Comment enquêter sur ce que pensent et se disent les Russes de la guerre en cours ? Les échanges observés en ligne, malgré toutes les limites de l’observation à distance, montrent qu’il est possible de parler en Russie, mais impossible de dire la guerre.
Alors que les bombes tombent sur l’Ukraine et que la population civile souffre chaque jour des pertes humaines et des destructions matérielles causées par l’armée russe, le silence qui règne dans la société russe face aux atrocités commises en son nom pose question. Au sommet de l’État russe, la réélection de V. Poutine en 2024 pour un mandat qui court jusqu’en 2030 impose, au terme d’un scrutin administré et falsifié, la prééminence sans partage du président à la tête du pays en guerre, dans des frontières illégales incorporant même les territoires occupés d’Ukraine. Avec plus de 87% des suffrages, cette réélection confirme qu’il n’existe plus d’espace légitime pour le dissensus. La nomination du gouvernement, en mai 2024, a reconduit à leurs postes la quasi-totalité des ministres, au risque d’une fossilisation des élites gouvernantes. La seule surprise est venue du limogeage du ministre de la défense, Sergueï Choïgou, nommé à la tête du Conseil de sécurité du pays et remplacé par un gestionnaire, Andreï Belooussov. Pour le reste, V. Poutine a repris la rhétorique anti-occidentale désormais bien rodée et réaffirmé l’union nationale face à l’ennemi extérieur. Dans les sphères du pouvoir, incarné par le Kremlin, la communication institutionnelle au plus haut sommet de l’État met en scène l’unité du pays au service des buts de guerre.
Alors que de lourdes exigences pèsent sur la population (pertes militaires, envoi des jeunes au front, coût de la guerre, interruption des échanges avec l’Europe, interpellation morale face aux atrocités commises…), aucun signe tangible de désaccord n’est perceptible collectivement et publiquement dans la société. Pourtant, après l’agression massive de la Russie contre l’Ukraine en février 2022, une vague de protestation avait surgi. Les chiffres collectés par l’association indépendante OVD-Info témoignaient de l’ampleur à la fois de la mobilisation et de la réponse répressive, qui s’était soldée par 20 441 détentions administratives en 2022 et l’ouverture de plus de 800 poursuites pénales pour des motifs concernant les « fake news », la « discréditation des forces armées », « la promotion du terrorisme », le « vandalisme » ou la « réhabilitation du nazisme »… En 2023, l’association OVD-Info ne recensait plus que 953 arrestations administratives [1]. Depuis, même si des protestations locales émergent sporadiquement [2], l’ampleur du contrôle est telle qu’il semble actuellement illusoire de chercher des signes de résistance (soprotivlenie) face à la guerre (officiellement dite « Opération militaire spéciale » ou mentionnée de façon encore plus euphémisée sous son acronyme SVO). Cela signifie-t-il que le pays est résigné et patient [3] ? À la lecture des sources disponibles, le doute (somnenie) surgit parfois dans les échanges entre citoyens ordinaires sur les réseaux sociaux. Peut-il devenir un appui pour impulser une réflexion sur la situation politique ? Ou est-il au contraire incertain et aboulique, faisant obstacle à la critique ? Après une présentation des dispositifs d’encadrement de l’expression hors ligne et en ligne en temps de guerre, nous proposons ici un détour par les réseaux sociaux de la petite ville de Kansk, en Sibérie, pour voir comment les gens parlent et doutent parfois du gouvernement du pays et de « l’opération militaire spéciale ». Nous prenons ici trois moments significatifs récents pour en témoigner, lorsque l’actualité fédérale vient bousculer la routine locale : la mort de Navalny en février 2024, les fêtes de la Victoire le 9 mai 2024 et les rumeurs sur la mobilisation militaire au printemps 2024. À ces trois occasions, le doute qui surgit échoue à monter en généralité pour dire la dérive impériale et criminelle du pouvoir russe.
Les artisans du nettoyage civique
Depuis février 2022, les élites s’attachent à imposer l’unité nationale dans la guerre, mais aussi à conserver une apparence de normalité de la vie ordinaire. À Moscou, les témoignages concordent pour souligner la rassurante continuité du quotidien. C’est que le réseau d’emprise, patiemment tissé depuis le début des années 2000, est désormais parfaitement intégré, voire naturalisé, dans l’organisation de la vie collective. Les multiples contraintes, formelles et informelles, qui empêchent les citoyens de s’exprimer sur la vie dans la cité, sont une évidence. La politique, celle qui permet de porter la contradiction et le débat, est empêchée, réduisant le politique au consensus patriotique imposé. La lutte contre l’opposition, qu’elle soit libérale, nationaliste ou régionale, retient l’attention [4]. Face aux injonctions patriotiques et conservatrices qui émanent tant du sommet de l’État que de ses relais dans la société, les reliquats de l’opposition démocratique et libérale ont été liquidés après l’invasion massive de l’Ukraine (fin de l’association Memorial, discrédit des « agents de l’étranger » et criminalisation des organisations dites « indésirables » enregistrées par le pouvoir, torture et décès d’Aleksei Navalny). Les manifestations de rue ne sont plus envisageables tant la répression est sévère. Le pouvoir ne rencontre plus aucun obstacle partisan, syndical ou associatif, puisque tous les partis et mouvements politiques d’opposition, quelle que soit leur obédience, ont été démantelés. Face à ces multiples emprises, l’expression de la critique politique est périlleuse, voire impossible. Le répertoire d’action collectif est limité à des formes symboliques de protestation [5], à l’exemple du dépôt de fleurs sur la tombe d’A. Navalny après son décès, ou des files d’électeurs rassemblées à midi le jour du vote pour l’élection présidentielle truquée, marquant par leur simple présence leur opposition à un scrutin joué d’avance. Seule la supplique peut constituer une forme de recours face à l’injustice. Si des mères de soldats demandent le retour de leurs fils, c’est en soutenant l’opération militaire spéciale. Ceux qui refusent de se soumettre à ce consensus national et qui ont les moyens de quitter le pays sont partis au début de la guerre pour éviter les poursuites.
Le pouvoir s’appuie sur les institutions de maintien de l’ordre et les forces de sécurité (police, justice, FSB) et leurs supplétifs civils pour limiter les libertés publiques et réprimer la protestation à toutes les échelles. Les formes directes et indirectes d’emprises s’appuient sur des dispositions juridiques, des appareillages techniques, des décisions économiques, des contraintes institutionnelles ou des considérations morales. À petits pas, la surveillance par les « services compétents » et les « citoyens vigilants » s’est installée dans la vie ordinaire, s’accompagnant de menaces implicites, de sanctions progressives ou d’inquiétudes sourdes contre tous ceux qui remettraient en cause le pacte politique conservateur et impérial. À l’école, au bureau, dans le métro, au restaurant, il est de bonne prudence d’éviter les prises de position publiques ou les propos critiques pour éviter les dénonciations. L’association OVD-Info tente d’ailleurs de documenter aussi les pressions extra-judiciaires qui pèsent sur les mécontents : harcèlement au travail, menaces, expulsion, exclusions, censure…
Cet autoritarisme au concret s’exerce aussi dans l’espace numérique [6] où l’ambition des autorités de régulation russes est de surveiller les échanges et de censurer les contenus diffusés grâce à des dispositifs techniques dédiés, permettant le filtrage du trafic par les Fournisseurs d’accès internet). Dès mars 2022, les principaux médias indépendants ont été interdits dans le pays par l’agence Roskomnadzor de surveillance des communications. Facebook et Instagram ont été bloqués, ne laissant aux internautes le choix qu’entre les applications Telegram (plus indépendante) et VKontakte (sous contrôle). La régulation d’internet est assurée aussi par des associations officielles comme la Ligue pour un internet sûr, créée en 2011 avec le soutien du ministère de l’intérieur russe [7]. Dirigée par Ekaterina Mizoullina, figure mondaine du conservatisme radical et fille d’une députée ultra-réactionnaire, c’est l’un des fers de lance de la révolution conservatrice en Russie. La ligue s’appuie sur un réseau de volontaires qui, dans l’ensemble du pays, notamment dans les écoles et les universités, relaie ses actions et veille à la moralité du réseau [8]. Sous couvert de sécurité et de patriotisme, la ligue fixe les lignes du bon comportement sur internet. Comme l’explique sa présidente, « Nous travaillons tous les jours pour que l’espace du Runet soit plus propre » [9]. La notion de nettoyage, et toutes les connotations politiques qui l’accompagnent, participe de la menace qui pèse sur les comportements numériques.
Outre la censure et la surveillance, ce qui est nouveau, à partir de février 2022, c’est la dissimulation de la guerre comme tabou, voire sa négation comme réalité objective. La loi sur les « fausses nouvelles militaires », entrée en vigueur en mars 2022, « interdit la diffusion de fausses informations sur les forces armées russes » et sur ladite « opération militaire spéciale en Ukraine » ainsi que la discréditation des forces armées russes. Les contrevenants sont d’abord passibles d’une amende (de 700 000 à 1,7 million de roubles) puis d’une peine qui peut aller jusqu’à 15 ans de privation de liberté. Dans ce contexte, les publications sur les actions militaires en Ukraine n’emploient plus le terme de « guerre » et doivent s’aligner sur les informations officielles dans leur évocation de l’actualité militaire. Les images du front, les témoignages sur les destructions, les souffrances du peuple ukrainien disparaissent de l’espace public et ne sont pas soumis au débat. Cela ne signifie pas que la société russe ne sait pas (les gens peuvent s’informer sur les réseaux sociaux où de nombreux contenus sont accessibles), mais elle vit « comme si de rien n’était », à l’ombre d’une catastrophe dont on ne parle pas en public.
Le doute ordinaire à voix basses
Face à ces multiples dispositifs d’emprise, comment saisir les nuances et faire surgir la complexité sociale ? Derrière la façade patriotico-militaire, il est particulièrement compliqué de percer l’armure et de savoir ce qu’il se passe dans la société russe. Mener des études à des échelles fines est difficile tant les possibilités d’enquête sociologique au plus proche des personnes sont aujourd’hui réduites [10]. L’impossibilité, pour les chercheurs étrangers, de se rendre dans le pays et l’exil de nombreux chercheurs russes en sciences sociales contribuent à l’épaississement de l’énigme sociale et politique qui entoure le pays et sa société. Il faut apprendre à produire des connaissances à distance. Pour cela, il est nécessaire d’emprunter des chemins de traverse et de suivre des routes moins fréquentées. De cette enquête fragmentaire surgissent des nuances qui fissurent le consensus unitaire d’une société au garde-à-vous. La fréquentation de l’espace numérique, et notamment des réseaux sociaux, permet de voir surgir des différends. En la matière, l’application Telegram offre les contenus les plus variés et les moins contrôlés. La lecture attentive de ses chaînes, avec toutes les précautions méthodologiques qui s’imposent, permet de voir affleurer des formes de doute, d’inconfort, voire de critique autour des questions de gouvernance locale, mais aussi des difficultés et des inquiétudes nées de la guerre. Au niveau le plus haut de l’État, sur les sites d’information générale contrôlés par le pouvoir, la critique est absente, la façade est lisse. Mais en descendant dans les couches basses des réseaux sociaux russes, dans les pages locales de chaînes d’information quotidiennes, des débats inattendus peuvent surgir, lorsque l’actualité fédérale vient rompre la routine locale.
Pour descendre dans les profondeurs de l’internet russe, nous avons choisi pour illustration empirique le cas de la chaîne de faits divers et d’information TchP Kansk (Situation d’urgence à Kansk). La ville de Kansk, environ 90 000 habitants, ressemble à une grosse bourgade à 165 kilomètres de la capitale régionale de Krasnoyarsk, et à 3500 kilomètres de Moscou par le Transsibérien. Un reportage du Monde, en 2021, décrit une ville sinistrée où traînent des adolescents désœuvrés. En avril 2024, l’un d’eux, Pacha, meurt sur le front ukrainien, d’où son corps est rapatrié dans son village natal près de Kansk [11]. La jeunesse locale est manifestement durement sacrifiée pour les besoins du front.
Créée en 2016, la chaîne Telegram TchPKansk offre un aperçu de la vie locale et regroupe plus de 27 000 abonnés sur Telegram et près de 92 000 sur le réseau social russe VKontakte (VK). Les jours ordinaires, les informations reflètent l’actualité locale, dans la diversité de ses faits divers. Les accidents de voiture sont particulièrement nombreux sur les mauvaises routes de la région, comme les incendies des isbas souvent emportées par le feu. Si l’actualité est généralement morose, des lectrices postent des photos de magnifiques couchers de soleil sur la taïga. À intervalle régulier, des publicités (pour une bouilloire électrique à 499 roubles en vente au marché central de la ville, pour des perceuses ou pour un studio de manucure) s’intercalent dans le fil de nouvelles. Des messages d’information générale ponctuent aussi l’actualité quotidienne. À leur suite, les commentaires permettent aux lecteurs de discuter l’actualité, offrant ainsi un aperçu lointain des humeurs locales. L’authenticité des commentaires est toujours soumise à réserve, mais la seule publication de critiques témoigne de la possibilité limitée d’exprimer le mécontentement à cette modeste échelle. Cependant, une chose manque dans ce paysage informationnel et visuel. Aucune nouvelle venant du front en Ukraine, aucune photo des atrocités commises par l’armée, aucun témoignage sur les jeunes sacrifiés au combat n’est publié sur le fil d’actualité. Les lecteurs débattent dans une semi-obscurité, notamment imposée par la loi sur « les fausses nouvelles militaires ».
La mort de Navalny
Le 16 février 2024, le site poste le message suivant : « Navalny est mort annoncent les médias suite à une déclaration de l’administration pénitentiaire. Aleksei s’est senti mal après la promenade et a immédiatement perdu connaissance. La cause probable de la mort est une thrombose. * A. Navalny était inscrit au registre des extrémistes et des terroristes ». La dernière mention est une obligation légale, imposée par la législation sur les organisations indésirables et extrémistes.
30 commentaires suivent l’annonce.
- Anna : Ils l’ont tué et c’est tout, il ne fallait rien attendre d’autre.
– Maksim : 1000 %
– Uyri : les traîtres au peuple russe ne vivent pas longtemps.
– Natalia : c’est dommage (…)
– Anna (en réponse à Uyri) : en quoi a-t-il trahi le peuple russe ? (…)
– Uyri : C’est un suppôt occidental, un provocateur de la haine intérieure. On ne peut rien dire de bon sur lui.
– Vladimir : Il n’avait pas de poids politique, ses investigations étaient bonnes. Sa mort maintenant ne profite pas au pouvoir.
– Anna (en réponse à Uyri) : C’était l’opposition au pouvoir en fait. Nommez-moi un régime d’un pays dans lequel il n’y a pas d’opposition
Une discussion s’ensuit sur l’influence politique de Navalny et sur l’impossibilité pour sa femme, Ioulia Navalnaia, de le remplacer. La teneur des échanges montre que les enjeux nationaux pénètrent aussi les chaînes d’information les plus locales et permettent de mettre en doute le récit officiel sur la mort de l’opposant. Le contraste entre les commentaires en faveur et en défaveur de Navalny reflète le clivage, inégal, qui s’est instauré autour de cette figure contestée de l’opposition politique jusqu’aux confins du pays. À Kansk comme ailleurs, les habitants ne sont pas indifférents à sa disparition et émettent des avis divergents. Mais la discussion s’éteint après ces quelques échanges, l’actualité locale reprend son cours et aucune initiative collective n’est mentionnée pour rendre hommage à l’opposant défunt. On semble assister ici aux reliquats d’une mobilisation politique disparue.
Les commémorations de la victoire
À l’approche des festivités du 9 mai 2024, les nouvelles témoignent à la fois des préparatifs en cours pour la fête patriotique (nettoyage des jardins, hommage aux vétérans, répétition pour la parade, décoration de la ville…), mais aussi de l’inquiétude des autorités locales quant au maintien de l’ordre public. Le 7 mai, le site annonce que de fausses invitations pour la parade du « régiment immortel » [12] seraient distribuées à Krasnoyarsk, alors que la manifestation est interdite : « Le gouvernement du Kraï de Krasnoïarsk met en garde les habitants contre d’éventuelles provocations, leur demandant d’être prudents et de ne pas accepter de participer à des événements de masse non autorisés ». Ces messages témoignent d’une forme de mise en garde pour que les rassemblements publics à l’occasion des commémorations de la victoire ne puissent devenir un moment d’initiative échappant au contrôle des autorités locales.
Le 8 mai, le site publie le programme des festivités : défilé des forces de l’ordre, dépôt de fleurs au monument du soldat inconnu et concert patriotique en soirée. Le 9 mai au matin, il lance les festivités et diffuse les photos et les vidéos des parades tout au long de la journée. Mais en fin de journée, un spectateur mécontent écrit sur la chaîne : « Bonjour. Bonne fête de la Victoire à tous ! Malheureusement, je voudrais vous faire part de mon mécontentement concernant l’événement d’aujourd’hui. Merci à tous ceux qui ont participé à cet événement important, mais on ne voyait rien... On ne comprend pas pourquoi tous les militaires ont été massés devant la scène, ont occupé toute la place et les gens n’ont vu que des « culs », je ne parle même pas des enfants. (…) Ça donne l’impression que le concert n’est pas organisé pour les gens, mais pour cocher une case. Je n’y retournerai pas ».
Suit une liste de récriminations :
- Ekaterina : Je suis tout à fait d’accord avec l’auteur. Cette année, je n’ai pas réussi à voir ni la présentation des troupes ni le défilé.
– Viatcheslav : Et où était le feu d’artifice ?
– @ : Quels feux d’artifice, ils ont été annulés partout, vous ne connaissez pas la situation dans le pays. Il y a tant de gens qui meurent.
– Aleksandr : Je suis tout à fait d’accord.
– Anna : J’ai été très déçue par la parade d’aujourd’hui.
– Natali1018 : On sait depuis longtemps que les employés de la direction de la culture ne sont pas très cultivés.
– Vladimir : (…) Aujourd’hui, les voleurs sont au pouvoir plutôt qu’en prison.
– Aleksandr : Non seulement on ne voyait rien, mais on n’entendait rien.
– Oksana : Tout doit être organisé par des professionnels et chez nous, dans la culture, il n’y a que des dilettantes, c’est pourquoi tout est fait de travers.
Alors que les fêtes du 9 mai constituent l’acmé annuel du faste patriotique célébré en grande pompe sur la place Rouge et dans l’ensemble du pays, le décalage entre la mise en scène de l’histoire glorieuse du pays et la réalité ordinaire des dysfonctionnements concrets vient ternir le vernis patriotique. Surgit ici, selon un topos ancien et récurrent, une critique des fonctionnaires locaux, qualifiés au fil des commentaires de « dilettantes » qui ne travaillent que pour « cocher des cases » sans se soucier de la population, voire de « voleurs », ce dernier terme évoquant le slogan politique popularisé par Navalny qui dénonçait le « parti des escrocs et des voleurs ». À Kansk, le doute sur la probité des fonctionnaires locaux est manifeste, mais le débat s’engage sans questionner la direction politique du pays au plus haut niveau de l’État.
La mobilisation pour le front
En avril 2024, des échanges en ligne font naître l’inquiétude autour de la mobilisation pour le front. Le doute qui surgit alors est singulier : il vient du décalage entre le discours officiel du pouvoir central et les propos tenus par un fonctionnaire local. À première vue, pourtant, la scène a tout des dispositifs ordinaires de contrainte sur les jeunes et leurs parents pour les inciter à s’engager dans l’armée. Un bureaucrate local, la cinquantaine et le costume gris de rigueur, anime une réunion dans une salle du Tekhnikum (lycée professionnel) de Kansk pour inciter les étudiants à s’engager. Il donne en exemple Sacha, un jeune homme placé à ses côtés qui a accepté de rejoindre le front parce qu’il n’y a « rien à faire sur place, il n’y a pas de travail ». Durant son intervention, filmée par l’un des participants, devant un auditoire composé de jeunes et de parents, le responsable déclare : « Nous nous trouvons à un moment décisif : soit nous gagnerons, soit nous ne gagnerons pas. Nous en sommes tous conscients. Et, bien sûr, il y aura probablement une mobilisation à venir, très probablement. Je ne vais pas vous faire longtemps la morale – vous connaissez la situation, vous regardez la télévision. Les Américains leur allouent à nouveau beaucoup d’argent, beaucoup d’armes, beaucoup de tout, c’est-à-dire, nous ne pourrons pas nous passer de nouvelles forces, très probablement » [13]. Le discours semble conforme aux éléments de langage officiels. Pourtant, les lecteurs y décèlent immédiatement une faute politique. Le fonctionnaire laisse envisager une nouvelle mobilisation, ce qui est en contradiction avec un discours de V. Poutine quelques jours plus tôt qui niait un tel scénario. Mais surtout, il met en doute la victoire de la Russie par l’expression « Nous gagnerons ou nous ne gagnerons pas ».
Ses propos sont relayés sur le site TchP Kansk puis publiés par des sites d’information de Krasnoyarsk [14], dont Krasnoyarskj Rabotchi [15] et la 7e chaîne de Krasnoyarsk [16]. Sur VK, la vidéo est visionnée 78 000 fois. La discussion est jugée suffisamment importante pour remonter vers le média fédéral Moskovskij Komsomolets [17]qui publie un billet sur cette affaire. Sur les réseaux sociaux, la vidéo suscite une vague de commentaires. Les uns dénoncent le défaitisme du fonctionnaire local tandis que les autres reconnaissent son « parler vrai », les troisièmes se désolent de la conscription des jeunes et lui conseillent de partir lui-même sur le front :
- Imya Familia : Le chef d’un important district doute de la victoire, alors dans quelle atmosphère partent les jeunes à la guerre si même le CHEF doute des forces de nos compatriotes.
– Vadim : ça mériterait qu’on le démette de ses fonctions (…)
– Mira Portova : Visiblement on est habitués à entendre des mensonges. Quand quelqu’un dit la vérité, il faut le démettre de ses fonctions.
– Liubov : C’est vrai, j’ai apprécié qu’il ne nous trompe pas, mais maintenant il risque de perdre son poste
– Evgenij : Ils manquent de jeunes là-bas, mais le chef du district pourrait y aller
Dans ces échanges, la critique porte contre le fonctionnaire local, mais pas contre la guerre elle-même et les pertes qu’elle provoque en Ukraine. La mise en cause de ce bureaucrate de proximité oriente le débat vers la critique de l’administration locale défaillante, mais laisse dans l’ombre le massif des violences militaires commises par la Russie. En réponse, le 26 avril, le fonctionnaire tente de se défendre et affirme qu’il est surpris par les réactions négatives à son discours sur certaines chaînes et médias. Il se rétracte et déclare que ses propos sont devenus une arme informationnelle dans les mains de l’ennemi [18]. L’incrimination d’une putative « cinquième colonne » est la seule réponse apportée aux doutes qui surgissent quant à sa propre probité. La controverse est l’occasion d’un recadrage de ce fonctionnaire local pour réaligner les positions locales sur celles du pouvoir central.
Les verbatim collectés sur l’internet russophone montrent que, malgré l’enserrement politique du pays, la parole critique ou réflexive n’est pas totalement absente dans la société et trouve même à s’exprimer dans l’espace semi-public des commentaires anonymes des réseaux sociaux. Des débats limités sont autorisés dans les limites des lieux communs de la critique acceptable (contre les fonctionnaires locaux notamment). Si, furtivement, des inquiétudes ou de la déception surgissent face aux dysfonctionnements politiques et à l’incompétence des bureaucrates municipaux, pour autant qu’on puisse en juger, elles en restent là et ne peuvent faire l’objet d’une montée en généralité qui viendrait contester la légitimité du pouvoir central. Quant à la guerre elle-même, elle est invisibilisée en public. À Kansk, les photographies des immeubles détruits, des civils tués, des soldats morts au front ou des infrastructures bombardées en Ukraine sont exclues des fils de nouvelles locales pour ne pas donner prise à la dénonciation de la guerre et du pouvoir qui la mène. Cela ne signifie pas que les citoyens ne savent rien, cela signifie que les discussions sur ces questions ne sont pas autorisées en vertu notamment des lois qui encadrent les publications en ligne. Les débats se déploient dans un espace public semi-aveugle, où les atrocités du front sont invisibilisées pour ne pas donner prise à la critique. Les échanges observés en ligne, malgré toutes les limites de l’observation à distance, montrent qu’il est possible de parler en Russie, mais impossible de dire la guerre. Le déni de réalité nourrit une forme de négationnisme de fait.
Images : captures d’écran du site d’information de Kansk
Pour citer cet article :
Françoise Daucé, « Parler sans dire : la censure dans la Russie en guerre »,
La Vie des idées
, 18 juin 2024.
ISSN : 2105-3030.
URL : https://booksandideas.net/Parler-sans-dire-la-censure-dans-la-Russie-en-guerre
Nota bene :
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[2] En janvier 2024, des protestations ont lieu à Baymak (Bachkotorstan) pour dénoncer la condamnation de Fail Alsynov, un militant local condamné à 4 ans de prison pour avoir dénoncé un projet d’exploitation minière. 80 personnes sont arrêtées. En avril, des habitants manifestent contre l’administration locale à la suite des inondations massives provoquées par l’incurie des services publics.
[3] Shlapentokh, Vladimir. « Russian patience : a reasonable behavior and a social strategy. » European Journal of Sociology/Archives Européennes de Sociologie 36.2 (1995) : 247-280.
[4] Favarel-Garrigues. Russie : les trois fronts intérieurs de la guerre en Ukraine. 15 mars 2024, AOC
[5] Dubina, Vera, and Alexandra Arkhipova. « No Wobble » : Silent Protest in Contemporary Russia." Russian Analytical Digest 291 (2023) : 8-11.
[6] Françoise Daucé, Benjamin Loveluck, Francesca Musiani (dir). Genèse d’un autoritarisme numérique. Répression et résistance sur Internet en Russie (2012-2022). Éditions des Mines, 2023.
[7] La ligue pour l’internet sûr est ironiquement rebaptisée « La ligue pour l’internet dangereux » par le rappeur Oxxxymiron dans l’une de ses chansons en août 2023. La présidente de la ligue, Mizoullina, réclame immédiatement une enquête pour extrémisme contre le chanteur.
[8] Françoise, Dauce, et al. « From citizen investigators to cyber patrols : Volunteer internet regulation in Russia. » Laboratorium : Журнал социальных исследований 3 (2019) : 46-70.
[12] Défilé populaire de citoyens portant les photos de leurs ancêtres ayant combattu sur le front, d’abord spontané puis de plus en plus encadré par les autorités, jusqu’à être annulé à partir de 2022.