Deux textes du grand sociologue japonais Munesuke Mita, mêlant l’inspiration de Sartre et celle de Bourdieu, analysent l’expérience négative des migrants en ville, conduits à la haine de soi et au ressentiment.
Deux textes du grand sociologue japonais Munesuke Mita, mêlant l’inspiration de Sartre et celle de Bourdieu, analysent l’expérience négative des migrants en ville, conduits à la haine de soi et au ressentiment.
Alors qu’il est l’un des sociologues japonais les plus renommés, et un francophile très bon connaisseur des sciences humaines et de la philosophie de l’Hexagone (Sartre, Bataille, Lévi-Strauss, Georges Poulet, etc.), Munesuke Mita (1937-2022) est à peu près inconnu en France. Jusqu’à présent, il n’existait de lui qu’un seul texte traduit dans notre langue : « Histoire de l’amour dans le Japon moderne » (paru dans le recueil Japon Pluriel n°9, 2013, p. 617-627, malheureusement aujourd’hui épuisé). C’est pourquoi on peut se réjouir de l’initiative de Kazuhiko Yatabe et Claire-Akiko Brisset, qui ont traduit et mis en contexte ce passionnant ouvrage, dont l’importance est inversement proportionnelle à la taille.
L’enfer du regard est la traduction d’un livre de 2008, qui est lui-même la reprise de deux textes anciens, devenus des classiques, « L’enfer du regard » (1973) et « Les chants de la nouvelle nostalgie » (1965), augmentés d’une postface de l’auteur et d’une mise en perspective par Masachi Ôsawa, ancien élève de Mita et sociologue japonais important.
Mita écrit « L’enfer du regard » en 1973, alors qu’il n’a que 36 ans et est professeur associé à l’université de Tôkyô. De l’aveu même de son auteur, l’article a pour ambition d’inaugurer une nouvelle forme de sociologie qui, sans négliger l’importance des statistiques, parvient à saisir l’élan vital. Pour cela, il s’inspire de Sartre, en particulier du Saint Genet comédien et martyr, auquel il emprunte la conceptualisation et l’approche phénoménologique. Toutefois, Mita diverge de Sartre quant à la possibilité réelle de conquérir sa liberté, soulignant que l’individu se conforme aux attentes de son entourage là même où il pense poser un choix libre et ainsi échapper à sa condition. En insistant sur les déterminations sociales, Mita renverse la perspective sartrienne et se révèle plus proche d’une analyse à la Bourdieu.
« L’enfer du regard » est une explication des raisons structurelles pour lesquelles Norio Nagayama (1949-1997) commet une série de meurtres en 1968 et 1969, alors qu’il sort de l’adolescence. Par-là, il permet « de comprendre en quoi les mutations de la modernité japonaise induisent, précisément, la psychologisation de la souffrance et empêchent le recours à sa mise en commun via l’action collective qui, en la rendant visible, donne accès à un traitement de nature politique » (p. 37). Enfant pauvre, un temps abandonné par sa mère, N.N. monte à Tôkyô dans l’espoir d’un avenir meilleur. Il hait sa région d’origine, désintégrée par le capitalisme moderne qui a mis fin au mécanisme de prise en charge des familles indigentes par la communauté. La grande ville attire par son besoin de main-d’œuvre, qui permet de trouver facilement un emploi. Sauf que les jeunes migrants ne sont considérés que comme une force de travail subalterne et bon marché – des « œufs d’or » selon l’image donnée par N.N. lui-même –, sans que leur envie d’être quelqu’un (de vivre jusqu’à consumation) soit prise en compte à aucun moment : « Il y a donc d’emblée contradiction entre leur Être-pour-Soi et leur Être-pour-Autrui déterminé par les classes sociales » (p. 62). D’où un désabusement qui se traduit par un taux de démission énorme.
En outre, N.N. souffre d’un handicap social, car son extrait d’état civil laisse supposer qu’il est né en prison, ce qui le pousse à ne postuler qu’à des emplois ne requérant pas la production d’un document administratif. C’est là, dit Mita, « un cas limite de l’expérience d’identité négative que font nombre de migrants en ville » (p. 72), expérience consistant à être vu négativement par le groupe auquel ils cherchent à s’intégrer. Ils sont déterminés par le regard des autres, qui les fixe dans leur passé et les contraint à la haine de soi. Une manière de tenter d’échapper à cet enfer du regard consiste à mystifier autrui en modifiant son apparence : N.N. exhibe des accessoires de luxe et manifeste le désir de poursuivre ses études. Mais cette tentative ne peut qu’échouer : « Cependant, cette “mise en scène” constitue précisément le mécanisme par lequel la ville fabrique l’être humain et le modèle – via le libre exercice de sa volonté – en suivant le moule qui l’arrange. » (p. 97, on note le terme de « mise en scène », qui fait évidemment songer aux thèses d’Erving Goffman, même si l’arrière-plan théorique de Mita est plus riche que celui de l’interactionnisme symbolique). N’existant qu’à travers les relations à autrui, l’individu est forcé de se conformer à l’image attendue, ce qui entraîne un décalage entre l’Être-pour-Autrui et l’Être-pour-Soi. Face à cette exigence, beaucoup choisissent de jouer le rôle demandé par la société. Quelques-uns se rebellent, comme N.N. qui « a donc fini par incarner ce ressentiment-là. Le seul but de sa vie devient la vengeance » (p. 100). Si ce point de l’analyse pourrait paraître psychologique, la conclusion de Mita est bien d’ordre sociologique et politique : « La délinquance de ces jeunes, c’est leur volonté de liberté métamorphosée en merde par les villes voraces au cours de ce processus de digestion » (p. 102), consistant à absorber la force de travail et à rejeter le reste.
L’analyse se complète d’un autre texte, écrit antérieurement (en 1965), « Les chants de la nouvelle nostalgie », qui « propose un éclairage supplémentaire sur le contexte social de l’époque » (p. 134). L’article prend pour point de départ les suicides familiaux. L’auteur explique que la modernité a démantelé les solidarités villageoises, réduisant aux seuls père et mère le devoir de s’occuper des enfants. Ce qui condamne les orphelins à l’indigence et encourage les parents aimants à tuer leurs enfants avant de se suicider afin de ne pas les laisser sans ressources. La raison structurelle de cette déliquescence des solidarités est la migration saisonnière des hommes vers les villes, qui fait perdre au village son rôle de cadre fondamental de la vie quotidienne. À partir des années 1960, le mouvement s’amplifie, de sorte que l’on assiste à une « mutation “copernicienne” de la structure émotionnelle des Japonais » (p. 130). Le nombre d’exploitations agricoles diminue drastiquement, concomitamment à l’exode urbain de familles entières (une centaine par jour). Aux yeux des migrants, le pays natal cesse d’être un refuge pour devenir un fardeau que l’on fuit. D’où la recherche d’une nouvelle sécurité, se traduisant dans les chansons populaires de l’époque : repli sur le couple, petit chez-soi individuel en banlieue, désir de constituer un patrimoine financier. Moins abouti que « L’enfer du regard », sans doute faute de référence à la phénoménologie existentialiste, l’article constitue pourtant une tentative saisissante de relier l’explication socio-économique d’une part, les transformations des pratiques quotidiennes et des modes de penser d’autre part.
« Une mise en perspective » par Masachi Ôsawa montre l’actualité de la pensée de Mita. Si le Japon du début du XXIe siècle n’est plus celui des années 1960 et 1970, on peut repérer des continuités et des « effets de miroir » (p. 142). Ainsi, Ôsawa compare la trajectoire de N.N. avec celles de deux jeunes meurtriers de la génération suivante, A. et K. Tandis que le premier cherche à tout prix un lieu où échapper au regard d’autrui, les deux autres, qui possèdent un tel endroit, souhaitent au contraire obtenir une existence en propre. Le meurtre est pour eux un moyen d’être quelqu’un aux yeux des autres. Une autre résonance se découvre dans la vague de suicides collectifs via internet, qu’Ôsawa explique par la désagrégation du petit chez-soi : même la famille nucléaire n’est plus un refuge, comme le montre le phénomène des reclus de l’intérieur, restant enfermés dans leur chambre, fuyant leurs proches et fraternisant avec des gens rencontrés sur internet jusqu’à les suivre dans la mort.
Fécondes pour le Japon, les théories de Mita pourraient certainement être mises à profit pour éclairer les problèmes états-uniens (par exemple les meurtres en série dans les écoles) ou européens, comme les troubles dans les banlieues françaises ou les difficultés d’« intégration » des descendants d’immigrés. À lire l’avant-propos, Mita a encore bien d’autres idées à offrir – Yatabe et Brisset évoquent entre autres une préoccupation sociologique pour l’environnement naturel –, ce qui suppose qu’elles soient accessibles.
par , le 23 octobre 2023
Stanislas Deprez, « Crimes de la modernité », La Vie des idées , 23 octobre 2023. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Mita-Munesuke-L-enfer-du-regard
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