Le « tournant délibératif » désigne un basculement théorique dans l’étude des institutions démocratiques qui s’est opéré dans les années 1980 sous l’impulsion de figures comme Jürgen Habermas, Bernard Manin ou Jon Elster (parmi beaucoup d’autres [1]). Son ambition est de déplacer l’attention de l’étude du vote vers celle de la formation discursive des volontés politiques de citoyens et d’offrir un fondement plus solide à la légitimité démocratique. L’idée, en effet, est que des décisions plus légitimes émergeraient d’une forme de délibération inclusive et permanente du peuple, dont les modalités pratiques restaient à préciser. L’approche délibérative rejette donc d’abord la réduction de la démocratie au simple comptage des voix et à la sanction du nombre. Mais elle conteste aussi, dans la plupart de ses versions, la réduction de la participation citoyenne à une délégation de pouvoir par l’élection, le dialogue entre représentants et représentés devant être permanent.
L’ambition de l’ouvrage collectif dirigé par Loïc Blondiaux et Bernard Manin est d’offrir un bilan de ce tournant délibératif et de mettre en évidence des champs de recherche qui restent à explorer. À travers différentes excellentes contributions, dont certaines étaient déjà parues en anglais, il permet de voir combien le tournant délibératif fut un déplacement théorique extrêmement fécond, mais dont les implications pratiques ne sont pas encore tout à fait claires, même si de nombreux progrès ont été enregistrés au fil du temps.
Un déplacement théorique fécond
Un des aspects les plus stimulants de l’approche délibérative est qu’elle a pour objectif d’améliorer les institutions démocratiques. Alors que le courant réaliste, longtemps dominant, « souligne que les électeurs votent très souvent sur la base d’informations défectueuses, voire inexistantes, et de désirs confus ou incohérents » (introduction, p. 11), nous invitant à renoncer aux aspirations démocratiques les plus idéalistes et les plus émancipatrices, l’approche délibérative « recherche les moyens de remédier à ces défaillances manifestes dans la formation des volontés » (ibid.).
Des décisions précédées par des délibérations inclusives ont en effet de bonnes chances d’être plus rationnelles et plus justes. Plus rationnelles, d’abord, parce que la délibération permet la mise en commun et donc l’accroissement des informations disponibles au moment de prendre la décision (introduction, p. 14). Également parce que la dimension contradictoire des débats, dont le chapitre de B. Manin souligne toute l’importance, permet d’exposer les erreurs de raisonnement, de les corriger, et est ainsi susceptible de réduire les risques d’erreurs collectives. Des décisions plus justes, ensuite, parce que l’inclusion de l’ensemble des perspectives sociales réduit les risques de décisions biaisées à l’encontre de certains groupes [2]. Plus justes, également, puisque comme l’explique Jon Elster (p. 99-115), la délibération publique exerce une certaine pression à privilégier les arguments d’intérêt public, qui accordent un poids égal aux intérêts de chacun. Cela ne fait certes pas disparaître par magie les préférences égoïstes, mais cela contribue à les délégitimer, et à déplacer quelque peu l’attention des citoyens et des représentants vers des questions d’intérêt public.
Il ne s’agit toutefois pas seulement d’accroître la qualité des processus de décision collective, mais aussi de les rendre plus inclusifs et plus égalitaires, en s’assurant que toutes les perspectives sociales puissent être incluses et entendues dans les délibérations. Même si nous sommes assurément inégaux du point de vue de nos capacités délibératives, l’approche délibérative n’est pas élitiste. Elle ne l’est du moins pas intrinsèquement, comme le prouve l’existence de tendances élitistes et anti-élitistes dans les interprétations de ses implications pratiques.
Quelles implications pratiques ?
Parmi les applications institutionnelles de la théorie délibérative, la plus connue et la plus discutée est le mini-public délibératif. Insatisfaits par le cantonnement de la délibération dans des instances élitistes (et en réalité souvent peu délibératives) comme les parlements ou les cours constitutionnelles, des théoriciens comme James Fishkin ou Yves Sintomer ont vu dans les assemblées citoyennes tirées au sort la promesse d’une démocratie plus délibérative. La question s’est vite posée, cependant, de l’articulation entre ces mini-publics, le grand public et les décisions collectives.
Comme le rappelle Luigi Bobbio, l’objectif des sondages délibératifs [3] mis au point par J. Fishkin n’était pas la décision collective ; c’était plutôt l’affinement des opinions des participants. Mais à mesure que se répand le recours à des assemblées citoyennes tirées au sort, on sent bien que la question de son impact sur les décisions augmente. Beaucoup de citoyens, d’associations, et un certain nombre de théoriciens expriment une forme d’agacement par rapport à ces simulacres de débat public étudiés dans le chapitre de Jean-Michel Fourniau (p. 280-286), où le pouvoir d’influence et de contestation est extrêmement faible.
L’exemple récent de la Convention citoyenne pour le climat en France montre bien l’enjeu de cette question. Si cette assemblée de citoyens a produit un travail délibératif approfondi, ses recommandations ne devraient-elles pas poser lourdement sur les décisions publiques comme l’avait initialement promis Emmanuel Macron et comme le souhaiteraient les participants ? C’est une conclusion que contestent Charles Girard et Hervé Pourtois dans leurs chapitres respectifs, ainsi que B. Manin dans son introduction. C. Girard insiste sur le fait qu’aucun mini-public ne peut prétendre se substituer au grand public, essentiellement parce que les conclusions seront vraisemblablement variables d’un mini-public à l’autre [4] et ne peuvent pas être comparées à ce qui émergerait d’une délibération de l’ensemble du peuple. Or, c’est bien la délibération de tous les citoyens qui constitue, d’après lui, « le fondement ultime de la légitimité en démocratie » (p. 70). Qui plus est, d’après H. Pourtois, « le tirage au sort ne crée aucun lien entre représentés et représentants » (p. 169). Cette dernière thèse est sans doute un peu forte et empiriquement contestable. On a vu par exemple les membres de la Convention citoyenne pour le climat chercher à se connecter au grand public – une démarche essentielle pour la légitimation d’un tel processus, d’après Rémi Barbier et Clémence Bedu (p. 272) [5]. Mais il est incontestable que le tirage au sort offre moins de moyens pour le grand public d’orienter ses représentants que l’élection.
H. Pourtois en conclut que les délibérativistes ont eu tort de négliger les processus électoraux. Plutôt que de contourner les élections, l’enjeu et le programme de recherche devraient être, selon lui, de « concevoir les moyens d’un renforcement du caractère délibératif de la démocratie électorale » (p. 174). Cela revient, comme l’appelle de ses vœux C. Girard, à penser la délibération de masse. Or, précise ce dernier, cette délibération est forcément médiatisée et dispersée, tout le monde ne pouvant se rassembler dans un seul forum (p. 72). Et elle obéit à une logique dont on doit accepter qu’elle soit irrémédiablement distincte de celle des délibérations en face à face [6].
Les médias occupent donc un rôle central dans la délibération de masse. Pourtant, ils ont souvent été négligés par les délibérativistes, comme le regrettent J. Mansbridge et ses coauteurs. L’approche systémique de la délibération qu’ils ont initiée entend remédier à cela, en concevant les médias « comme un moyen de relier les différentes parties du système délibératif » (p. 53). Cela n’empêche évidemment pas de porter un regard lucide sur les failles délibératives des médias contemporains, dont ils déplorent, dans le contexte étatsunien au moins, une forme de partisanerie excessive, dans certains cas au mépris de la vérité (p. 55). La ségrégation des publics en bulles d’informations imperméables fait également partie des failles auxquelles une théorie de la délibération de masse devra apporter des réponses. Pour que les médias soient un lieu de confrontation de points de vue contradictoires, il faut trouver des moyens pour que l’ensemble des citoyens soient exposés à des points de vue divers. La fairness doctrine – qui obligeait de 1927 à 1987 les médias étatsuniens à présenter de façon équitable des points de vue divers sur des sujets controversés et qui est évoquée par B. Manin – ne conviendrait plus, comme il le reconnaît lui-même (p. 130), à la balkanisation qui caractérise le paysage médiatique contemporain, aux États-Unis comme en France et ailleurs. Ce sont donc des équivalents fonctionnels qu’il nous faut encore trouver.
Peut-on compter sur les élus pour délibérer ?
Au-delà des mini-publics et des médias, peut-on compter sur les élus et sur les partis pour adopter des attitudes délibératives ? La compétition électorale semble inviter davantage à caricaturer et discréditer les adversaires qu’à prendre au sérieux leurs propositions et objections. Et à vrai dire, dans les assemblées parlementaires, on délibère très peu. Comme le montre Clément Viktorovitch sur la base d’une enquête empirique, des séquences véritablement délibératives – où les arguments des uns sont pris au sérieux par les autres, quitte à changer de position – se produisent occasionnellement (en particulier au Sénat ou à huis clos), mais il s’agit de « quelques îlots dans l’océan des échanges parlementaires » (p. 237). Cela n’empêche pas les échanges partisans d’avoir une fonction délibérative, dans une perspective plus systémique : en structurant les débats publics autour d’un nombre réduit d’alternatives cohérentes, ils peuvent aider à la formation du jugement des citoyens. Mais, comme l’explique Dominique Leydet, si les députés ne s’écoutent pas et n’ont aucune incitation à prendre au sérieux les objections adverses, c’est une rhétorique « plébiscitaire », manipulatrice, qui prévaudra plutôt que cette rhétorique « délibérative », appuyée sur des raisons, qu’appellent de leurs vœux plusieurs contributeurs à la suite des travaux de Simone Chambers. Il y a donc lieu de réfléchir à des manières d’améliorer la qualité délibérative des échanges parlementaires, notamment en encourageant la dissidence au sein des partis (D. Leydet, p. 192-196).
Il reste que la compétition politique et les usages stratégiques de la communication qu’elle engendre sont largement en tension avec l’idéal délibératif. Qui plus est, comme le suggère Mark Warren dans sa contribution, ces usages stratégiques du langage ont pour effet hautement préoccupant de saper la confiance des citoyens. Le langage est en effet souvent utilisé en politique comme outil de manipulation ou de tromperie (p. 137), ce qui a pour effet, d’après lui, de remettre « radicalement en cause les assurances existentielles [en particulier la confiance dans la sincérité des interlocuteurs] dont dépendent les gens dans leur vie quotidienne » (p. 149). Pour autant, M. Warren ne pense pas souhaitable de renoncer à la compétition électorale, mais il voit là une raison « d’accroître le nombre des médiateurs d’information fiable » (p. 153), au premier rang desquels les assemblées citoyennes.
On en revient donc aux assemblées citoyennes ou mini-publics délibératifs. Il ne fait pas de doute qu’une portion trop importante de la littérature sur la démocratie délibérative s’est focalisée, ces dernières années, sur ces mini-publics au détriment d’une série d’autres enjeux sans doute plus importants. Certains en sont même venus à tort à assimiler la démocratie délibérative aux mini-publics. À cet égard, le tournant systémique et le présent ouvrage sont salutaires pour l’approche délibérative. Mais il semble aussi que les assemblées tirées au sort ont un rôle important à jouer dans le système délibératif, étant donné le besoin, à côté des partis et des médias plus ou moins partisans, d’espaces de délibération non partisane. Ce rôle, cependant, reste encore largement à définir.
Au-delà de la délibération, la décision
On en vient au dernier grand point de discussion, au cœur de ce livre : comment conclure les délibérations ? Les théoriciens de la délibération ont tellement déplacé l’attention du moment du vote vers celui de la formation des volontés qu’ils en sont venus à négliger ce moment conclusif (H. Pourtois, p. 168 ; M. Paoletti et L. Morel, p. 201 ; L. Bobbio, p. 309).
Or, se pose à nouveau la question de la légitimité, soulevée par H. Pourtois : « qui peut assumer la charge de prendre les décisions publiques majeures affectant le démos au nom de celui-ci ? » (p. 167). Si les assemblées citoyennes sont conçues comme une source d’information fiable, comme chez M. Warren, elles n’ont pas vocation à prendre des décisions ; plutôt à nourrir l’opinion publique. Mais si les partis jouent avant tout un rôle de plaideurs, comme le suggère D. Leydet, ils ne seront peut-être pas les meilleurs juges non plus. Faudrait-il imaginer un système où les partis présentent des arguments contradictoires à une assemblée citoyenne qui aurait pour fonction de juger et décider en conscience ? Ou plutôt, en complément de la représentation électorale, des initiatives citoyennes qui passeraient par le filtre délibératif d’une assemblée tirée au sort avant d’être soumises à un vote populaire ? Mario Paoletti et Laurence Morel soulignent à quel point le référendum a été négligé par les approches délibératives. Pourtant, il ne peut être écarté au seul prétexte que son potentiel délibératif serait trop faible. Au vu du potentiel d’inclusion et de légitimation des référendums, il faudrait plutôt s’interroger sur les manières de les rendre plus délibératifs (p. 215-220).
Conclusion
Une recension peut difficilement rendre justice à un ouvrage aussi riche. Son double mérite est à la fois de proposer un bilan des principaux travaux qui ont marqué les théories de la démocratie délibérative et d’ouvrir un grand nombre de chantiers de recherche. Citons notamment la place et les rôles que peuvent jouer les assemblées citoyennes dans le système délibératif, les moyens de réglementer les médias, d’affaiblir la discipline de parti, de faire des partis des lieux de délibération interne, et enfin de rendre les procédures électorales et référendaires plus délibératives. L’approche délibérative de la démocratie semble avoir encore une longue vie devant elle.
Loïc Blondiaux, Bernard Manin (dir.), Le tournant délibératif de la démocratie, Paris, Presses de Sciences-Po, 2021, 336 pages, 26 €.