriation de ce texte fondamental de Nietzsche où se trouve qualifiée l’historicité spécifique à la volonté de puissance : le §12 de la deuxième dissertation de la Généalogie de la morale. On ne peut que saluer la finesse exégétique et la qualité d’information de l’auteur, qui a su faire apparaître toute la spécificité de cette lignée généalogique des épigones français de Nietzsche qui sont plus que des épigones, en ce sens qu’ils le déterritorialisent de manière féconde – eux-mêmes exerçant dans leur lecture la force active qu’il voulait qu’on exerçât à son endroit Si un phénomène n’a de sens qu’en fonction des puissances qui s’en emparent, comme l’écrit Nietzsche, cela signifie qu’une formation sociale demeure toujours contingente et transformable. Cela signifie aussi que ces interprétations de Nietzsche ne sont pas que des interprétations : en tant que captations, elles obéissent au précepte de la 11e thèse sur Feuerbach de Marx pour devenir d’authentiques pratiques discursives.

Par ailleurs, si comme le veut Deleuze, c’est en tant qu’énergie désirante que ces captations sont des forces actives, cela signifie qu’il est toujours possible pour des individus, des groupes ou des lecteurs de Nietzsche, de devenir réactionnaires après avoir été révolutionnaires, l’un et l’autre qualificatifs ne s’appliquant pas de manière statufiée à des « camps » dans l’échiquier politique, mais désignant l’orientation d’une puissance qui s’exerce : il existe bien une tendance réactionnaire propre à un groupe révolutionnaire lorsque ce dernier se soumet à une seule norme de vie, au point de devenir un groupe assujetti, là où le propre des forces actives dans la révolution serait du côté de la captation de normes de vie alternatives à celles qui dominent, de manière à produire de nouvelles possibilités de subjectivation. Une telle considération devrait inviter à une forme de circonspection généalogique plus résolue les lecteurs de Nietzsche qui voudraient l’attirer dans l’unique orbite de l’un de ces deux pôles – révolution ou réaction –, tout comme elle devrait enjoindre ceux qui se croient parvenus au sommet de l’histoire de la raison ou de l’engagement révolutionnaire à cultiver cet antidote à l’automystification que Bachelard nommait sobrement et efficacement la surveillance intellectuelle de soi [11].

Frédéric Porcher, La « question-Nietzsche ». Les normes au carrefour du vital et du social, Vrin, 2023, 250 p., 23 €.

par Arnaud Sorosina, le 12 mars

Pour citer cet article :

Arnaud Sorosina, « Le nietzschéisme social », La Vie des idées , 12 mars 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Porcher-La-question-Nietzsche

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Notes

[1« Le problème à la fois politique, éthique, social et philosophique qui se pose à nous aujourd’hui n’est pas d’essayer de libérer l’individu de l’État et de ses institutions, mais de nous libérer nous de l’État et du type d’individualisation qui s’y rattache » (M. Foucault, Dits et écrits, Gallimard, 2001, t. II, p. 1051, cité par Porcher, op. cit., note 4, p. 87.

[2Voir A. Lilti, L’héritage des Lumières, Seuil, 2019, p. 363.

[3M. Foucault, Dits et écrits, II, p. 1586.

[4Voir par ex. le texte de M. Foucault, « Piéger sa propre culture », Dits et écrits, op. cit., t. I, p. 1250.

[5G. Canguilhem, « La santé » in Écrits sur la médecine, Vrin, 2021, p. 55, cité p.130.

[6G. Canguilhem, Le normal et le pathologique, PUF, 1998, p. 132-133.

[7G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Puf, 1962, p. 115.

[8Selon la formule intéressante de l’auteur, op. cit., p. 202.

[9Ici l’auteur pose de nouveau un problème classique du nietzschéisme : comment les forces réactives ont-elles pu l’emporter ? Ne serait-ce pas qu’elles témoignent elles aussi d’une volonté de puissance allant jusqu’au bout de ses conséquences ? Seulement voilà, le fait pour une force d’aller jusqu’au bout de ce qu’elle peut s’interprète de deux manières selon que l’on affirme le devenir actif des forces comme affirmation de sa différence (force active) ou que l’on nie ce qui diffère de nous (force réactive). L’homme affirmant sa différence crée ses propres normes et rend possible l’émergence de nouvelles formes de vie tandis que celui qui se contente de vivre en refusant ce qui n’est pas lui reste adossé à des normes préalables.

[10L’auteur renvoie ici à FP XII 5 [61] ; 2 [87], 9 [8] ; FP XIV 13 [3], 14 [138].

[11Voir le chapitre qui porte ce nom dans Le rationalisme appliqué, Puf, 1949.

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