Philosophe, logicien et catholique, Peter Geach reprend la question des dispositions nécessaires pour tenter de mener une vie bonne. Entre ironie et argumentation, son traité des vertus propose un discours à la fois philosophique et religieux.
À propos de : Peter Geach, Les vertus, Vrin
Philosophe, logicien et catholique, Peter Geach reprend la question des dispositions nécessaires pour tenter de mener une vie bonne. Entre ironie et argumentation, son traité des vertus propose un discours à la fois philosophique et religieux.
Un livre dont le titre est Les vertus risque de susciter la méfiance face à ce qui pourrait se révéler être une énième leçon morale. En réalité, dans son ouvrage, Peter Geach (1916-2013), professeur de logique à Birmingham puis Leeds, présente les dispositions dont tout être humain aurait besoin pour avoir une vie bonne. Mais il ne prétend pas parler du point de vue de nulle part : son argumentation vive et précise défend une réponse catholique à cette question des vertus nécessaires pour atteindre nos fins.
Se pose donc immédiatement une question : en matière de religion, de quel type de discours philosophique avons-nous besoin dans l’espace public ? La neutralisation des pouvoirs religieux n’implique pas que tout discours fondé au moins en partie sur des prémisses religieuses soit à exclure. Le plus important est que le discours exposé publiquement soit compatible avec les exigences de la vie commune, en particulier dans des sociétés pluralistes. Or, la France n’est pas particulièrement bien lotie. La laïcité sert de porte-drapeau à des discours identitaires et nationalistes, et la philosophie se partage bien souvent entre une histoire sacralisant les œuvres et une pensée qui rejette comme trop simplistes et fades les exigences rationalistes de clarté [1], de précision et de rigueur des arguments. Un livre écrit par un professeur de logique défendant avec conviction, sur la base de sa foi en un dieu qu’il dit être amour, l’importance décisive des sept vertus que sont la foi, l’espérance, la charité, la sagesse pratique, la justice, la tempérance et le courage, n’est pourtant pas si incongru.
Bien sûr, les chrétiennes et chrétiens, catholiques ou non, y trouveront une réflexion approfondie sur leurs croyances et sur la vie qu’ils et elles peuvent et doivent mener. Pour les autres, dont l’auteur de cette recension, l’intérêt est de pouvoir lire une proposition de réponse à une des questions éthiques et métaphysiques les plus lancinantes à travers l’histoire de la philosophie et de l’humanité en général : qu’est-ce qui peut faire une vie bonne ?
Au nom d’une bonne gestion de l’espace public, une séparation entre le discours pour le peuple chrétien et celui pour la vie publique dans une société pluraliste pourrait être exigée. Comme le disait Rawls, la raison publique permet de penser la justice de la structure de base de la société et, pour la vie bonne, chacune et chacun est renvoyé.e à sa propre conception du bien. Cependant, Rawls précisait aussi qu’un consensus par recoupement entre les conceptions raisonnables du bien existe et peut mener des personnes attachées à des projets de vie différents à s’entendre sur des principes de justice communs. Bien qu’il n’aurait sûrement pas apprécié d’être associé à la théorie de la justice rawlsienne, Geach présente les quatre vertus cardinales – la justice, la tempérance, le courage et la sagesse pratique – comme des besoins pour tous les êtres humains pour qui la vie bonne suppose des projets de longue haleine aux conditions de réussite précaires (p. 64). Mais il précise que les vertus théologales – la foi, la charité, l’espérance – sont tout aussi importantes, voire plus, et qu’elles sont liées aux vertus cardinales : comme disposition durable, la foi a ainsi besoin du courage qui lui-même se renforce par l’espérance, etc. Ainsi, les liens entre les vertus montrent qu’un discours purement séculier sur elles n’exposerait pas ce qui est requis par la vie bonne.
Geach pratique la théologie philosophique qui porte sur des questions religieuses en les traitant en partie d’un point de vue religieux et toujours selon des exigences philosophiques strictes. Ce quasi-rationalisme – la raison fait autorité, mais n’est pas l’autorité ultime – fait que l’ouvrage a un intérêt au-delà de l’espace communautaire chrétien. En effet, Geach déclare explicitement qu’il fait tout pour exposer ses idées de telle sorte que n’importe qui les comprenne et puisse les juger lucidement et, quand cela n’est pas possible, il indique qu’il s’appuie sur sa foi et qu’il ne fera qu’exposer son contenu et contester d’éventuelles objections. Le point est essentiel : Geach ne proclame pas sa foi en début d’ouvrage pour ensuite dérouler son propos. Il indique à chaque fois si son argument doit pouvoir être reçu conditionnellement – si Dieu est tel ou tel ou si vous croyez ceci ou cela, alors il s’ensuit tel point – ou si son argument doit pouvoir convaincre quiconque, quelle que soit sa foi ou son absence de foi.
Le chapitre 1 permet de comprendre le projet de Geach qui associe une métaphysique opposée au naturalisme et une éthique. L’éthique n’est pas qu’une analyse du discours moral comme certains philosophes analytiques ont pu le croire un moment (Geach a prononcé ces conférences et publié l’ouvrage dans les années 1970). Elle n’est pas non plus un appel au sens du devoir dont seraient déduites les différentes vertus permettant de mieux le respecter. L’éthique examine, comme Aristote l’avait bien compris, la fin et les moyens, et les vertus sont les dispositions à agir dont nous avons besoin pour atteindre notre fin dernière. Geach reconnaît que l’identification de la fin dernière n’est pas tranchée simplement par des moyens rationnels. Les vertus cardinales peuvent être reconnues par tout être humain ayant un minimum de sens moral, tandis que les vertus théologales comme la vertu de foi en un dieu amour trinitaire, incarné, etc., n’apparaîtront nécessaires qu’à celles et ceux qui aspirent au salut.
En exposant les vertus cardinales (chapitres 5 à 8), Geach aborde différents problèmes philosophiques majeurs. Ainsi, la sagesse pratique ou prudence [2] donne lieu à une discussion du légalisme selon lequel certaines lois morales doivent être respectées absolument, quelles que soient les circonstances. En cela, Geach s’oppose au conséquentialisme, notamment dans sa version la plus connue : l’utilitarisme. Il conteste la formule utilitariste demandant à ce que le plus grand bonheur du plus grand nombre soit promu (p. 146-149), car la double exigence contenue dans la formule mène à des absurdités. Quant au conséquentialisme, il suppose qu’il est possible de se représenter toutes les conséquences d’une action. Or, dans un cadre indéterministe, tout choix produira des choix imprévisibles d’autres personnes et donc des conséquences impossibles à anticiper et, dans un cadre déterministe, la subtilité des causes déterminantes les rendant pour partie inaccessibles, le choix ne peut pas tenir compte des conséquences de l’action choisie.
À propos du courage, Geach insiste sur la pertinence durable de cette vertu. Souvent associée à des modèles militaires, elle a une valeur bien plus large. Comme il le rappelle, sans le courage des mères qui ont accouché, nous ne serions pas là et plus généralement, le courage reste une vertu dont nous avons besoin tous les jours. Mais une disposition à agir n’est courageuse que si elle a une juste cause. La persévérance à faire le mal même face au danger n’est pas digne d’être déclarée courageuse. Il faut donc être au clair sur les fins qui méritent d’être désirées, ce qui nous mène aux vertus théologales.
Avant de les étudier, notons un point important. Les vertus cardinales sont un besoin que n’importe qui peut reconnaître. Pourtant, même s’il montre le plus possible leur valeur pour quiconque, Geach en donne une présentation qui emprunte avant tout à la tradition chrétienne, nous y reviendrons ci-dessous à propos des vertus de justice et de tempérance.
La première des vertus théologales est la charité. Cet amour de Dieu et des autres pour aimer Dieu suppose que Dieu existe, sinon elle serait absurde. Mais le péché originel ainsi que les péchés individuels ont séparé les humains de Dieu. Le dogme du péché originel est central pour l’ouvrage. Geach ne prétend pas donner une explication parfaitement claire de ce mystère. Néanmoins, le besoin des vertus est celui d’humains qui sont pris dans une tendance à faire le mal à laquelle ils cèdent trop facilement, ce qui les sépare de Dieu. D’où l’importance des choix libres qui peuvent ou non favoriser la réalisation de la fin ultime : le salut. Selon Geach, Dieu a donné les moyens suffisants à chacune et chacun pour éclairer ses choix en vue du bien et, selon ces choix, Dieu répondra en offrant sa grâce ou non. Les pécheurs confrontés à des choix éthiques cruciaux pour leur vie bonne ont donc besoin non seulement d’aimer, mais aussi de croire et d’espérer.
La foi, seconde vertu théologale, révèle la fin dernière et suppose un assentiment à des propositions fondamentales, celles du Credo. La foi pour être un « croire en Dieu » doit donc aussi être un croire que Dieu existe, qu’il est créateur, etc., mais nul besoin d’être théologien pour comprendre suffisamment ces mystères. À la foi doit s’ajouter l’espérance d’une nouvelle vie sans péché. Sans elle, étant donné l’ampleur du mal, il est probablement impossible de mener une vie éthique authentique puisqu’il faut sans cesse combattre le mal, en particulier en soi.
Pour développer ses réflexions sur les vertus théologales, Geach ne s’autorise pas simplement de l’autorité de l’Église catholique. Il présente des défenses rationnelles de l’importance, pour qui croit en un dieu amour, d’un assentiment à la vérité sur ces questions et de la possibilité d’atteindre la fin dernière de l’humanité.
Selon Geach, si tous les humains sont créés libres et rationnels, ils peuvent tous, à condition de faire de bons choix, être sauvés. Mais, il est peu probable et rien d’éthique ne l’impose, que beaucoup seront sauvés. Le salut est une affaire individuelle et rare, même si l’on peut espérer et souhaiter que beaucoup d’autres seront sauvés. Au chapitre 6, Geach présente la justice divine comme un modèle pour la justice humaine qui doit être à son image, mais il limite immédiatement la justice divine en précisant qu’elle ne vaut que pour le jugement dernier et que cet attribut divin n’explique en rien la création. Cette dernière est le lieu d’une loterie (p. 188-189) où le mal et le bien sont distribués indépendamment de tout mérite. Geach va plus loin en soutenant que même les chances de salut ne sont pas nécessairement distribuées de manière équitable. On a l’impression que cette absence de justice distributive divine sert de modèle à l’absence de réflexion politique sur l’équité dans les sociétés humaines…
En parallèle de cette absence de réflexion sur les vertus politiques, la vertu de tempérance est mise en avant. Certes, Geach ne joue pas au père-la-vertu comme le montre son avis mesuré et plutôt tolérant sur l’ivresse et l’usage de drogues. Néanmoins, l’éthique sexuelle et l’éthique du suicide, des pratiques privées et non publiques, enfin en général, l’intéressent beaucoup plus que la vie civique. Après avoir confessé qu’il avait défendu à tort l’éthique catholique en référence à la finalité naturelle de l’organisme et des organes, Geach en revient à la confiance dans la tradition chrétienne qui ne peut avoir erré sur des questions aussi importantes. Il tombe ainsi dans ce qu’on pourrait nommer le problème de Pascal.
Ce dernier utilise toute sa puissance intellectuelle pour montrer les vices du monde et, comme Pascal, Geach ne manque pas d’ironie à l’égard de tous les vices humains. Cependant, il perd parfois toute ironie à l’égard de l’autorité de son Église, comme Pascal qui exempte le catholicisme de tous les défauts de l’humaine nature. La confiance en l’autorité de l’Église catholique en matière d’éthique sexuelle et de suicide contraste avec l’ironie bienvenue contre les vices politiques et sociaux. L’éthique de la vie la plus intime est ainsi fixée par la tradition, car, pour ainsi dire, la raison comme l’ironie ont abandonné la partie face au sexe et à la mort.
L’ouvrage est riche et nous n’en avons donné qu’un aperçu bien limité. Jouant le jeu de la discussion publique argumentée sans renoncer à son ancrage chrétien et catholique, Geach nous offre une belle occasion de réflexion sur la vie bonne, un don qui lui sera compté au jour du jugement, celui des philosophes très certainement ; quant à celui de Dieu, nous verrons bien.
par , le 28 décembre 2022
Yann Schmitt, « Les moyens de la vie bonne », La Vie des idées , 28 décembre 2022. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Peter-Geach-Les-vertus
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