John Bellamy Foster présente une approche marxiste de la crise écologique fondée sur le matérialisme écologique, l’hypothèse de la « rupture métabolique » et la dialectique de la nature.
À propos de : John Bellamy Foster, Marx écologiste, éditions Amsterdam
John Bellamy Foster présente une approche marxiste de la crise écologique fondée sur le matérialisme écologique, l’hypothèse de la « rupture métabolique » et la dialectique de la nature.
Professeur de sociologie à l’université de l’Oregon et directeur de la Monthly Review [1], John Bellamy Foster est l’une des figures éminentes de l’école dite de la « rupture métabolique » (metabolic rift) qui se donne pour objectif de réconcilier la pensée marxiste avec le mouvement écologiste. Il commence à se faire connaître du public français grâce à la première publication de Marx écologiste en 2011, de Ce que tout écologiste doit savoir à propos du capitalisme avec Fred Magdoff en 2017 et du Pillage de la nature en 2022. Les quatre premiers chapitres sont parus en 2009 dans l’ouvrage intitulé The Ecological Revolution : Making Peace with the Planet (La révolution écologique, faire la paix avec la planète, non traduit), après avoir été initialement publiés sous la forme d’articles entre la fin des années 1990 et le début des années 2000. Le dernier chapitre, ajouté en supplément à la première édition, est un entretien d’Alejandro Pedregal, paru à l’origine dans la Monthly Review. Il apporte un éclairage sur les deux thèses principales de l’auteur développées dans les deux premiers chapitres : le matérialisme écologique de K. Marx et la théorie de la « rupture métabolique » tout en offrant une synthèse d’un des principaux enjeux abordés dans son livre The Return of Nature, à savoir le problème de l’ontologie de la nature.
La thèse phare de l’auteur concerne l’interprétation de la thèse marxienne de l’épuisement des sols dû à l’agriculture intensive dans les termes d’une « rupture métabolique ». Alors que le concept de métabolisme (Stoffwechsel), empruntée par Marx aux sciences agrochimiques, désigne un équilibre dans l’échange de matière organique et inorganique entre les êtres vivants et leur milieu, la « rupture » (Riss) décrit la « perturbation » capitaliste de cet équilibre. Cette thèse contredit deux idées reçues sur le marxisme. La première, promue historiquement par les écologistes, conçoit le marxisme comme un « productivisme » qui préconiserait une exploitation sans limite de la nature. La seconde, énoncée dans le champ de l’anthropologie, reproche au matérialisme historique un certain « prométhéisme » qui réduit la nature à un ensemble de ressources inertes.
L’interprétation du concept de métabolisme chez K. Marx a ouvert un champ de recherche sur la dimension écologique de son œuvre, comme en témoigne le succès du marxiste japonais Kohei Saito [2]. Pour autant, cette thèse ne constitue qu’une partie des travaux de John Bellamy Foster dont l’originalité réside également dans la réinterprétation écologique du matérialisme de K. Marx, de F. Engels et de leurs épigones. Une interprétation écologique qui s’appuie non seulement sur une relecture du naturalisme des Manuscrits de 1844, mais encore sur la filiation de Marx à la pensée d’Épicure, de Charles Darwin et d’Engels. Au-delà de ces auteurs, Marx écologiste retrace, en cinq chapitres, la vaste généalogie de tous les intellectuels marxistes qui se sont intéressés, de près ou de loin, à la science écologique naissante et aux enjeux environnementaux depuis le XIXe siècle jusqu’au mouvement écologiste des années 1970.
L’une des thèses principales de J.B. Foster est qu’il ne faut pas réduire le matérialisme marxien au matérialisme historique. Comme précisé par l’auteur dans l’entretien, le matérialisme « incluait également la conception matérialiste de la nature. » Explorant l’influence de la philosophie d’Épicure et de Darwin sur sa conception matérialiste de la nature, il affirme que le matérialisme de Marx, souvent réduit à une méthode critique des rapports sociaux capitalistes – que Balibar désignait comme un « matérialisme sans matière » – constitue au contraire un moment fondateur de son écologie. Dans Marx’s Ecology [3], Foster souligne déjà l’importance de la formation doctorale [4] de Marx, et va jusqu’à affirmer que sa connaissance d’Épicure est une clé de compréhension du caractère « profondément écologique » des thèses matérialistes qu’il élaborait déjà à cette l’époque : « Elles étaient profondément écologiques, en cela qu’elles mettaient au centre les questions de l’évolution et de l’émergence de formes nouvelles et prenait pour point de départ la nature et non Dieu » (p. 214).
Le caractère écologique du matérialisme se manifeste ainsi curieusement selon Foster dans le rejet de la théologie naturelle. La philosophie d’Épicure inscrit l’homme au sein du règne naturel tout en préservant une conception de la liberté humaine. À cette première influence d’Épicure sur Marx, s’adjoint celle de Darwin, dont la perspective évolutionniste s’inscrit également à rebours de la théologie naturelle de l’Angleterre victorienne. Cette tradition anti-téléologique, qui va d’Épicure jusqu’à Bacon, constitue selon Foster la base d’une compréhension scientifique du monde naturel. En soulignant l’affinité intellectuelle que Marx entretenait avec le scientifique darwinien E. Ray Lankester et l’écologiste Arthur Tansley, inventeur du concept d’« écosystème », Foster affirme que le matérialisme de K. Marx constitue la base de la science écologique.
La démonstration en est faite dans la section suivante sur le « matérialisme écologique après Marx ». Foster soutient que les grandes figures communiste du début du XXe telles que Boukharine, qui a repris l’idée de Marx d’un métabolisme entre les hommes et la nature, Kautsky, qui aurait anticipé, quarante ans avant Rachel Carson [5], les dangers d’un usage intensif des pesticides, Lénine qui a pris conscience de la baisse de la fertilité de la terre, ou encore des travaux de Vernadsky qui élabore le concept de « biosphère », ont développé une approche scientifique qui articule les sciences de la nature et le marxisme. Dans ce contexte, l’essor d’une vision écologique apparaît étroitement lié au matérialisme de Marx.
La théorie de la rupture métabolique a inspiré de nombreuses recherches sur la crise écologique planétaire. Elle a constitué un outil d’intelligibilité des multiples crises environnementales, permettant d’analyser autant la deuxième révolution agricole que la crise climatique actuelle. La crise de l’agriculture, caractérisée par la baisse de la fertilité des sols, était causée par la demande croissante en engrais nécessaire au maintien de la productivité et l’épuisement des ressources d’os importés de différents pays européens afin de fertiliser les sols. Pour remédier à ce problème, l’Europe et les États-Unis se sont tournés vers l’importation de guano du Pérou et le développement de l’industrie agrochimique entre 1830 et 1880. Cependant, malgré les avancées en agronomie qui suscitent l’espoir d’une solution technique, le rythme de régénérescence de la fertilité agricole, destinée à nourrir la population humaine, s’essouffle. Au lieu d’être atténuée par les fertilisants, la perturbation s’aggrave à mesure de l’épuisement des engrais. C’est dans ce contexte que Marx découvre les travaux de l’agronome Justus von Liebig, et le paradigme capitaliste de la temporalité inégale des cycles de vie agricole et capitaliste.
Ce paradigme, comme en atteste l’article de T. Haug « Le changement climatique comme rupture métabolique ? Une actualisation du modèle marxien », excède le cadre de son application agricole. « Dans la mesure où Marx envisage la rupture métabolique comme une contradiction temporelle entre les intérêts à court terme des investisseurs et la temporalité à long terme des cycles écologiques, il peut l’appliquer à d’autres phénomènes de destruction écologique, notamment la déforestation. » Dans The Ecological Rift. Capitalims War on Earth, Foster, Brett Clark et Richard York appliquent ce modèle au cycle du carbone. Alors que la première application du modèle met l’accent sur l’épuisement des sols, ce second met l’accent sur la saturation du CO² dans l’atmosphère. Le concept de « rupture métabolique » met alors en lumière un problème général de soutenabilité, qui excède son domaine d’application initialement réservé à l’agronomie. Cependant, cette extension du concept de “rupture métabolique” risque de réduire la spécificité des problèmes écologiques à un modèle abstrait.
Alejandro Pedregal consacre une grande partie de cet entretien inédit à la question de la méthode dialectique élaborée par Engels, auquel Foster accorde une place importante dans The Return of Nature [6]. Alors qu’il évite le recours à la notion de dialectique de la nature jusqu’en 2008, Foster s’affronta par la suite à la question épineuse de l’abandon de la dialectique de la nature dans le marxisme occidental représenté notamment par Lukács. Selon lui, la dialectique de la nature a pour intérêt, en même temps que pour difficulté, de désigner à la fois l’objectivité ontologique de la nature, à savoir, son existence non médiatisée, irréductiblement extérieure au monde social en même temps que l’histoire des sociétés humaines au sein de la nature. De même que pour la perspective réaliste dont il se réclame, le point de départ est la reconnaissance d’une réalité indépendante de la pensée, de la conscience ou encore des êtres humains. La notion de « dialectique de la nature » désigne ainsi en premier lieu cette dimension extérieure et objective, qui précède historiquement le monde social. Elle désigne en second lieu, selon Foster encore, l’interconnexion ou la coévolution de l’histoire humaine et de l’histoire naturelle. Dans ce contexte, elle conditionne le métabolisme entre l’humanité et la nature. Comme en témoigne son usage en vigueur dans le socialisme scientifique, l’affinité de ce théorème avec les sciences écologiques est, selon l’auteur, évidente.
Cette notion n’a pourtant pas reçu la postérité qu’elle mérite. Le « marxisme occidental » a abandonné la dialectique de la nature et, par-là, les écrits d’Engels, marquant une séparation artificiellement étanche entre les pensées marxienne et engelsienne. Selon Foster, cette “erreur” serait simplement due à l’héritage malheureux d’une note de bas de page dans Histoire et conscience de classe [7] où G. Lukacs s’attache à critiquer l’idée engelsienne selon laquelle la nature est la preuve de la dialectique. Revisitant les œuvres postérieures à Histoire et conscience de classe, Foster souligne le changement de perspective opéré par Lukacs. Il affirme que l’œuvre tardive de Lukacs témoigne du rôle clé accordé au métabolisme conçu sur le mode de la dialectique de la nature. À contre-courant du marxisme occidental, Foster considère que le métabolisme de Marx est compatible avec la dialectique de la nature engelsienne, non seulement en ce qu’il reconnaît l’existence d’un métabolisme propre à la nature elle-même mais également en tant que méthode heuristique à même de saisir l’articulation de la nature et de la société. Cette thèse, récemment reprise et modifiée par Kohei Saito dans Marx in the Anthropocene, constitue une tentative de réconciliation du courant scientifique du socialisme et du marxisme occidental. Cette entreprise prend pour point de départ la réhabilitation d’Engels et la lecture conjointe du singulier duo que formait Marx et Engels.
Les limites de la perspective de Foster résident toutefois dans son « autodéfense écologique [8] » des écrits de Marx et d’Engels. Son entreprise de réhabilitation du Manifeste du Parti communiste en est certainement l’exemple le plus flagrant. Face aux critiques concernant l’énoncé de Marx sur « l’abêtissement de la vie rurale » (Idiotismus en allemand) qui le présentent comme un opposant au monde rural et naturel, Foster souligne, à juste titre, que l’erreur de traduction a fortement contribué à monter en épingle une prétendue hostilité de Marx à l’encontre de la paysannerie [9]. L’intérêt de sa critique réside indéniablement dans sa réfutation précise et textuelle des accusations d’anti-écologisme portées contre Marx. Comme en témoigne à nouveau le propos tenu dans l’entretien, Marx peut difficilement être identifié à un penseur productiviste, « si l’on entend par là la célébration de l’industrie, de la technologie et du productivisme comme fins en soi, ou la croyance en un rapport radicalement mécaniste à l’environnement. » (p. 219)
Il aurait toutefois été plus prudent de se limiter à cette critique, qui souligne l’anachronisme des accusations portées à l’encontre d’un auteur du XIXe siècle. Cependant, la défense inconditionnelle de K. Marx pousse l’auteur au-delà de cette critique. Selon lui, la critique de la propriété foncière formulée dans le Manifeste met en avant l’idée écologique de soutenabilité de la terre. Marx avance que la propriété foncière devrait être remplacée par des « ‘mesures visant à faire disparaître peu à peu l’opposition de la ville et de la campagne’, mais aussi ‘des instruments de production, défrichement et amélioration des terres selon un plan commun’ » (p. 190). Alors que Foster admet dans les autres chapitres que la découverte de Liebig ne survient que dans les années 1860, plus de dix ans après l’écriture du Manifeste, il soutient désormais que la question de « l’amélioration » de la terre doit être lue à l’aune de la thèse de Liebig sur la restitution des nutriments au sol. Cette contradiction dans ses thèses échoue à rendre compte de la « métamorphose inachevée du paradigme de la production [10] » dans la pensée de K. Marx. L’intention apologétique de Foster l’empêche de poursuivre sans incohérence la piste heuristique d’une lecture éco-marxiste de l’œuvre tardive de Marx.
Qu’il soit critiqué pour son manque d’écologisme ou qu’il soit loué pour son écologisme, ces deux points de vue constituent le revers d’un même anachronisme. Étant donné que les problèmes écologiques de l’époque à laquelle Marx écrivait n’avaient pas encore la forme d’une crise écologique de grande ampleur, l’état lacunaire de ses élaborations théoriques n’est pas surprenant. Il serait donc plus judicieux de s’en tenir sérieusement à l’idée, présentée dans l’entretien selon laquelle : « L’écologie de Marx est un point de départ, elle fournit un ensemble de principes fondateurs. En aucun cas il ne peut s’agir d’un aboutissement. [11] » Or, cette réflexivité critique, que Saito a appelé, à la suite de Michael Heinrich, une critique de l’économie « inachevée » (unvollendet), rapproche davantage l’auteur des théoriciens écosocialistes dont il cherche continuellement à se distinguer.
par , le 27 juin
Cannelle Gignoux, « Nature et écologie de Marx à Engels », La Vie des idées , 27 juin 2024. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Nature-et-ecologie-de-Marx-a-Engels
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[1] La Monthly Review est une revue socialiste indépendante publiée à New York depuis 1949. Depuis la fin des années 1990, elle présente des analyses marxistes écologiques sous l’impulsion de J. B. Foster et de Paul Burkett.
[2] Kohei Saito, La nature contre le capital. L’écologie de Marx dans sa critique inachevée du capital, Syllepse, Saint-Joseph-du-Lac, Collectif d’analyse politique, 2021. Sur le bestseller japonais traduit en anglais sous le titre « Slow down », voir la critique de R. Godin. Sur l’ouvrage plus académique « Marx in the Anthropocène », voir Paul Guillibert, Exploiter les vivants (Amsterdam 2023), recensé dans la Vie des idées.
[3] J. B. Foster, Marx’s ecology : materialism and nature, New York (N.Y.), Monthly Review press, 2000, p. 26.
[4] K. Marx, Différence de la philosophie de la nature chez Démocrite et Épicure, Bordeaux, Ducros, 1970
[5] R. Carson, Printemps silencieux, Wildproject Editions, s. l., 2020
[6] J. B. Foster, The return of nature : socialism and ecology, New York, Monthly Review Press, 2020.
[7] Note de bas de page 6 du chapitre 1 de G. Lukács, K. Axelos et J. Bois, Histoire et conscience de classe : essais de dialectique marxiste, Nouv. éd. augm, Paris, Éd. de minuit, 1984.
[8] T. Haug, La rupture écologique dans l’œuvre de Marx, analyse d’une rupture inachevée, thèse de doctorat, Strasbourg 2022, [en ligne] : https://theses.fr/2022STRAC001.
[9] La traduction corrigée remédie à cette méprise en restituant le sens d’Itiotismus : l’isolation de la vie rurale. Cette erreur a été initialement relevée par Draper : https://monthlyreview.org/2003/10/01/mr-055-05-2003-09_0/
[10] T. Haug, La rupture écologique dans l’œuvre de Marx : analyse d’une métamorphose inachevée du paradigme de la production, These de doctorat, Strasbourg, 2022
[11] J. B. Foster, Marx écologiste | Éditions Amsterdam, op. cit., p. 244.