La philosophie a son mot à dire sur le vin : sur sa définition, sur sa dégustation, sur ce qu’il inspire, mais aussi sur les vertus de l’ivresse.
À propos de : Pierre-Yves Quiviger, Une philosophie du vin, Albin Michel
La philosophie a son mot à dire sur le vin : sur sa définition, sur sa dégustation, sur ce qu’il inspire, mais aussi sur les vertus de l’ivresse.
Arrachage de vignes dans la région bordelaise, vendanges de plus en plus précoces dans un contexte de changement climatique et évolution des pratiques de consommation symbolisent quelques-unes des mutations du paysage viticole contemporain. Pour mettre en perspective cette situation, les sciences sociales se sont intéressées depuis longtemps au vin – aussi bien l’histoire, la géographie, la sociologie, le droit que l’économie [1]. Pierre-Yves Quiviger, connu entre autres pour des travaux de recherche sur Sieyès, nous propose une réflexion de nature philosophique sur le vin dans un livre bien informé et au style enlevé. Le choix d’une écriture pédagogique et non dénuée d’humour permet de suivre le parcours proposé quel que soit son niveau de connaissance sur le sujet. Un court lexique des termes œnologiques et philosophiques est associé à une bibliographie brève, mais actualisée qui s’ouvre de manière plaisante sur une catégorie intitulée « littérature primaire » listant ainsi dans l’ordre d’apparition les cuvées et tous les domaines viticoles cités par l’auteur [2] !
Organisée en moins d’une dizaine de chapitre, l’approche proposée est loin de se limiter à une anthologie de propos de philosophes sur le vin et s’articule plutôt autour de questions toutes faussement évidentes. La première qui ouvre le livre semble interroger le projet lui-même : « Vin et connaissance ou faut-il savoir ce que l’on boit ? ». Le livre commence ainsi sans introduction sur une mise en doute de l’intérêt de « déguster à l’aveugle » pour user de l’expression consacrée – c’est-à-dire goûter un vin sans en connaître l’origine, le millésime et le producteur. Le point est disséqué avec précision, car il est moins anodin qu’il n’y paraît et les arguments sont tous pesés finement pour s’achever sur un éloge de la pratique et de la comparaison.
Qu’est-ce que le vin ? Voici la question qui organise le deuxième chapitre et elle n’est pas si simple elle non plus. L’auteur rappelle bien sûr les enjeux des définitions juridiques successives (nationales et internationales depuis la loi française de 1889, dite loi Griffe du nom du sénateur qui l’avait alors promue), mais il ne s’y limite pas. Dans une démarche phénoménologique revendiquée, l’auteur parcourt la diversité des vins et sa réflexion guidera (et surprendra sans doute) le néophyte. Travaillant sur la variation eidétique, il conclut sur une définition plus élaborée qu’il n’y paraît : « le vin est une boisson qui vient d’un lieu spécifique, lui qui a une importance dans l’évaluation de sa qualité ; il est issu de la transformation du raisin par un processus de fermentation, il a une couleur (soit blanc soit rouge soit rosé – éventuellement orange) et il contient de l’alcool (mais dans une proportion modérée, moins d’un cinquième). » (p. 62).
L’objet défini, une autre question devient pressante, « qu’est-ce qu’un bon vin ? » La démonstration rejoint ici une interrogation ancienne des sciences sociales sur la construction des grands terroirs et l’évolution des marchés viticoles, [3] mais choisit de la traiter par des références à Hume et à des philosophes anglophones contemporains qui ont écrit sur le vin (Roger Scruton, Barry Smith et Cain Todd). Ici est développée également une réflexion sur la place des classements et des expertises tout à fait intéressantes même si elle accorde peu d’importance aux acquis de la sociologie économique sur ce point [4].
Les pages suivantes du livre sont assez originales puisque l’auteur s’attaque à une dimension souvent passée sous silence lorsqu’on parle du vin : celle de l’ivresse [5]. Même si l’alcoolisation du vin est modérée comparée à d’autres boissons, l’alcool ingurgité conduit toujours à un trouble dans l’analyse et quel que soit le niveau d’ébriété la connaissance du vin peut en être altérée – d’où la pratique chez les professionnels du vin consistant à recracher le vin goûté sans l’ingérer. Sans nier les très réels arguments hygiénistes et les risques liés à une consommation non maîtrisée, P.-Y. Quiviger rappelle la place spécifique accordée à l’ivresse par des auteurs de l’Antiquité (Platon et Sénèque en l’occurrence). En contrepoint, l’auteur livre un court et très drôle récit intitulé « beuverie moscovite » !
La question abordée par la suite n’est pas sans lien avec l’ivresse puisqu’elle réfléchit à « l’expérience sociale du vin ou peut-on boire seul ? ». L’auteur rappelle d’abord que de nombreux métiers du vin (producteurs, œnologues, experts, négociants, cavistes) sont amenés à boire régulièrement en solitaire, mais que l’expérience du vin est le plus souvent collective et accompagnée d’un repas. Cette expérience, au-delà de ses aspects sociologiques, passe aussi par des conditions spécifiques : mariage avec la nourriture, température de service du vin et qualité de la verrerie (un point hélas trop souvent négligé !).
La réflexion de P.-Y. Quiviger s’offre ensuite une digression sous le titre « boire ou croire » en s’intéressant au lien entre le vin et la religion. Lien bien marqué dans de très nombreuses dénominations de vins et d’appellations, rappelant souvent le rôle des monastères pour la diffusion du vin dans la longue durée de l’histoire de la chrétienté. Mais l’auteur rappelle que la préoccupation n’est pas que celle du Nouveau Testament. La bible hébraïque et le Coran accordent aussi une place au vin – six occurrences dans six sourates pour le livre de l’Islam. P.-Y. Quiviger souligne aussi que s’il y a un « vin de la religion » (pour les monothéismes, mais pas seulement), il peut aussi y avoir une « religion du vin » avec ses codes et il l’illustre ironiquement : « La religion du vin se manifeste par son vocabulaire ésotérique, ses tentations schismatiques, ses rites codifiés, son idolâtrie (il y a de « grands noms » dont tout le monde veut boire les vins […]) et sa condamnation de l’idolâtrie (les « buveurs d’étiquettes », p. 177-178).
Le livre se présente ensuite sous la forme plus attendue d’un parcours parmi quelques grandes figures de la tradition philosophique européenne, mais celui-ci est mené de manière à ne pas lasser le lecteur. Les Lois de Platon, Sénèque, Rabelais (devenu la figure symbolique du vignoble de Chinon), Locke [6], Montaigne et Montesquieu (deux figures de la région bordelaise !) constituent la première étape. La seconde de Rousseau à Clément Rosset en passant par Kant et Kierkegaard pour finir avec Gaston Bachelard et la moins connue Mary Daly (1928-2010, philosophe et théologienne féministe) est sans doute la plus originale, car les références mobilisées sont souvent moins connues. Pour Rousseau, P.-Y. Quiviger commente précisément des passages du livre II de L’Émile et de Julie ou la Nouvelle Héloïse. Pour Bachelard, ce n’est pas le célèbre philosophe des sciences qui écrit sur le vin, mais plutôt le philosophe de l’imaginaire qui consacre le dernier chapitre de La Terre et les rêveries du repos au « vin et [à] la vigne des alchimistes ».
Suivre la réflexion savante et informée sur le vin du philosophe Quiviger peut aussi trouver des échos dans deux livres récents et passionnants de praticiens du vin : la sommelière Pascaline Lepeltier et le viticulteur du Jura Valentin Morel [7].
Le livre de P.-Y. Quiviger se conclut après un salut à Rosset par un exemple précis de dégustation et un propos que l’on peut retenir : « Le vin n’existe pas, il n’y a que des vins. Et il n’y a même que des bouteilles. Voire des instants précis où ces bouteilles sont passionnantes (cela ne veut pas toujours dire « délicieuses »), et, parfois, à pleurer d’émotion, littéralement » (p. 256).
par , le 2 novembre 2023
Alain Chatriot, « Sages bouteilles », La Vie des idées , 2 novembre 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Pierre-Yves-Quiviger-Une-philosophie-du-vin
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[1] Cf. l’utile synthèse : Jean-Marie Cadebat, Économie du vin, Paris, La Découverte, « Repères », 2017.
[2] La liste est impressionnante, volontairement très diverse. On osera ajouter une note plus personnelle : si on s’accorde facilement sur de nombreux choix, certains laissent un peu plus dubitatifs, tout comme certaines absences…
[3] Cf. l’article classique d’Henri Enjalbert, « Comment naissent les grands crus. Bordeaux, Porto, Cognac », Annales Economies Sociétés Civilisations, juillet-septembre 1953 et octobre-décembre 1953, pp. 315-328 et 457-474. https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1953_num_8_3_2182 et https://www.persee.fr/doc/ahess_0395-2649_1953_num_8_4_2204
[4] On peut penser aux livres issus de leurs thèses de Gilles Laferté, La Bourgogne et ses vins : image d’origine contrôlée, Paris, Belin, 2006 et Pierre-Marie Chauvin, Le marché des réputations. Une sociologie du monde des vins de Bordeaux, Bordeaux, Féret, 2010.
[5] On peut juste rappeler les belles pages écrites sur ce point par Gérard Oberlé, Itinéraire spiritueux, Paris, Grasset, 2006 et dans une perspective plus historique, le remarquable livre de Joseph Bohling, The Sober Revolution. Appellation Wine and the Transformation of France, Ithaca, Cornell University Press, 2018.
[6] P.-Y. Quiviger explique à son propos qu’il est l’auteur en 1766 d’un opuscule intitulé Observations sur la croissance et la culture de la vigne et des olives, observations « qui sont totalement dénués de toute considération philosophique mais qui témoignent d’une connaissance de première main du vin français » (p. 212). Cf. sur ce sujet : Tim Unwin, « The viticultural geography of France in the 17th century according to John Locke », Annales de Géographie, t. 109, n°614-615, 2000. pp. 395-414.
[7] P.-Y. Quiviger cite ce livre-somme paru à la fin de l’année dernière : Pascaline Lepeltier, Mille vignes. Penser le vin de demain, Paris, Hachette, 2022. Il ne pouvait le faire pour le second qui vient de paraître mais mérite d’être lu par la manière dont il aborde franchement les enjeux les plus contemporains et en particulier la question des cépages hybrides dans un contexte de prise en compte des enjeux environnementaux : Valentin Morel, Un autre vin. Comment penser la vigne face à la crise écologique, Paris, Flammarion, 2023.