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Piero, perspective et théologie

À propos de : Franck Mercier, Piero della Francesca. Une conversion du regard, EHESS


par Thomas Golsenne , le 2 juillet 2021


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Voir la peinture de Piero della Francesca comme une méditation théologique en acte, fondée sur la perspective et la science de la mesure, nourrie d’Augustin et de Nicolas de Cues : l’interprétation hardie de Franck Mercier pose des questions fondamentales de méthode.

Daniel Arasse m’a dit un jour qu’il n’avait jamais écrit sur la Flagellation du Christ de Piero della Francesca parce que c’était un tableau « trop dur » à interpréter. Il faut du courage en effet pour proposer une nouvelle interprétation de l’œuvre de ce célèbre peintre du XVe siècle italien, tant elle a fait couler d’encre la monographie de Roberto Longhi en 1927. L’historien Frank Mercier en montre d’autant plus que son livre, Piero della Francesca. Une conversion du regard, s’attaque ici à un domaine dont il n’est pas spécialiste, la peinture. Si le livre manifeste une recherche menée avec tout le sérieux qui convient, il se caractérise surtout par une imagination interprétative assez rare chez les historiennes et historiens de l’art.

Piero della Francesca, La Flagellation du Christ, entre 1450 et 1470 environ, Urbino, Galleria Nazionale delle Marche

Rendre visible l’invisible

Mercier reprend, de manière virtuose, une idée déjà formulée par Daniel Arasse et d’autres historiens de l’art, en la poussant à ses ultimes limites (Arasse 1995). Piero della Francesca, l’expert de la perspective, l’ami des humanistes, le prophète de la peinture moderne, est d’abord un peintre profondément ancré dans la culture dévotionnelle du Moyen Âge finissant. Il utilise le nouvel outil de la perspective non pas simplement pour créer l’illusion de la tridimensionnalité, et encore moins parce qu’il inaugure une vision sécularisée du monde, mais pour montrer l’invisible divin, qui se cache dans le visible, dans l’image. La Flagellation, le Baptême, la Vierge à l’Enfant de Senigallia, ces peintures où Jésus apparaît sous sa forme humaine, sont des méditations picturales sur le mystère de l’Incarnation, Dieu-fait-homme. La véritable finalité de ces peintures, selon Mercier, est de faire comprendre au spectateur attentif qu’au-delà des apparences se cache une vérité supérieure. L’énigme des tableaux de Piero n’est donc pas le résultat d’un déficit d’archives, mais un effet de sens voulu par le peintre : le spectateur perçoit « en énigme », comme dit l’apôtre Paul (I Cor. 13, 12), que ces peintures recèlent une vérité qui dépasse la simple identification iconographique et qui ne relève pas de la seule gratuité artistique.

Piero della Francesca, Madonna di Senigallia (Vierge à l’Enfant entre deux anges), entre 1470 et 1480 environ, Urbino, Galleria Nazionale delle Marche

Les tableaux de Piero invitent le spectateur à en déchiffrer le code caché, non pas pour le seul plaisir intellectuel, mais par nécessité existentielle : découvrir la vérité de ces tableaux, c’est, dans l’esprit de Piero della Francesca, convertir son regard, se convertir par la vision. Or, l’opérateur essentiel de cette conversion, c’est la perspective, ou science de la commensuratio, comme l’écrit le peintre dans le traité qu’il y a consacré, le De prospectiva pingendi. Cette façon de régler les rapports de mesure, les proportions, présentée dans le traité comme une manière de reconstituer fidèlement un objet tridimensionnel sur une surface selon un certain point de vue, se transforme dans les peintures, selon Mercier, en une géométrie secrète qu’il dévoile par étapes dans l’analyse de chaque tableau. Piero se livre ainsi à une « mystique de la mesure », selon l’expression de Kenneth Clark (commenté par Mercier p. 298 sq.), que l’historien relie aux écrits d’un des contemporains du peintre, le cardinal et théologien allemand Nicolas de Cues. Combinant le langage des mathématiques contemporaines et la théologie, le Cusain, qui a écrit notamment un traité sur la quadrature du cercle, compare Dieu à une sphère dont la circonférence est partout et le centre nulle part, et explique qu’Il a fait don à l’homme de l’esprit, mens, pour lui donner à mesurer (mensurare) l’écart entre ce dernier et son créateur… Mais tandis que Nicolas de Cues, adepte de la théologie négative, insiste sur l’incommensurabilité du rapport de Dieu à l’être humain, Piero della Francesca utilise la commensuratio pour les rapprocher et figurer l’Incarnation. La peinture offre ainsi un accès au divin par la voie d’une « opération rationnelle, à la fois théorique et pratique, qui s’enracine dans une vision sensible corrigée par les soins de la perspective » (p. 331).

Piero della Francesca, Saint Jérôme et un donateur, v. 1450, Venise, Gallerie dell’Accademia

Paradoxalement, Piero della Francesca se montrerait plus proche de la théologie d’Augustin d’Hippone, dont la réflexion sur le temps dans les Confessions traverserait les œuvres. Le Père de l’Église d’Occident articule le temps et la foi : l’être humain ne peut concevoir le temps que comme durée et se montre incapable de penser le temps divin – l’éternité. Cette disjonction intérieure (distentio animi) est une manifestation de la faiblesse humaine, et l’être humain ne peut espérer la résoudre que dans l’attente (expectatio) d’une résolution future où il sera réuni à Dieu. La construction de la Flagellation s’explique ainsi par cette tension augustinienne : la perspective construit une échelle temporelle dont le moment initial correspond à l’emplacement du Christ et le moment actuel à celui du personnage chauve de profil au premier plan. Celui-ci représente le présent ; l’homme barbu, qui lui fait face, et articule les deux espaces du tableau, le passé ; enfin le jeune homme en rouge, entre les deux, le futur (tournant le dos au passé du temps christique). Le trio du premier plan rendrait ainsi visible la distentio animi, tandis que l’homme au turban, vu de dos, dans le prétoire de Pilate, serait une figure de l’homme converti, à deux pas de comprendre que la porte du paradis (la porte fermée derrière la colonne de Jésus) n’est accessible qu’en passant par le Christ. La géométrie cachée du tableau sert à mettre en relation le regard de l’homme chauve et celui de l’homme au turban, accessoire qui ne symbolise pas, pour Mercier et contre toute attente, le Turc infidèle, mais « l’œil mystique » de celui qui voit la vérité incarnée (p. 117). Poussant l’interprétation encore plus loin, Mercier suppose que ce tableau de dévotion si personnel implique le peintre lui-même figuré sous les traits de l’homme chauve. On comprend dès lors le choix des autres tableaux analysés par l’historien : ils se rapportent tous à la personne de Piero della Francesca, soit parce que le même portrait y figure (Saint Jérôme et un donateur), soit parce que l’absence de commanditaire connu et le caractère dévotionnel de ces tableaux permet d’y voir la poursuite, tout au long de sa carrière, d’une méditation théologique en acte (du Baptême du Christ à la Madone de Senigallia).

Le problème de la géométrie cachée

Benozzo Gozzoli, Le Cortège des Mages (détail de l’autoportrait), 1459, Florence, Palais Medici-Riccardi

L’hypothèse est forte et la démonstration méticuleuse. En l’absence de toute archive concernant la Flagellation, elle reste dans un état quantique, vraie et fausse à la fois. Cependant on perçoit dans le livre autre chose qu’une volonté de savoir : la jubilation, presque l’hubris herméneutique qui pousse Mercier toujours plus loin au fil de ses analyses de détails, de ses schémas géométriques. Trop loin sans doute. Contrairement à ce que dit l’auteur, les autoportraits attestés au XVe siècle sont rarement des profils : Ghiberti, Gozzoli, Pinturicchio, Signorelli se représentent de trois-quarts ; de plus, leur identification est facilitée par des détails. Dans Le cortège des rois Mages, réalisé au palais Médicis en 1459, Gozzoli insère son autoportrait clairement : il regarde le spectateur et son nom figure sur sa toque. Ou c’est une mise en scène particulière (celui de Pinturicchio est encadré comme un tableau sur le mur de l’Annonciation de Spello). La recherche des portraits, des autoportraits, est une tentation bien connue de l’histoire de l’art de la Renaissance depuis le XIXe siècle.

La géométrie cachée en est une autre – il suffit de jeter un œil sur les sites amateurs consacrés à la peinture ancienne. L’expérience montre que si l’on veut trouver des rapports mathématiques dans un tableau, on les trouve. S’il est évident que Piero a pris soin de construire sa perspective pour jouer sur la profondeur fictive et la surface réelle en même temps, c’est à travers des lignes visibles dans les tableaux – bords de la peinture, lignes de fuite, pavements et plafonds. Tracer des lignes invisibles pour retrouver le nombre d’or, comme le fait Mercier, s’apparente à une quête alchimique dans laquelle beaucoup d’amateurs de Piero della Francesca se perdent. Tout fait sens, quitte à forcer l’image, comme le montre un exemple extrême. Dans la Flagellation, le pavement servirait à mesurer le temps depuis la mort de Jésus jusqu’à la date d’exécution du tableau : Mercier postule d’abord que chaque pavé rouge compte pour 50 ans dans l’axe de la profondeur, puis additionne le nombre de pavés depuis le niveau des pieds du Christ jusqu’au rebord inférieur, ce qui mène à un résultat de 1350. Ce à quoi il ajoute une ligne de pavés (coupée par le rebord inférieur), car chaque ensemble de pavés rouges forme un carré de 8 pavés sur 8 ; or on n’en voit que 7 dans le carré le plus bas. Cela lui permet de rajouter 50 ans de plus (1400). Puis, postulant qu’un carré peut aussi mesurer du temps sur une autre échelle, il ajoute 8 x 8 = 64 ans. Soit un total de 1464, la date possible d’exécution du tableau. Mais si l’on s’en tient aux pavés seulement visibles, on obtient 1414, ce qui ne correspond à rien, et encore faut-il admettre qu’un pavé mesure tantôt 50 ans, tantôt une année. Aussi a-t-on souvent l’impression que l’auteur tombe dans l’excès qu’il dénonce : « Certaines de ces recherches [sur les structures mathématiques des tableaux] ont poussé le jeu des correspondances très loin, au risque, inhérent à ce type d’exercice, d’excéder de beaucoup les intentions de l’artiste et plus généralement celles d’une culture bien différente de la nôtre. » (p. 233-34)

Piero della Francesca, Annonciation, cimaise du Polyptyque de Sant’Antonio, entre 1460 et 1470, Pérouse, Galleria nazionale dell’Umbria

Au-delà de ces erreurs anecdotiques, c’est sans doute le désir de trouver la « clé de l’énigme » des tableaux de Piero dans ce qu’ils ne montrent pas qui pose problème. Là encore, Mercier en est conscient et affirme tenir à l’idée « que la vérité du tableau, si elle existe, ne peut et ne doit être recherchée qu’à l’intérieur de celui-ci » (217), et beaucoup de ses analyses sont pertinentes, comme quand il observe l’effet de planéité du pan de lumière qui se détache derrière la Vierge dans la Madone de Senigallia. Mais il fait le contraire en puisant dans des textes, notamment en exploitant dans le traité de Piero le concept de « commensuratio » pour justifier ses calculs sophistiqués. Or, contrairement à ce que l’historien en dit, la commensuratio ne sert pas à manifester la possibilité de construire une échelle géométrique vers le paradis. Le traité de Piero, De prospectiva pingendi, n’est pas un manuel de peinture dévotionnelle et ne s’occupe aucunement de mystique de la mesure ; le nombre d’or n’y est pas mentionné une seule fois. Le Piero écrivain et le Piero peintre n’ont pas affaire aux mêmes problèmes et n’ont pas les mêmes objectifs. L’utilisation de la perspective par le peintre ne suit pas des règles fixées par l’écrit, mais s’adapte aux besoins : Piero peut utiliser plusieurs points de fuite, voire ne pas utiliser du tout la perspective. S’il l’emploie pour manifester la présence de l’invisible divin dans le visible, c’est par l’écart, l’anomalie, et non pas la géométrie cachée.

Piero della Francesca, Madonna del Parto (La Vierge entre deux anges), autour de 1460, Monterchi, Musei civici

Révélateur à ce titre est le choix de Mercier de ne pas incorporer à son étude trois peintures de Piero au sujet desquelles des analyses ont déjà montré l’étrangeté et le sens théologique de la perspective : l’Annonciation de Pérouse, la Madone de Monterchi et le Retable de Brera. Dans la première, une colonne se cache entre l’ange et Marie ; dans la seconde, la Vierge se trouve dans et devant la tente ; dans le troisième, l’œuf suspendu est au-dessus et derrière la tête de Marie. Ces ambiguïtés spatiales se cristallisent sur des objets dont le rapport à l’Incarnation est attesté à l’époque (Arasse 1999 : 41-49 ; Meiss 1976, p. 105-106 ; Martone 1985, p. 177). Piero utilise la perspective pour manifester le mystère de l’Incarnation, c’est-à-dire la rencontre de l’incommensurable et de la mesure, pour paraphraser Bernardin de Sienne, le prédicateur préféré de Daniel Arasse : une référence citée également par Mercier, mais dont il tire des conséquences très différentes. C’est que l’effet paradoxal de leur perspective ne repose sur aucune géométrie cachée. L’historien ignore tout autant l’anomalie perspective de la Flagellation, pourtant bien visible, dont certains éléments de la partie droite sont proprement insituables dans la profondeur, incommensurables ; mais cela ne s’intègre pas à son idée d’une échelle du temps mesurée par le pavement de cette partie. Rechercher les détails signifiants d’une peinture oblige toujours à faire un tri et à tenir pour négligeable ceux qui ne cadrent pas avec l’interprétation proposée. Dès lors, on peut se demander si Mercier n’a pas poussé trop loin l’hypothèse autobiographique des tableaux qu’il a sélectionnés, puisque cela l’amène à négliger des œuvres dont l’étude aurait pu confirmer l’usage théologique de la perspective chez l’auteur de la Flagellation.

Piero della Francesca, Sainte conversation avec Federico da Montefeltro, après 1470, Milan, Pinacoteca di Brera

Mercier confère à la peinture de Piero della Francesca une vertu performative, au sens où sa réalisation (et son interprétation) transformerait le sujet qui la produit et le rapprocherait de Dieu. Il fait du peintre un théologien humaniste, confiant dans la capacité de l’esprit humain à s’étendre jusqu’aux vérités divines. Je dirais plutôt que Piero utilise la théologie de l’Incarnation comme une théorie de la peinture, alternative à la théorie humaniste d’Alberti, et plus conforme à sa pratique de peintre qui veut faire du mystère une structure, et non un simple code à décrypter. Mais cette nuance d’appréciation ne doit pas occulter les qualités de l’interprétation par Mercier de la peinture de Piero della Francesca, car elle a deux grands mérites : elle respecte l’étrangeté fondamentale de cette peinture, sans jamais chercher à la normaliser, mais au contraire en lui rendant justice avec beaucoup d’inventivité ; et elle donne de Piero della Francesca l’image complexe d’un savant à la fois en mathématiques, en théologie et en peinture. L’essai de Franck Mercier nous invite à remettre en question l’idée ancienne, dépassée, mais toujours répandue, selon laquelle l’histoire de l’art du Quattrocento devrait se penser à l’aune du passage d’un Moyen Âge religieux à une modernité sécularisée.

Franck Mercier, Piero della Francesca. Une conversion du regard, Paris, Éditions EHESS, collection « Représentations », 2021, 358 p., 28 €.

par Thomas Golsenne, le 2 juillet 2021

Aller plus loin

• Daniel Arasse, « “Oltre le scienze dette di sopra” : Piero della Francesca et la vision de l’histoire », in Mary Aronberg Lavin (dir.), Piero della Francesca and His Legacy, Washington DC, National Gallery of Art, 1995, p. 105-113.
• Daniel Arasse, L’Annonciation italienne. Une histoire de perspective, Paris, Hazan, 1999.
• Thomas Martone, « Piero della Francesca e la prospettiva dell’intelletto », in Omar Calabrese (dir.), Piero teorico dell’arte, Rome, Gangemi, 1985, p. 173-86.
• Millard Meiss, « Ovum Struthionis : Symbol and Allusion in Piero della Francesca’s Montefeltro Alterpiece » (1954), in Id., The Painter’s Choice, New York, Harper & Row, 1976, p. 105-129.

Pour citer cet article :

Thomas Golsenne, « Piero, perspective et théologie », La Vie des idées , 2 juillet 2021. ISSN : 2105-3030. URL : https://booksandideas.net/Mercier-Piero-della-Francesca

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