Le délit d’offense au chef de l’État, instauré en 1880, n’a été supprimé qu’en 2013. Il n’a pas toujours été appliqué. O. Beaud revient sur son histoire et sur les pratiques du pouvoir qu’elle révèle.
Le délit d’offense au chef de l’État, instauré en 1880, n’a été supprimé qu’en 2013. Il n’a pas toujours été appliqué. O. Beaud revient sur son histoire et sur les pratiques du pouvoir qu’elle révèle.
On aura probablement bien du mal à classer La République injuriée, le livre qu’Olivier Beaud a su tirer d’une enquête de longue haleine et abondamment documentée. Est-ce un travail qui relève du droit ? Est-ce une œuvre d’historien ou un essai de réflexion politique ? Difficile de le dire mais cette difficulté même apparaît comme une qualité plutôt que comme un défaut de conception. Car la République injuriée n’a pas vraiment de point de comparaison possible. En parvenant à imbriquer l’un dans l’autre le traitement juridique d’un délit – le délit d’offense au chef de l’État – et le traitement politique d’une histoire qui court sur près d’un siècle et demi, cet ouvrage apparaît unique en son genre. Ou mieux : il inaugure un nouveau genre qui, on l’espère, fera des émules, son principal mérite étant de réussir une interdisciplinarité qui n’est pas une simple déclaration d’intention mais bien un procédé en actes [1].
Pour traiter d’un tel sujet, Olivier Beaud bénéficie du contraste saisissant qui sépare la tradition politique française de la tradition administrative, judiciaire ou pénale. On le sait : les régimes politiques français se sont succédé à une cadence élevée au 19e et au 20e siècle, comme pour suivre le cours fatal d’un constitutionnalisme français qui n’a jamais réussi à se fixer. Le régime actuel n’a toujours pas trouvé son consensus et la discussion autour d’un régime rénové ou complètement changé occupe le centre du débat public. Mais, à l’opposé exact de cette instabilité constitutionnelle, les institutions administratives comme les principaux codes juridiques ont franchi l’épreuve du temps d’une manière remarquable mais parfois aussi … inquiétante. Ainsi, un délit défini à une certaine date dans une loi votée sous un régime passé, selon un certain contexte et pour une certaine utilité politique a beaucoup plus de chance de durer qu’une constitution ou que l’une de nos républiques. C’est exactement le cas avec le délit d’offense au chef de l’État et c’est bien cela qui fait l’intérêt de l’étude proposée par Olivier Beaud. Les républicains de la décennie fondatrice des années 1880 ont placé la définition de l’offense au président dans l’article 26 de la grande loi sur la liberté de la presse de 1881. Passé ce vote fondateur, quatre moments résument la destinée politique de cet élément du droit pénal. Dans un premier temps, c’est plutôt le non-usage qui l’emporte de manière paradoxale. Les Présidents successifs de la Troisième République renoncent au recours au délit d’offense, instrument trop marqué à droite et préfèrent laisser libre cours à la verve populaire des chansonniers ou au talent des dessinateurs de presse.
Dans un deuxième temps, cependant, sous le régime de Vichy, le délit est à la fois recadré par une nouvelle jurisprudence des tribunaux et redéployé à grande échelle. Il s’agit de défendre tous azimuts l’image de Pétain comme s’il avait fallu trouver un instrument répressif venant compléter le culte « positif » du Maréchal. Dans un troisième temps, le délit est à nouveau utilisé par le pouvoir politique sur une échelle relativement importante mais à demi répressive (pas de peine de prison) au cours de la décennie présidentielle du général de Gaulle (1958-1969). Enfin, dans un quatrième temps, le délit d’offense se trouve à nouveau remisé au placard : comme leurs prédécesseurs de la Troisième République, les présidents de la Cinquième, de Giscard à Sarkozy, n’y ont pas recours. Le délit termine sa vie presque en catimini en 2013 : sa suppression est insérée dans une loi omnibus et ne suscite que très peu de commentaires.
On le voit par ce résumé, plusieurs ingrédients sont réunis pour permettre une grande étude politique. Le travail d’Olivier Beaud pose en effet la question du parallèle qui peut exister entre continuité de nature juridique ou pénale d’un côté, continuité de politique autoritaire de l’autre. Que faut-il souligner en effet à travers cette longue vie du délit d’offense ? Faut-il retenir l’existence d’un arsenal répressif, actif ou simplement mis en veille, qui passe de régime en régime et donc souligner la relativité des ruptures ou des oppositions entre République parlementaire, dictature de Vichy et République présidentielle ? Pourquoi ne pas l’avoir supprimé plus tôt ? Ou bien, faut-il au contraire, souligner les ruptures entre les trois ou quatre moments, républicain, dictatorial, semi-autoritaire, de cette histoire politique en rappelant l’ampleur des différences d’usage juridique du même délit d’offense ? On voit ici l’importance de l’interdisciplinarité : un historien pressé pourrait se précipiter sur la première interprétation faute de passer par un travail d’expertise sur le droit et notamment sur la jurisprudence des cours ; un juriste pourrait se contenter de la deuxième interprétation, sans replacer la technicité des arrêts et jugements dans un contexte politique plus large et plus complexe. Soulignons ici qu’Olivier Beaud s’est donné toute l’ampleur des moyens nécessaires pour traiter de ces questions en associant enquête juridique, plongée dans les archives judiciaires et parcours dans les archives du pouvoir politique (de la chancellerie à l’Élysée). On comprend dès lors que le choix d’étudier un délit, d’en saisir la trajectoire et les usages successifs offre un poste d’observation beaucoup plus profond et structurel que bien des études d’histoire politique qui restent enfermées dans un seul objet, un seul régime ou une seule période.
Que voit-on finalement à travers ce prisme du délit d’offense au chef de l’État ? Tout d’abord, et ici c’est plutôt une confirmation, on mesure la mise en retrait des Présidents sous la Troisième République (seulement quatre procès entre 1881 et 1940). Le non-usage du délit d’offense est le prix à payer pour l’essor que l’on pourrait appeler social et culturel de la liberté de caricature et de moquerie où les présidents offrent des cibles de choix : le retrait politique hors du jeu du pouvoir réel des différents présidents (au moins jusqu’à Poincaré élu en 1913) se confirme par le retrait de la poursuite pour offense (Casimir-Perier excepté pendant un très court moment). Par contraste, l’étude du délit d’offense sous le régime de Vichy apporte des éclairages plus novateurs. Ici, on peut dire que le travail d’Olivier Beaud fait bouger les lignes. La surprise ne vient pas du retour à l’usage du délit d’offense dans le but de protéger l’image du Maréchal (plus de 300 procès) mais de son intensité et de ce que l’on pourrait appeler son degré de pénétration sociale (d’autant qu’il ne relève plus des assises mais du tribunal correctionnel, ce qui rend les choses plus faciles pour la machine judiciaire). Rire ou faire une blague devant le simple portrait de Pétain dans un café du fin fond de la France, cela peut valoir un an de prison ferme. Une simple lacération d’un portrait, c’est la même chose (loi du 18 mai 1941 sur délit d’offense par gestes). Siffler l’apparition de Pétain dans les actualités au cinéma, c’est trois mois ferme (Lyon). Exprimer une critique à l’encontre de la politique du régime dans un salon de coiffure, pourtant lieu privé (ce qui compte de manière décisive en temps normal pour la jurisprudence des tribunaux et la décision de ne pas poursuivre), pourtant séparé de la rue (lieu public) par une autre salle vaut une peine d’emprisonnement. Le travail des tribunaux et des juges est ici fascinant : consacrer de multiples procédures, dégager du temps et de l’énergie judiciaire à poursuivre les sautes d’humeur, les blagues, parfois mêmes pas injurieuses, dans une telle période où, par ailleurs, l’organisation du régime se délite de plus en plus, en dit long sur le caractère symbolique au sens fort du mot de la défense du chef de l’État et de son image ; de la priorité accordée à la défense symbolique du régime au milieu du chaos des politiques publiques. Traditionnellement, et j’allais dire scolairement, le régime de Vichy est plutôt classé comme régime autoritaire, dictatorial mais inachevé dans son passage au totalitarisme. Ici, les exemples fournis par Olivier Beaud tendent à montrer qu’il existe une forme de contrôle totalitaire sur la vie quotidienne doublée d’une colonisation des espaces privés. Il s’agit bien d’un des critères centraux du concept de totalitarisme. Sauf que, dans certains cas (minoritaires), des juges instrumentalisent le délit d’offense à l’envers : au lieu de reprendre à leur compte une interprétation répressive, ils réussissent à contourner les consignes du parquet pour aller chercher dans la jurisprudence ancienne – précisément celle de la République un moyen de ne pas poursuivre ou de ne pas condamner. L’instrumentalisation politique du délit d’offense apparaît constamment réversible et, ici, elle est réversible au carré : le régime politique de Vichy, gouvernement, chancellerie et parquets, renverse l’ancienne jurisprudence républicaine (libérale) pour une nouvelle jurisprudence ultra répressive ; pourtant au beau milieu du contexte dictatorial, certains juges et certaines cours renversent à leur tour cette nouvelle jurisprudence. Ils le font cependant de manière subtile et partielle, au cas par cas, selon une démarche plus positiviste que politique.
On pourra considérer, pour finir, que la partie la plus intéressante du livre concerne la décennie présidentielle du général de Gaulle. C’est un moment où le délit d’offense est à nouveau utilisé sur une échelle large (entre 100 et 150 procès de 1958 à 1969). Le régime ne reprend pas à son compte la jurisprudence de Vichy mais il réactive le potentiel répressif qui existait déjà dans l’article 26 de la loi de 1881. C’est donc le moment le plus intéressant car le plus ambigu : c’est le moment où se tente une interprétation « républicaine » et un usage « républicain » du délit d’offense. Les condamnations sont en général légères, uniquement financières, mais elles révèlent une utilisation politique finalement plus marquée encore que sous le régime de Vichy. C’est plus « politique » parce qu’il s’agit de viser l’extrême droite dans le cadre de la répression de l’activisme anti-gaulliste lié à la politique algérienne de De Gaulle. C’est plus « politique » parce que l’extrême gauche ou la gauche sont presque totalement épargnées (par exemple Le Coup d’État permanent de Mitterrand). C’est plus « politique » parce que l’enquête d’Olivier Beaud permet de montrer que le processus de décision a fortement impliqué l’Élysée puis, en relais de la volonté présidentielle, la chancellerie et les parquets. Cet épisode gaullien est ainsi un bon révélateur de la réorganisation constitutionnelle et politique qui se joue dans ces années-là au sein de l’Exécutif français, la place centrale et active du Président, la subordination de Matignon et du ministère de la Justice. L’épisode démontre aussi l’effet boomerang d’une utilisation d’inspiration illibérale. Car le délit d’offense ainsi rebooté se révèle de plus en plus décalé par rapport au développement social de la culture de l’ironie et de l’irrévérence des années 1960. Quand l’application du délit se révèle incapable de différencier l’offense infamante et injurieuse de la simple critique irrévérencieuse, on comprend très vite qu’au-delà de De Gaulle, le délit ne sera plus utilisé. Le président Sarkozy lui donne en quelque sorte le coup de grâce lorsqu’il emprunte d’autres voies juridiques (le civil plutôt que le pénal) pour se défendre à titre personnel contre des actions considérées comme injurieuses.
Tout est-il cependant bel et bien fini depuis 2013 dans le meilleur des mondes de la liberté d’expression, de la culture de la critique et de la raillerie ? Olivier Beaud semble ne pas le penser. On peut lui faire ici le reproche de ne pas avoir suffisamment développé ce point : après la « dynamique juridique » et la « dynamique politique » qui construisent sa démonstration, on aurait aimé une partie entière consacrée à la « dynamique sociétale » de la notion d’offense. Car les termes qui reviennent le plus souvent dans les textes de jurisprudence du délit d’offense sont « l’honneur », la « dignité » ou même la « délicatesse » du Président (Cour de cassation, 1965). L’idée est de défendre la fonction abstraite à travers la défense de sa personne c’est-à-dire défendre l’institution globale de l’État ou de la République comme une forme de sacré. Deux attitudes ici paraissent possibles. On peut reprendre la position qui était celle de Clemenceau dès 1881 lors des débats sur la loi. Toutes les notions de majesté ou dignité ne sont plus d’époque : pour éviter toute confusion entre la défense du régime et la défense d’un homme et donc pour éviter toute réminiscence de la notion de lèse-majesté, il vaut mieux faire le deuil de toute poursuite. Ce sera désagréable pour le titulaire de la fonction mais c’est un désagrément de nature secondaire par rapport à tous les bienfaits que la pleine liberté d’expression, le développement des journaux et de la vie politique moderne pourront apporter. Olivier Beaud, pour sa part, semble en appeler à une deuxième attitude : une République ne devrait pas renoncer à poursuivre une forme de délit d’offense, à condition de trouver la voie « républicaine » pour le faire et une jurisprudence strictement contrôlée qui rend impossible tout abus autoritaire du texte législatif. Défendre la « dignité » des magistratures, et surtout la plus haute magistrature de la République garde encore un certain sens. Il ne faut pas tomber dans la « passivité judiciaire » (p. 608) qui caractérise selon Olivier Beaud la situation présente. Il ne faut pas rester les bras croisés devant le processus de désacralisation de la fonction qui s’est accéléré dans les quinze dernières années.
La réponse à ce dilemme se trouve, me semble-t-il, dans la lecture de la République injuriée. Car, par sa qualité même, le livre me semble donner raison plutôt à Clemenceau qu’à son auteur. On le voit à travers les différents moments de cette histoire : l’inanité des poursuites, le ridicule culturel et social qui guette toujours un Président qui défend sa « dignité », la quasi-nécessité pour le pouvoir politique de faire pression sur l’autorité judiciaire s’il veut se lancer dans ce type d’aventure : tout ceci plaide pour enterrer une seconde fois le délit d’offense, non plus seulement juridiquement comme en 2013 mais intellectuellement et politiquement. Si l’on veut donner du sens à la notion de la « dignité » de la République, mieux vaut se tourner du côté de la force des cérémonies publiques, de l’exemplarité de ceux qui sont en charge de fonctions publique et surtout de la capacité du régime à tracer une perspective au-delà du seul moment présent.
par , le 20 mars 2020
Nicolas Roussellier, « Sacré président », La Vie des idées , 20 mars 2020. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Olivier-Beaud-Republique-injuriee-Histoire-offenses-chef-Etat-Republique
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[1] On peut toutefois citer les travaux de Pierre Birnbaum notamment ses Deux Maisons et d’Anne Simonin (Le déshonneur dans la République. Une histoire de l’indignité, 1791-1958) pour trouver d’autres exemples de croisement réussis entre droit et histoire politique.