Le mérite est un concept douteux : nos talents sont le plus souvent immérités et très largement dépendants des contextes sociaux et familiaux. Mais c’est aussi un concept dangereux : les perdants du système ont une mauvaise image d’eux-mêmes.
À propos de : Michael Sandel, La tyrannie du mérite, Albin Michel
Le mérite est un concept douteux : nos talents sont le plus souvent immérités et très largement dépendants des contextes sociaux et familiaux. Mais c’est aussi un concept dangereux : les perdants du système ont une mauvaise image d’eux-mêmes.
L’idée de méritocratie a de quoi séduire. Annonçant une rupture avec le modèle des sociétés traditionnelles dans lesquelles les positions sociales et la richesse étaient héritées, elle résonne comme une promesse d’égalité des chances. Elle prédit une société dans laquelle chacun pourra aller aussi loin que ses talents et son travail le porteront. Elle rejoint ce faisant nombre de nos intuitions sur ce que devrait être une société juste.
Pourtant, dans La tyrannie du mérite, loin de défendre l’idéal méritocratique, Michael Sandel en propose une critique radicale. Il en dénonce les effets délétères sur les sociétés démocratiques et s’efforce de proposer un idéal de rechange.
Que Sandel s’emploie à produire une nouvelle critique du mérite peut nous étonner. Avant lui, dans Théorie de la justice publié en 1971, John Rawls avait en un sens réglé la question en démontrant que le critère du mérite ne constitue pas une solution satisfaisante au problème de la justice distributive, c’est-à-dire à la question de savoir comment répartir les avantages sociaux de façon équitable [1]. Sandel, qui a consacré son premier livre paru en 1982 à une critique détaillée de la théorie rawlsienne de la justice comme équité, n’est évidemment pas sans le savoir [2]. Il reprend d’ailleurs les principaux arguments de Rawls et souligne avec lui que ce que le sens commun prend pour du mérite est en réalité l’effet d’un triple arbitraire (chap. 5).
Premièrement, la méritocratie promeut la corrélation des places sociales et des talents. Mais les talents sont parfaitement immérités. Ce sont des dons inégalement répartis, des cadeaux résultant d’une loterie naturelle qui gâte arbitrairement certains et défavorise d’autres. Une société qui distribue les places et les revenus sur cette base pourra sans doute se targuer d’atteindre l’efficacité puisque ceux qui parviennent à telle ou telle fonction ont les qualités requises. Il est néanmoins loin d’être évident qu’elle réalise la justice : ceux qui sont dépourvus de talent n’y sont pour rien.
Sandel, comme Rawls, reconnaît néanmoins qu’on peut rétorquer que les dons ne sont d’abord en nous qu’en puissance et qu’ils ne s’actualisent qu’au prix d’efforts dont le mérite nous revient. Ce qu’une personne tire de ses dons est donc mérité, puisqu’elle a fourni les efforts nécessaires à leur développement. Mais Rawls et Sandel répondent que la capacité à faire des efforts dépend également de conditions imméritées et notamment d’un contexte familial favorable (ou défavorable) à la transmission du goût de l’effort. Or, personne ne mérite les qualités ou les défauts de la famille dans laquelle il est né.
Troisièmement, le fait de posséder des attributs auxquels la société accorde de la valeur résulte d’un heureux alignement des planètes. Sandel l’illustre ainsi :
LeBron James gagne des dizaines de millions de dollars en jouant au basket (…) ; il possède des dons athlétiques prodigieux, mais il a aussi la chance de vivre dans une société qui les valorise et les récompense (…) plutôt qu’à Florence pendant la Renaissance, où l’on recherchait les peintres de fresques plutôt que les joueurs de basket (p. 195).
Si nous naissons tous avec certains talents, encore faut-il qu’ils soient valorisés dans la société dans laquelle nous vivons. C’est là un fait parfaitement contingent, qui n’a aucun rapport avec notre mérite ou notre démérite personnel.
Rawls en conclut que le mérite est un concept douteux et que nous devons simplement renoncer à l’intuition suivant laquelle réaliser la justice distributive, c’est donner à chacun ce qu’il mérite. Sandel juge pourtant ces arguments insuffisants. Preuve en est, à son avis, qu’ils n’ont pas suffi à convaincre les hommes et femmes politiques d’abandonner l’idéal méritocratique.
Selon Sandel, insensibles à cette critique philosophique, les responsables politiques qui se sont succédé ces quarante dernières années aux États-Unis et en Europe ont unanimement adopté un modèle méritocratique. D’abord embrassé par les adeptes de l’économie de marché comme Margaret Thatcher et Ronald Reagan, il a traversé le clivage politique gauche – droite pour imprégner les discours et les politiques de Tony Blair ou Bill Clinton. Barack Obama est finalement celui qui, plus que tous les présidents américains réunis, a fait les louanges de la méritocratie, déclarant par exemple que ce qui compte c’est « de s’assurer que ces jeunes gens intelligents et motivés (…) [aient] la chance d’aller aussi loin que leur talent, leur éthique du travail et leurs rêves le permettent » (p. 106). Tous ont contribué à imposer l’idée que les démocraties contemporaines devaient être de grandes méritocraties.
Ils ont en outre affirmé que l’éducation est la condition de réalisation de cet idéal. La formation universitaire a en particulier été conçue comme le vecteur principal de la mobilité ascendante. Plus de trente fois durant sa présidence, Bill Clinton a ainsi expliqué que « tout le monde devrait aller à l’université » parce que « ce que vous gagnez dépend de ce que vous apprenez » (p. 137).
Cette « diplômanie » n’est pas, selon Sandel, qu’une façon de lutter contre les discriminations et de garantir l’égalité des chances (chap. 4). Elle traduit surtout le fait que ces responsables politiques ont accepté le capitalisme global et son corollaire : la compétition mondialisée pour les emplois. Selon les termes employés par Obama, « vous avez des milliards de gens, de Pékin à Bangalore en passant par Moscou, qui sont tous en concurrence directe avec vous (…). Si vous n’avez pas une bonne formation, il est difficile de trouver un travail qui vous permette de gagner votre vie honorablement » (p. 138). Puisque le marché mondialisé de l’emploi est une réalité à laquelle nous ne pouvons rien, la meilleure chose à faire est d’encourager les individus à se former afin qu’ils y soient compétitifs. Travailler dur pour développer ses talents, aller à l’université et décrocher un diplôme permettra à chacun de s’assurer une place dans cette compétition mondiale.
Sandel montre néanmoins que cet idéal est démenti par les faits. Seul un Américain sur quatre est aujourd’hui titulaire d’un diplôme de premier cycle (p. 141). Les travaux empiriques, comme ceux de Thomas Piketty, montrent en outre que les inégalités de revenus se sont accrues ces quarante dernières années. Les revenus des 10% les plus riches ont augmenté de 121%, tandis que le revenu de la moitié inférieure de la population n’a enregistré aucune progression (p. 37). Enfin et surtout, la mobilité sociale intergénérationnelle diminue : alors que 90% des enfants nés dans les années 1940 ont mieux gagné leur vie que leurs parents, seule une moitié de ceux qui sont nés dans les années 1980 a dépassé le revenu des parents. Aujourd’hui, seuls 4% des Américains nés dans le quintile inférieur se hissent dans le quintile supérieur à l’âge adulte (p. 120).
Alors que les responsables politiques décrivent souvent la méritocratie comme une réalité plutôt que comme un idéal à atteindre, les faits décrivent une réalité différente : les pauvres sont, comparativement, toujours plus pauvres et leurs chances d’ascension sont toujours plus faibles.
Face à cette domination politique de l’idéal méritocratique, il est urgent selon Sandel d’en formuler une nouvelle critique. Celle qui se concentre sur le problème de la justice distributive est insuffisante. Elle omet de mettre en évidence le principal danger de la méritocratie : ses effets psychologiques et politiques délétères. Il faut montrer que loin d’être un idéal, la méritocratie est indésirable.
Sandel accorde une place importante à la description des effets psychologiques de la méritocratie. Dans une méritocratie réalisée, chacun est convaincu d’avoir la place qu’il mérite. Pour les perdants de ce système, la conclusion est démoralisante et humiliante. Ils doivent considérer qu’ils sont responsables de leur position d’infériorité et attribuer leur incapacité à s’élever à leur propre défaillance. Cette façon de se concevoir soi-même porte profondément atteinte, insiste Sandel, à l’estime de soi qui est pourtant un bien fondamental (p. 141).
Le parcours imposé aux gagnants de la méritocratie est également alarmant (chap. 6). Sous la surveillance de parents omniprésents, enfants et adolescents conscients de devoir conquérir leur place sont très tôt immergés dans la compétition scolaire. Leur jeunesse sous pression est employée aux activités scolaires et extra-scolaires qui rendront leur profil attractif une fois venu le moment des candidatures à l’université. Finalement « vainqueurs blessés », ils souffrent souvent d’anxiété ou de symptômes dépressifs. Un étudiant américain sur cinq déclare ainsi avoir eu des pensées suicidaires dans l’année écoulée.
Les effets politiques de la méritocratie sont encore plus problématiques : elle conduit à la destruction de tout lien de solidarité et constitue un danger pour la démocratie. Promptes à tenir les perdants pour responsables de leur situation, les élites sont peu enclines à approuver les mécanismes de redistribution fiscale. Plus encore, elles sont habitées par une forme d’hubris : pleines d’admiration pour leur propre intelligence, convaincues d’être l’unique cause de leur succès, elles n’éprouvent que mépris et dédain pour ceux qui ne sont pas parvenus à s’élever socialement (p. 142, p. 151-154). Sandel rappelle ainsi que Hillary Clinton qualifiait de « bande de déplorables » les électeurs de Trump (p. 188) et qu’interrogé sur les erreurs qui avaient provoqué le mouvement des Gilets jaunes, un proche conseiller d’Emmanuel Macron expliquait qu’ils avaient probablement été « trop intelligents » (p. 167). Ce mépris est selon Sandel l’une des sources de la réaction populiste qui a notamment conduit à l’élection de Donald Trump.
Sandel s’emploie finalement à formuler un idéal de rechange. Concernant l’admission dans les universités prestigieuses, il préconise qu’un seuil minimal soit défini et que les candidats atteignant ce seuil soient simplement tirés au sort. Les élites auront ainsi mieux conscience que leur place est en grande partie l’effet du hasard.
Plus fondamentalement, Sandel estime que nous devons sortir du prisme de la justice distributive et penser les conditions d’une justice contributive qui permettra à chacun de participer à la production du bien commun (p. 325-335). Cela suppose de prendre certaines distances avec l’exigence libérale de neutralité et d’instaurer un débat démocratique repensant l’articulation entre les revenus et la contribution au bien commun. La pandémie de Covid-19 a placé en pleine lumière ce qui constituait déjà une réalité : ceux dont la contribution au bien commun est essentielle – soignants, salariés de la grande distribution, livreurs, etc. – sont aussi les plus mal rémunérés, alors que la contribution sociale des magnats de la finance, auquel le marché alloue une valeur marchande exceptionnelle, est loin d’être évidente. Dans chaque société démocratique, les membres devraient donc pouvoir débattre de ce qui constitue un bien, de ce qui mérite louange, honneur et rétribution. Ils devraient également réformer les politiques fiscales en fonction de leurs conclusions.
Dans les toutes dernières pages, Sandel suggère ainsi de taxer la consommation et la finance (qui ne contribuent pas substantiellement au bien commun) plutôt que le travail, qui peut donner à chacun le sentiment d’apporter une contribution significative à la vie de la communauté et qui est en ce sens l’une des conditions essentielles de l’estime de soi). Avec La Tyrannie du mérite, Sandel, qu’on considère encore parfois en France comme un mauvais critique de Rawls, continue de dessiner les contours d’une position philosophique originale et engagée. On peut sans doute interpréter sa position comme une forme de républicanisme, qui conçoit la participation politique comme une participation à un débat sur ce qui est doté de valeur plutôt que comme une participation strictement institutionnelle. En assumant une forme de perfectionnisme, c’est-à-dire en affirmant qu’il nous revient à nous, membres des sociétés démocratiques, de discuter de ce que nous voulons collectivement considérer comme un bien à honorer, il apporte en outre une contribution significative à une question dont les partisans du libéralisme politique continuent de débattre, celle des limites de l’exigence de neutralité qui pose que l’État doit exclusivement se préoccuper de ce qui est juste et s’abstenir de se prononcer sur ce qui est bien.
par , le 13 octobre 2021
Ophélie Desmons, « L’arbitraire des chances », La Vie des idées , 13 octobre 2021. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Michael-Sandel-La-tyrannie-du-merite
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