La gentrification est souvent favorisée par des politiques publiques, au nom entre autres de la mixité sociale. Dans la recherche urbaine toutefois, ce type de discours fait l’objet de vives critiques.
La gentrification est souvent favorisée par des politiques publiques, au nom entre autres de la mixité sociale. Dans la recherche urbaine toutefois, ce type de discours fait l’objet de vives critiques.
« Travestir la gentrification en “ mixité sociale ” est un très bon exemple de la manière dont la réalité du processus s’est effacée au profit d’une rhétorique discursive, théorique et politique qui évince systématiquement toute forme de critique et de résistance [1] » : voici les termes employés par le géographe britannique Tom Slater pour évoquer comment le succès politique et médiatique du mot d’ordre de la mixité sociale contribue à détourner les chercheurs en sciences sociales de l’étude des effets sociaux de la gentrification, notamment des mécanismes d’éviction des populations les plus fragilisées. Rares seraient ainsi ceux qui ambitionnent de dénoncer la dissimulation de politiques de gentrification dans la mise en œuvre de mesures visant à créer les conditions de maintien, d’installation ou de fréquentation des classes moyennes et supérieures dans des quartiers populaires diagnostiqués « en crise ». S’il ne s’agit pas ici de remettre fondamentalement en cause les conclusions de T. Slater, il est toutefois possible de les nuancer, en montrant en particulier que les réflexions scientifiques engagées en France sur les ambiguïtés de la mixité sociale en tant que catégorie politique ont trouvé un certain écho dans la littérature française sur la gentrification des quartiers populaires, suscitant sur ce sujet de vives discussions.
L’enjeu de ces débats est à la fois social et politique puisqu’ils soulèvent, certes plus ou moins frontalement, la question de la prise en compte et du traitement des classes populaires dans des quartiers (re)devenus attractifs et stratégiques, non seulement pour les acteurs politiques et économiques locaux, mais aussi pour certains citadins plus aisés. S’intéresser à la mixité sociale dans les quartiers en gentrification consiste donc à poser la question du statut et de la place des classes populaires au cœur même des grandes métropoles. C’est aussi interroger le rôle de la présence populaire dans une conception de la cité idéale qui, en prescrivant la mixité sociale comme condition de toute forme de cohésion sociale, tend vers une vision pacifiée, équilibrée, et harmonieuse des quartiers de centre-ville. La « mixité sociale » ne se réduit toutefois pas à un horizon d’attente : dans les quartiers centraux en gentrification, elle s’est imposée en tant que norme qui s’insinue au quotidien dans les rapports sociaux, et met en lumière des rapports de pouvoir bien réels, parfois ouverts et assumés, parfois plus subtils et larvés, entre groupes sociaux ou entre individus [2]. Ces rapports de pouvoir décrivent les contours des formes de contrôle dont les classes populaires dans les quartiers en gentrification font l’objet, mais aussi à l’inverse des formes de détournement ou de résistance que ces dernières parviennent, en certaines circonstances, à mettre en œuvre.
La manière dont la mixité sociale s’est imposée dans l’agenda des politiques publiques mises en œuvre dans les quartiers en gentrification est loin d’être univoque. La diversité des cadres législatifs nationaux en matière de politiques urbaines, les rapports de force politiques, les modalités d’implication des acteurs publics et économiques locaux, réunis ou non dans le cadre de coalitions, mais aussi, les dynamiques des marchés du logement, la temporalité, l’intensité et les formes spatiales prises localement par les processus de gentrification sont quelques-uns des nombreux facteurs qui influent sur les recours à la « mixité » dans le l’action publique.
À première vue, il semble en effet difficile de mettre sur le même plan la façon dont la mixité sociale est utilisée comme fer de lance d’ambitieuses politiques de « régénération » ou de « renaissance » urbaine en Grande-Bretagne ou aux États-Unis, et donc comme vague caution morale à des politiques explicitement tournées vers l’éviction des catégories populaires et immigrées, et qu’on pourrait qualifier de « revanchistes » avec le géographe radical Neil Smith [3] ; et la façon dont la « mixité sociale » est mobilisée pour sa capacité à entretenir un « flou intermédiaire » entre les deux principes de justification politiques opposés que sont l’amélioration de la situation des classes populaires habitant ces quartiers d’une part, et la valorisation de ces quartiers pour attirer de nouveaux habitants et des activités d’autre part [4].
Dans un cas comme dans l’autre pourtant, qu’elle se réfère à des interventions concrètes ou à des discours, l’utilisation politique de la « mixité sociale » apparaît profondément normative et prescriptrice. Qu’elles soient ici incitatives et consensuelles, là plus violentes et cyniques, de telles politiques urbaines s’inscrivent en effet dans une logique à court et long terme « de contrôle étroit de la localisation [5] » et de la distribution des classes populaires dans les centres des grandes villes.
Arrêtons-nous, pour illustrer cela, sur la démarche politique qui consiste à faire de certains anciens quartiers ouvriers en gentrification des « laboratoires » ou « modèles » de la mixité sociale ; processus que nous avons pu observer à Grenoble et mis en œuvre à partir du milieu des années 1990 par l’équipe municipale PS de Michel Destot. Le quartier ouvrier et industriel historique de la ville est en effet progressivement érigé en « modèle grenoblois de la mixité », ce qui va se concrétiser à la fois dans un certain nombre d’interventions urbaines (en faveur du logement social, de la réhabilitation de l’habitat ancien, de l’aménagement des espaces publics), mais aussi dans la diffusion de nombreuses représentations socio-spatiales à partir d’une multitude de supports (expositions, discours publics, publications locales). La promotion de ces représentations entre certes en rupture avec la politique menée jusqu’alors par la municipalité RPR d’Alain Carignon, une politique sans complexe de valorisation économique du site au nom de la modernité et aux dépens des populations modestes du quartier, mais elle ambitionne malgré tout de briser l’image qui perdure de quartier ouvrier et immigré.
La stratégie suivie en matière de communication est alors de contrôler les références, héritées (ouvrières) ou contemporaines (immigrées), à la présence des classes populaires, en les intégrant au modèle de mixité sociale. Le discours officiel insiste par exemple fortement sur la continuité historique de la qualité de quartier « mixte », lui imposant par là, non seulement une trajectoire urbaine toute tracée, mais aussi une forme de mission. Dans une telle prophétie, et à l’instar de ce qu’ont pu observer Yankel Fijalkow et Marie-Hélène Bacqué [6] à propos du quartier de la Goutte-d’Or à Paris, on assiste à une très forte abstraction du passé industriel et ouvrier plus ou moins récent du quartier, qui implique non seulement une esthétisation sélective des traces qu’il a laissées, mais surtout une extrême simplification des multiples formes de relations sociales qui ont fait le quartier depuis sa formation. Oppositions, conflits, luttes, controverses, investissements en demi-teintes, jeux de distances et de proximités, toutes ces formes qui font la vie de quartier apparaissent édulcorées dans le cadre de cette réinterprétation politique de la mémoire collective locale.
La logique ainsi décrite fait largement écho à la critique formulée par Patrick Simon et Jean-Pierre Lévy quand ils défendent que « l’insistance à promouvoir la mixité renvoie à une lecture idéalisée et totalitaire de la ville où “ l’équilibre ” viendrait ordonner le produit de l’histoire urbaine et des luttes sociales [7] ». Mais avec une telle image, l’abstraction est aussi celle de la situation actuelle du quartier marquée, parallèlement à sa gentrification, par des dynamiques de précarisation, de paupérisation et d’exclusion, et par la difficulté des pouvoirs publics à y faire face. Manipulant, en la réduisant, la complexité du réel, la promotion de la mixité sociale s’inscrit ainsi explicitement dans le cadre de ce que Lydie Launay appelle « un retour à la “ norme ” des quartiers populaires [8] », qui est à la fois social, économique, fiscal et politique. Bien entendu, ce « retour à la norme » est étroitement associé à la gentrification. Comme le rappellent Yankel Fijalkow et Edmond Préteceille, « la gentrification semble largement déterminée par la manière dont sont décrits les quartiers populaires [9] ». L’image du quartier « modèle de mixité sociale », qui est d’ailleurs souvent relayée par les promoteurs immobiliers ou par certains commerçants qui en font un argument de vente ou une stratégie économique, s’adresse ainsi directement aux gentrifieurs fraichement installés ou susceptibles de l’être, même si tous n’y sont pas sensibles de la même manière.
Le mot d’ordre de la mixité sociale, souvent associé à ceux de la protection du patrimoine, de la valorisation de l’authentique, du quartier-village, de l’accès à la culture est présenté dans les études sur la gentrification comme un socle commun, socialement et culturellement partagé par les gentrifieurs. Pour Anne Clerval, dans son travail sur Paris, la valorisation de la mixité sociale peut être interprétée d’une part comme « un réflexe de cohérence avec une position politique » orientée plutôt à gauche, d’autre part comme un moyen pour les gentrifieurs « de se constituer comme groupe social à part entière » dans une stratégie de distinction sociale à l’égard non seulement des classes populaires avec lesquelles ils cohabitent, mais aussi des classes moyennes installées dans les pavillons de la banlieue et de la bourgeoisie des beaux quartiers. Cette stratégie « leur permet de retrouver leurs semblables, habitant comme eux d’anciens quartiers populaires [10] ».
À une telle lecture classiste des rapports sociaux, certains opposent une approche renouvelée des clivages et frontières de classes, en intégrant outre des critères d’origine, de genre et de sexe, la prise en compte de la promotion de nouvelles valeurs morales, politiques, culturelles et d’autres façons de penser et de pratiquer la ville. Dans cette perspective, Anaïs Collet appelle à la prudence tant « les gentrifieurs sont divers ». Les mots d’ordre évoqués plus haut peuvent en effet être « définis et défendus de manières diverses selon les fractions des classes moyennes ou supérieures qui les portent et selon les configurations et les enjeux locaux [11] » : les motivations des gentrifieurs « à s’investir dans leur lieu de vie et les représentations qui les guident varient en fonction des générations mais aussi, au sein de celles-ci, entre fractions plus ou moins intellectuelles, artistes ou techniciennes des classes moyennes et supérieures » (ibid., p. 33). Plus encore, Sylvie Tissot, dans son travail sur le South End de Boston consacré à la bourgeoisie qualifiée de « progressiste » précisément pour son ralliement au mot d’ordre de la mixité sociale [12], insiste sur la complexité des jeux d’alliance qui concourent à la gentrification du quartier – militants noirs, fractions stables des classes populaires ou propriétaires de meublés étant tour à tour alliés ou adversaires des propriétaires blancs des classes supérieures [13].
La variété des dispositions à l’égard de la mixité sociale en tant que valeur se retrouve dans les pratiques et les relations quotidiennes avec les membres des classes populaires, ainsi que dans les formes d’organisation et de mobilisations collectives. Si certaines analyses vantent sans complexe les bienfaits des échanges (bien souvent marchands) que permettrait la mixité, servant au passage de légitimation au processus de gentrification, la grande majorité des travaux insiste au contraire sur les formes de distanciation, de cloisonnement, d’entre-soi voire de séparatisme des gentrifieurs à l’égard des classes populaires [14].
Ce sont ainsi surtout l’ambiguïté voire l’aspect contradictoire de l’expérience ordinaire des gentrifieurs à l’égard de la mixité qui animent les débats. Ambiguïté ou contradiction se situent à plusieurs niveaux et varient selon les contextes et les situations : entre la valorisation de la mixité comme valeur d’une part et des modes de vie exclusifs d’autre part [15] ; entre les formes de solidarité défendues lors d’engagements militants et de luttes (contre la rénovation, pour le relogement sur place) et la réalité de la coexistence avec les membres des classes populaires au quotidien [16] ; entre certaines formes d’animation de quartier pour promouvoir probablement en toute bonne foi la mixité au quotidien et l’effet publicitaire de ces actions auprès de potentiels gentrifieurs ; enfin entre les différents registres de pratiques quotidiennes qui se déploient au sein des espaces – militant, résidentiel, public ou scolaire – où peut se (re)définir la mixité [17], l’ambiguïté la plus criante se situant sans doute dans l’écart entre la valorisation de la mixité sociale dans l’espace public ou résidentiel et le rejet de la cohabitation scolaire [18].
La contradiction se situe donc dans l’écart maintes fois observé entre les idéaux prônés par les gentrifieurs et leurs actes, et dans la redéfinition des relations de pouvoir et de contrôle qui en découle. D’après Anaïs Collet au sujet du Bas-Montreuil des années 1980 et 1990, « même quand les pratiques et les mobilisations des gentrifieurs s’inscrivent dans une tradition humaniste valorisant l’égalité et la rencontre entre groupes sociaux ; elles n’en échappent pas moins à l’instauration de rapports de domination [19] ». Sylvie Tissot démontre très bien dans ce sens que le ralliement de la bourgeoisie « progressiste » à la mixité, s’il fait obstacle dans une certaine mesure à l’éviction des classes populaires du South End de Boston, n’est rendu possible que parce que la mixité fait l’objet d’un « contrôle strict [20] ». Ce contrôle assuré dans le cadre d’une forte mobilisation associative implique non seulement une mise en mémoire locale sélective, qui se fait aux dépens du passé ouvrier, immigré et afro-américain du quartier, mais aussi une surveillance matérielle et symbolique au quotidien, des formes de mise à distance, d’inclusion et d’exclusion, une assignation à des places subordonnées des populations modestes et indésirables. Ici comme ailleurs, la mixité sociale ainsi régulée induit donc la redéfinition de normes et de légitimités locales, la réorganisation profonde de la coexistence sociale, et par ce biais, le contrôle étroit des modes d’appropriation du quartier.
Comment réagissent les « gentrifiés » issus des classes populaires ou de la frange inférieure des classes moyennes face à ces formes de contrôle politique ou social ? Rares sont en effet les cas où toutes les populations menacées par le processus de gentrification se retrouvent en totalité évincées de leur quartier. Pour des auteurs comme Jean-Yves Authier [21] ou J.-P. Lévy, la gentrification se présente « davantage comme un côtoiement de populations et de mobilités différenciées, comme le produit social d’un jeu complexe dans lequel sédentaires et mobiles se côtoient [22] ». Quel que soit le stade d’avancement du processus, les paysages sociaux des quartiers en gentrification restent marqués par ceux qui parviennent à rester, voire, parfois à revenir. Propriétaires d’un logement acheté à un moment où le marché était accessible, locataires d’un logement social, locataires du marché privé souhaitant rester dans le centre au prix de conditions de logement médiocres, usagers habitués de longue date : les leviers pour rester dans ces quartiers sont multiples même s’ils apparaissent fortement marqués par des rapports de domination.
Les rares travaux empiriques [23] qui s’intéressent frontalement aux gentrifiés, déplacés ou non, révèlent que le rapport qu’entretiennent les gentrifiés avec la mixité sociale comme valeur morale, principe politique ou contingence de situations du quotidien, est loin d’être univoque. Certes, les effets négatifs sur les ménages les plus modestes et fragiles des changements sociaux et des situations de coprésences forcées portés par la gentrification sont avérés. La violence sociale et symbolique créée par la proximité spatiale avec les classes plus aisées, le sentiment de se faire déposséder de son quartier, de perdre ses repères, de devenir invisible dans l’espace public engendrent souvent mal être, frustration et rejet, ce qui se traduit selon les individus par du repli sur soi ou par des pratiques d’évitement, de l’indifférence, des affrontements ou des confrontations.
Cela étant, certains gentrifiés tentent de tirer profit des changements sociaux à l’œuvre et des formes de contrôles produites par l’injonction à la mixité sociale. Cela a été observé dans la sphère scolaire ou parfois dans la manière dont ils pratiquent l’espace public ou fréquentent des espaces collectifs comme les commerces. Certains gentrifiés affirment ainsi la volonté de se frotter à l’altérité, de tirer de la coexistence un bénéfice sinon social, du moins symbolique. Le principe de mixité apparaît ainsi détourné, puisque la mythologie recherchée à des fins de distinction n’est plus ouvrière ou populaire mais bourgeoise. Par conséquent, ces formes d’appropriation de la mixité sociale conduisent souvent à des discours de valorisation qui ne font, de fait, que relayer la vision des pouvoirs publics. C’est encore plus nettement perceptible quand les gentrifiés ont un intérêt économique dans la promotion de la mixité sociale, comme certains commerçants installés de longue date qui ont su adapter leur activité aux évolutions de leur quartier, ou avec certains résidents propriétaires de logement pour qui la présence des gentrifieurs participe à la réévaluation de la valeur de leur bien immobilier. Mais l’existence de tels cas particuliers ne doit pas être surestimée.
La mixité sociale telle qu’elle est pensée et mise en œuvre par les pouvoirs publics et certains gentrifieurs constitue un ressort de la compétition que se livrent les groupes sociaux pour l’accès aux ressources urbaines dans les quartiers en gentrification. La lutte est inégale, mais certains gentrifiés parviennent à opposer une certaine résistance. Parfois, cette résistance s’exprime dans des luttes et des mobilisations collectives, qui peuvent être très variées dans leur forme (occupation, manifestation, pétition), leur contenu (contre les évictions, la rénovation, la gentrification ; pour le renversement du capitalisme), voire même dans leur degré de contradictions internes (niveau d’encadrement, autonomie vis-à-vis des gentrifieurs). Si elle ne constitue que rarement une revendication première, la critique de la mixité sociale apparaît souvent en filigrane de ces diverses formes de mobilisations.
Mais les gentrifiés peuvent aussi opposer une résistance quotidienne à ces formes de contrôle, par exemple à travers la manière dont ils perpétuent et diffusent des représentations de leur quartier qui s’émancipent de la vision pacifiée et aseptisée portée par la mixité sociale, ou encore à travers la façon dont ils parviennent à maintenir certaines positions résidentielles – quitte à aggraver leurs conditions de logement – ou pratiques quotidiennes. C’est ainsi que certains quartiers en gentrification restent fortement marqués par la présence de populations immigrées, dont les venues quotidiennes influent non seulement sur les rythmes et marquages sociaux mais aussi sur l’image du quartier à l’extérieur. Cette capacité à assurer des formes de continuités populaires, à occuper l’espace public et à se rendre visible, représente un levier essentiel dans la compétition à court et moyen termes des différents groupes sociaux pour l’appropriation et le contrôle de leur quartier [24].
Loin d’être consensuels, les débats sur la mixité sociale dans les quartiers en gentrification posent de facto la question de la place, du rôle et du devenir des classes populaires dans les centres attractifs des villes. Sans vouloir tomber dans le jeu des oppositions trop binaires (pouvoirs publics versus habitants ; gentrifieurs versus gentrifiés), il nous a toutefois paru important de rappeler que la mixité sociale, comme référentiel d’action ou principe militant et humaniste, conduit souvent au contrôle des classes populaires et de leurs modes d’appropriation du quartier ; contrôle que ces dernières peuvent être amenées à contester vigoureusement. Difficile d’extraire et de généraliser ce qui, dans ces formes de contrôle politique et social, relève du paradoxe non conscientisé, du biais politico-moral, du rapport de domination ou encore du pur cynisme.
Cela étant, dans les quartiers en gentrification, comme dans d’autres quartiers de la ville, « la mixité comme principe idéologique et organisateur de la ville ne conduit certainement pas à résorber les inégalités liées aux rapports sociaux [25] ». Ici comme ailleurs, « la référence constante à la mixité freine les politiques de redistribution ou les dénature [26] », et détourne des véritables mesures pouvant être prises en faveur de la réduction des inégalités sociales – comme celles qui consisteraient à un contrôle strict des prix des loyers ou à l’obligation d’indemniser à la juste valeur du marché les personnes menacées d’éviction. Tant que la gentrification ne sera pas conçue comme une force ségrégative, impliquant des échelles extrêmement fines de division sociale et des formes renouvelées d’inégal accès à la ville, il n’y a que peu d’espoir de voir évoluer le rôle octroyé à la mixité sociale dans les politiques urbaines menées dans les quartiers centraux.
par , le 3 novembre 2015
Matthieu Giroud, « Mixité, contrôle social et gentrification », La Vie des idées , 3 novembre 2015. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Mixite-controle-social-et-gentrification
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[1] Slater T., « The Eviction of Critical Perspectives from Gentrification Research », International Journal of Urban and Regional Research, 2006, n° 30, p. 751. Notre traduction.
[2] L’opposition binaire gentrifieurs/gentrifiés sera utilisée pour la clarté du propos, mais elle peut parfois être considérée comme abusive. On connaît en effet toute la diversité biographique et sociologique qui constitue ces deux groupes, tout comme les passages possibles pour un même individu de l’un vers l’autre.
[3] Smith N., The new urban frontier : gentrification and the revanchist city, Routledge, 1996.
[4] Fijalkow Y., Préceteille E., « Gentrification : discours et politiques urbaines (France, Royaume Unis, Canada) », Sociétés contemporaines, 2006, n° 63, p. 5-13.
[5] Simon P., Lévy J-P., « Questions sociologiques et politiques sur la mixité sociale », Contretemps, 2005, n°13, p. 88.
[6] Bacqué M-H., Fijalkow Y., « En attendant la gentrification : discours et politiques à la Goutte-d’Or (1982-2000) », Sociétés contemporaines, 2006, n°63, p. 63-83.
[7] P. Simon, J-P. Lévy, art. cit., p. 85.
[8] Launay L., « De Paris à Londres : le défi de la mixité sociale par les “ acteurs clés ” », Espaces et sociétés, 2010, n° 140-141, p. 111.
[9] Y. Fijalkow, E. Préteceille, art. cit., p. 9.
[10] Clerval A., « Les anciennes cours réhabilitées des faubourgs : une forme de gentrification à Paris », Espaces et sociétés, 2008, n° 132, p. 104.
[11] Collet A., Rester bourgeois. Les quartiers populaires, nouveaux chantiers de la distinction, La Découverte, 2015, p. 198.
[12] Tissot Sylvie, De bons voisins. Enquête dans un quartier de la bourgeoisie progressiste, Raison d’agir, 2011.
[13] Collet A., « Les nouveaux espaces de la bourgeoisie », La Vie des idées, 2012.
[14] Entre ces deux pôles, on peut souligner ici l’originalité du travail entrepris par Jean-Yves Authier et Sonia Lehman-Frisch : « La mixité dans les quartiers gentrifiés : un jeu d’enfants ? », Métropolitiques, 2013
[15] Bidou C., Les aventuriers du quotidien. Essai sur les nouvelles classes moyennes, PUF, 1984. ; Clerval A., Paris sans le peuple. La gentrification de la capitale, La Découverte, 2013.
[16] Simon P., « La société partagée. Relations interethniques et interclasses dans un quartier en rénovation, Belleville, Paris 20e », Cahiers internationaux de sociologie, 1995, n° 68, p. 161-190.
[17] Charmes E., « Pour une approche critique de la mixité sociale. Redistribuer les populations ou les ressources ? », La Vie des idées, 2009.
[18] Van Zanten A., Choisir son école. Stratégies familiales et médiations locales, PUF, 2009.
[19] op. cit., p. 199.
[20] op. cit., p. 14.
[21] Authier J-Y., « Formes et processus de ségrégation dans les quartiers centraux réhabilités. L’exemple du quartier Saint-Georges à Lyon », Sociétés contemporaines, 1995, n°22-23, p. 107-126.
[22] Lévy J.-P., « Gentrification », in Segaud M., Brun J., Driant J.-C. (dir.), Dictionnaire de l’habitat et du logement, Armand Colin, 2002, p. 200.
[23] Parmi les travaux récents on peut citer : Van Criekingen M., « Les impacts sociaux de la rénovation urbaine à Bruxelles : analyse des migrations intra-urbaines », Belgeo, 2002, n°4, p. 355-376 ; Lehman-Frisch S., « Gentrifieurs, gentrifiés : cohabiter dans le quartier de la Mission (San Francisco) », Espaces et sociétés, 2008, n° 132-133, p. 143-160 ; Manzo L., « On People In Changing Neighborhoods. Gentrification and Social Mix : Boundaries and Resistance », Cidades, Comunidades e Territórios, 2012, n°24, p. 1-29.
[24] S. Lehman-Frisch, Sonia, art. cit.
[25] Lenel E., « Un regard phénoménologique sur la mixité urbaine », EspacesTemps.net, 2011.
[26] E. Charmes, art. cit.